

Les Raging Grannies : Liberté 65
Pour manifester dans la rue, il faut avoir du temps devant soi. C’est le cas de deux groupes: les jeunes, qui ne sont pas encore arrivés sur le marché du travail, et les retraités, qui en sont sortis. Membres du second groupe, les Raging Grannies ont troqué le bingo pour la manif. L’âge mord…
Georges Boulanger
Je ne sais pas comment votre grand-mère occupe ses soirées, mais la mienne écoute la télévision. Particulièrement, Who Wants to Be a Millionnaire. Et elle n’est pas seule: entre 20 h et 21 h, les corridors de la Résidence Place Kensington sont vides et, à travers presque toutes les portes, on peut entendre Regis Philbin demander: "Is that your final answer?" Même le curé n’a pas la cote de popularité de Regis.
"Oh, moi aussi j’écoute beaucoup la télévision", admet Kay Foy, un peu gênée. Madame Foy est un peu plus jeune que ma grand-mère mais, à 88 ans, on peut dire qu’elle a mérité le droit d’occuper ses soirées comme elle l’entend. Sauf que quand sa gang appelle, tout le reste prend le bord "Quand tu t’engages avec les Grannies, tu vas au-devant des problèmes si tu ne te déplaces pas pour les activités." Et tant pis pour Regis.
Le soir où j’ai fait sa connaissance, par exemple, la gang de madame Foy, les Raging Grannies, participait au vernissage d’une exposition-bénéfice de Greenpeace à la galerie NDGArts de la rue Sherbrooke Ouest. Ce n’était pas une sortie mondaine: les Grannies et madame Foy se sont déplacées pour sensibiliser les gens aux dangers des OGM et dénoncer les dépenses militaires de nos gouvernements.
Comme tu as de belles pancartes, mère-grand!
Le premier groupe de Raging Grannies a été fondé à Victoria en Colombie-Britannique en 1987 par un groupe de grand-mères qui s’étaient réunies pour protester contre les armes nucléaires et particulièrement contre le passage de bateaux de guerre américains en eaux canadiennes. Depuis, plus d’une trentaine de groupes de Grannies se sont formés au Canada et aux États-Unis. Partout où l’on manifeste contre la guerre, pour la justice sociale ou pour l’environnement, qu’il s’agisse d’une petite soirée-bénéfice comme celle de l’autre soir ou des manifestations monstre de Seattle et Washington: les Grannies sont là.
Mildred Ryerson me refile un pamphlet illustré du tigre-monstre des Frosted Flakes de Kellogg’s, qui est devenu le symbole international de la lutte contre la Franken-bouffe. La façon presque secrète qu’elle a de me remettre le dépliant me rappelle ma grand-mère qui me donnait des bonbons avant le souper quand j’avais sept ans. Cette toute petite grand-mère de 87 ans me prend ensuite les deux mains dans les siennes et me demande, ou plutôt exige, que je transmette son message: "Tu dois dire au gouvernement d’arrêter de fabriquer des bombes. Personne n’a le droit de tuer un enfant. Le gouvernement n’a pas le droit de prendre notre argent pour fabriquer des bombes."
Madame Ryerson n’est pas devenue militante uniquement pour occuper sa retraite. "Je milite depuis l’âge de 12 ans! J’étais membre du Fellowship of Reconciliation, l’un des premiers groupes pacifiques pendant la Première Guerre mondiale." Ergothérapeute de carrière à une époque où les femmes étaient peu nombreuses sur le marché du travail, madame Ryerson a fondé le Craft Workshop for Women, un organisme qui vient en aide aux femmes en difficulté à travers des activités artistiques.
Le centre de la rue Duluth éprouve présentement des difficultés financières et madame Ryerson a passé la journée à chercher de nouvelles sources de financement. "J’ai travaillé toute la journée!" Elle a quand même trouvé le temps de se parer de son châle multicolore et de son immense chapeau à fleurs psychédélique pour participer à l’événement-bénéfice avec les Grannies.
Sceau d’authenticité
Le chapitre montréalais des Raging Grannies compte présentement 14 membres âgées de 50 à 88 ans. Certains chapitres canadiens ont des membres plus jeunes mais celui de Montréal est entièrement composé d’authentiques grand-mères. Les Grannies de Montréal, toutes anglophones, ont déjà tenté de mettre sur pied un groupe de Grannies francophones, mais sans succès. Lanie Melamed, 72 ans, croit que leurs soeurs francos se sont peut-être essoufflées un peu trop rapidement, faute de répertoire.
C’est que l’arme de choix des Grannies lorsqu’elles manifestent est un répertoire de chansons originales qu’elles protègent jalousement. Ce soir, pour Greenpeace, les Grannies interprètent Chemical Restaurant (A Rap), une chanson qui dénonce un phénomène social qu’elles n’auraient probablement pas pu imaginer dans leur jeunesse: les organismes génétiquement modifiés. Règle générale, seules les Grannies ont accès au songbook, mais elles me pardonneront sûrement d’en reproduire la mauvaise traduction d’un court extrait:
Ils ne veulent pas dire ce qu’ils préparent aujourd’hui
At the Chemical Restaurant
Ces connards tout-puissants jouent à Dieu
At the Chemical Restaurant
Ils brevettent des graines – You know whats next?
Si on ne les arrête pas, ils vont breveter le sexe!
Quand elles participent à une manifestation, les Grannies enfilent leurs extravagants uniformes de grand-mères décorés de macarons aux slogans plus ou moins d’actualité (Stop the War, Food Not Bombs, Touche pas à mon pote!) qui racontent les nombreuses causes défendues par ces femmes au cours de leurs longues vies, et qu’elles portent fièrement comme des médailles. "Les gens qui travaillent pour le changement social n’ont pas l’attention des médias, explique Lanie Melamed. Nous, parce qu’on est cute, on l’a."
En fait, les jeunes qui ont pris la rue cette année à Seattle, Washington et Prague ont reçu beaucoup d’attention des médias, même si les punks masqués et armés de cocktails Molotov qu’on a pu voir à la télé n’étaient pas exactement cute. Pourtant, Barbara Siefried, 70 ans, parle de ces jeunes avec l’attendrissement d’une grand-mère qui parle de ses petits-enfants qui ont bien réussi dans la vie. Madame Siefried s’est elle-même rendue à Washington avec un groupe d’étudiants de Concordia, une expérience qu’elle a trouvé "extraordinaire". La photos de ses petits-enfants accrochée à la poitrine, elle défend avec force ses jeunes d’être à l’origine de la violence qui a éclaté lors de ces manifestations. "Les kids ne sont pas à l’origine de la violence! Je suis certaine que c’est la police qui a commencé! Les jeunes devaient se défendre, c’est tout ce qu’il y a de plus normal!"
"J’apprécie de voir que les jeunes se mobilisent, qu’ils sont de plus en plus en colère", ajoute madame Melamed. "Ils sont en train d’hériter d’un monde qui fait dur."
En 72 années, madame Melamed a vu plusieurs mouvements de contestation disparaître; elle a vu entre autres les révolutionnaires des années 60 se ranger et laisser tomber leurs grands idéaux. Est-ce que ce n’est pas le même sort qui attend les jeunes qui manifestent aujourd’hui contre la globalisation et l’OMC? "Chaque époque a sa dynamique. Je ne sais pas comment comparer. Il y a de nouvelles drogues et de la nouvelle musique, mais je crois que le mouvement devient plus fort. La colère devient plus forte."
Madame Ryerson, elle, est certaine d’assister à quelque chose de plus gros que tout ce qu’elle a vu durant sa longue vie. "Je vais t’expliquer pourquoi, me dit-elle doucement. Vous avez des ordinateurs et l’Internet." À 87 ans, madame Ryerson vient de se procurer son premier PC. "Vous pouvez utiliser vos ordinateurs pour vous organiser mondialement. Nous, on devait imprimer des pamphlets et les distribuer manuellement. Vous devez utiliser donc vos ordinateurs pour sauver le monde!"