

Élections fédérales : Post mortem
Les dernières élections fédérales laissent songeur. Que faut-il penser de la victoire de Jean Chrétien? Quel est l’avenir du Bloc québécois? Pour trouver des réponses, nous avons demandé l’opinion de deux experts: JOSÉE LEGAULT et CHRISTIAN DUFOUR. Leurs avis aboutissent à la même conclusion: le système politique canadien est sclérosé.
Tommy Chouinard
Que pensez-vous de l’issue des dernières élections fédérales?
JOSÉE LEGAULT, chroniqueuse politique au quotidien The Gazette: "Je n’ai évidemment pas été surprise du résultat. L’Alliance canadienne ne levait pas de terre et n’a pas vraiment eu le temps de se préparer. Donc, la victoire de Jean Chrétien était écrite dans le ciel. Il ne s’est pas trompé en déclenchant des élections à l’automne, malgré l’avis contraire de l’establishment de son parti.
Au Québec, le Bloc a fait une très bonne campagne. Certains comtés ont été perdus à cause de différents événements. Dans la région de Québec, par exemple, les fusions municipales ont fait très mal au parti, même si cette question n’avait rien à voir avec le Bloc. Quant à la Rive-Sud, la promesse des libéraux de construire deux ponts n’a pas aidé non plus la cause du Bloc. Les luttes ont été très, très serrées. Comme le Parti libéral a profité de la générosité des coffres de l’État, il a pu promettre un certain nombre de choses contre lesquelles le Bloc ne pouvait rien faire. De plus, il est clair que les libéraux sont allés chercher les anciens partisans du Parti conservateur. Après tout, c’est difficile pour un fédéraliste de voter pour un parti souverainiste…
Malgré le scandale des Ressources humaines, la vingtaine d’enquêtes contre le gouvernement et les déboires de l’assurance-emploi, le Parti libéral a donc été reporté au pouvoir. Le problème principal demeure l’absence d’alternative à ce parti. L’opposition est divisée. Le Parti conservateur, qui a refusé de se joindre à l’Alliance pour former une alternative unie de droite, fait perdurer la situation. Ce n’est pas que je veuille une opposition très forte de droite. Mais on vit dans un pays où l’absurdité est rendue telle qu’on va se mettre à désirer une alternative de droite pour renverser les libéraux! Ça n’a plus de sens!
En fait, les libéraux ont gagné un peu par défaut, faute d’opposition réelle. D’un côté, le Parti conservateur ne va pas très bien et l’Alliance n’a pas percé en Ontario. D’un autre côté, le NPD n’a pas renouvelé son discours. Les libéraux pourraient être au pouvoir encore bien longtemps, et cela ne me surprendrait guère."
CHRISTIAN DUFOUR, politologue à l’École nationale d’administration publique et auteur du récent ouvrage Lettre aux souverainistes québécois et aux fédéralistes canadiens qui sont restés fidèles au Québec (Stanké): "Je m’attendais à ce que le Parti libéral l’emporte, en étant plus fort qu’avant, mais peut-être pas à ce point-là. Ma surprise a été de voir que, malgré une campagne impeccable, le Bloc a obtenu moins de députés. Outre la question des fusions, le recul du Bloc s’explique surtout par le faible taux de participation aux élections, qui est encore moins fort chez les souverainistes. Aussi, plusieurs Québécois ne veulent pas entendre parler d’indépendance, ce qui a nui au Bloc durant les élections, et favorisé Jean Chrétien. Le côté positif pour le Québec est quand même que l’Alliance n’ait pas percé en Ontario, sinon le Québec s’en serait trouvé fortement marginalisé.
Cependant, c’est une victoire déprimante des libéraux. Car ce gouvernement aurait dû avoir un avertissement, un bémol dans les votes qui l’aurait amené à penser qu’il ne peut pas faire tout ce qu’il veut. Mais non, il n’y a aucun signal pour changer sa façon de gouverner. Jean Chrétien peut se dire qu’il a eu raison de faire ce qu’il a fait, notamment au sujet de la clarté référendaire, de l’union sociale, de la santé, etc. Même certains libéraux et le Canada anglais ont trouvé les élections plates, parce que Chrétien gagnait de façon exagérée et qu’il ne méritait pas vraiment une telle victoire!
Le résultat des élections a été un fantastique révélateur de l’état du système politique canadien. Je m’explique. Chrétien a triomphé, alors qu’il n’y avait aucun enthousiasme particulier pour les libéraux et que, durant la campagne, il s’est montré vieilli et arrogant. Pourtant, il a été réélu plus fort qu’avant! Ceci illustre une réalité troublante: le blocage du système politique canadien. Chrétien a été reconduit moins à cause de sa valeur intrinsèque que parce que l’opposition n’est pas fonctionnelle. Cantonnée dans l’Ouest, l’Alliance a montré son incapacité de monter en Ontario; le Bloc québécois reste prisonnier de sa dynamique souverainiste; le NPD a un discours peu adapté à la réalité; et le Parti conservateur perd sans cesse des plumes. Donc, il ne reste plus que les libéraux."
Quel est l’avenir du Bloc québécois?
JOSÉE LEGAULT: "J’ai lu dans le National Post que Jojo Savard prédisait que le Bloc disparaîtrait d’ici trois ou quatre ans! Je n’y crois pas, évidemment, car le Bloc a fait un excellent boulot lors des dernières élections.
La raison d’être du Bloc existe toujours. Il défend les intérêts du Québec aux Communes. C’est très important qu’un parti ait ce mandat, puisqu’avant, les souverainistes n’étaient pas représentés. Par ailleurs, je ne crois pas à la théorie de la police d’assurance, qui veut que, tant que le Bloc sera à Ottawa, les gens ne seront pas pressés de se séparer. C’est absurde.
Ceci dit, il reste une vérité cruelle: pour la souveraineté, le Parti québécois demeure la locomotive. Le Bloc, lui, est le wagon derrière. Si la locomotive ne bouge pas au sujet de la question nationale, le Bloc ne peut rien faire. Et c’est ça qui rend la tâche difficile au Bloc. Tout dépend des décisions du PQ! Le wagon du Bloc est pourtant bon: le parti inclut les jeunes, ce que le PQ ne fait pas ou si peu, et il constitue le think tank du mouvement souverainiste.
De plus, le Bloc éprouve un problème avec le bas taux de participation aux élections. Des Québécois ont de la difficulté à identifier à quoi sert au juste le Bloc, car personne ne sait où s’en va la question nationale. C’est la faute de la locomotive du PQ qui ne bouge pas et qui mine du même coup les efforts du Bloc. D’ailleurs, selon moi, ce n’est pas le Bloc qui doit réfléchir sur les résultats de lundi, car il est allé chercher 2 % de plus dans le vote populaire. Le post mortem doit plutôt se faire au PQ, à cause de son trop long silence sur l’indépendance. Si ça continue, le Bloc va continuer de dépendre, à tort, du PQ."
CHRISTIAN DUFOUR: "Le fait que le taux de participation ait été bas chez les souverainistes met le Bloc face à son avenir, c’est vrai. Mais il ne disparaîtra pas, car beaucoup de Québécois votent encore en sa faveur. Mais il y a quand même un problème avec la ferveur souverainiste. Comme le Bloc n’est pas au pouvoir au même titre que le PQ l’est à Québec, il souffre d’autant plus de l’immobilisme de la question nationale, puisque son objectif demeure la souveraineté. Le Bloc est quand même justifié pour défendre les intérêts du Québec et rappeler les champs de compétence des provinces, sur lesquels empiète parfois le gouvernement fédéral.
Mais le Bloc fait aussi face à deux impuissances: l’incapacité de prendre le pouvoir et l’incapacité de faire avancer pleinement la souveraineté. Le temps joue contre le Bloc. Comme il défend une souveraineté qui n’arrive pas, on peut douter de sa pertinence, selon certains. Les prochaines années vont être cruciales. Si le Bloc ne parvient pas à faire bouger la question nationale, il risque de le payer encore plus cher aux prochaines élections."
Qu’adviendra-t-il des relations Québec-Ottawa?
JOSÉE LEGAULT: "Lors de sa victoire aux élections, Chrétien a affirmé que si les gens avaient voté pour lui, c’est qu’ils étaient d’accord avec la loi sur la clarté référendaire. C’est faux! D’autant plus que la question nationale a été à peine effleurée durant la campagne.
Actuellement, c’est Ottawa qui occupe tout le terrain au sujet de la question nationale, notamment avec la loi sur la clarté, l’avis de la Cour suprême et le plan B. Toutefois, à Québec, rien ne se passe au sujet de la question nationale. Le PQ est immobile et laisse toute la place à Chrétien. C’est ce dernier qui dicte le rythme sur cette question. Si le PQ continue de ne rien faire sur la question nationale, c’est lui qui va souffrir aux prochaines élections."
CHRISTIAN DUFOUR: "Jean Chrétien a maintenant le gros bout du bâton pour dicter les relations Québec-Ottawa. Certes, les provinces peuvent s’y opposer. Mais Chrétien peut encore proposer pratiquement seul des projets comme l’union sociale, même si le Québec n’est pas d’accord.
Personne ne sait toutefois réellement s’il empiétera davantage sur les juridictions du Québec ou s’il sera plus respectueux avec la fin de sa carrière. Qui sait? Seul l’avenir peut nous le dire."