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Adolescence et toxicomanie (1) : La coupe est pleine
Le nombre de jeunes qui souffrent de toxicomanie grimpe en flèche. Les maisons de désintoxication de la province accueillent même des jeunes de 11 ans! Malheureusement, le réseau d’aide manque cruellement de ressources. Entre deux joints, pourrait-on faire quelque chose?
Geneviève Angers
Photo : Lino
D’après un rapport publié par la Régie régionale de la santé et des services sociaux (La toxicomanie à Montréal-Centre; Faits et méfaits 1999), 65 % des jeunes du secondaire fréquentant les écoles de la CSDM auraient déjà consommé de l’alcool, 24 % auraient consommé du cannabis, 12 % des drogues chimiques et 6 % de la cocaïne. Au sein des écoles secondaires privées, les chiffres – provenant d’une autre étude et fournis "à titre indicatif seulement" précise le rapport – varient sensiblement. Réalisée en 1997 et basée sur un échantillon d’écoles privées sur le territoire de la CUM, cette étude démontre que 88 % des étudiants avaient déjà consommé de l’alcool, 43 % du cannabis, et 2 % de la cocaïne.
Cet état de fait ne susciterait pas tant d’émoi si lesdits consommateurs en étaient, pour la majorité, à la fin de leurs études secondaires. Mais c’est loin d’être le cas. Pour les écoles secondaires privées, les données indiquent qu’au secondaire I, 73 % des élèves avaient déjà essayé l’alcool, 13 % le cannabis, et 2 % le LSD. Pour les élèves de secondaire V, les chiffres atteignaient 98 % pour l’alcool, 64 % pour le cannabis et 27 % pour le LSD! Saisissons bien que ces chiffres se rattachent à des jeunes fréquentant l’école, et non pas à des jeunes de la rue, pour lesquels les données atteignent de tout autres proportions.
Les intervenants contactés, qu’ils soient reliés à des centres de thérapies avec ou sans hébergement, qu’ils oeuvrent au coeur d’organismes privés ou d’institutions publiques, sont d’accord sur ce point: les jeunes consomment beaucoup plus tôt, et de façon plus intense.
Monique Cantin, coordonnatrice du service Drogue: aide et référence, souligne l’émergence constante de nouvelles drogues, la popularité croissante de l’héroïne et une fulgurante augmentation de consommateurs de cocaïne par injection. Cela dit, s’il existe des cas de dépendance réelle à l’héroïne ou à la cocaïne parmi les jeunes, les adolescents s’intéressent davantage à l’alcool, au cannabis (dont le taux de THC est plus élevé que jamais) et aux drogues chimiques (PCP, Ecstasy, Nexus, Spécial K). Typiquement reliées aux raves, celles-ci gagnent constamment en popularité. Le phénomène relativement récent de polytoxicomanie chez les jeunes est également soulevé de façon unanime.
La criminologue Geneviève Lefebvre, coordonnatrice du programme jeunesse au Pavillon Foster (qui offre des thérapies externes), soutient que ce centre de réadaptation accueille maintenant des jeunes de 11 ans en thérapie! Au fil des années, l’écart entre les garçons et les filles s’est estompé, et ces dernières ont rejoint les garçons quant à leur degré de consommation. En outre, les adolescents se tournent vers les médicaments, multipliant les expériences au gré des substances disponibles. Dans certaines cours d’école, on peut se procurer du Ritalin sous le manteau, affirme madame Lefebvre.
Les Spice Boys
Chose certaine, le réseau de vente s’est raffiné depuis quatre ou cinq ans, et la drogue est de plus en plus facile à acheter, même pour des préadolescents fréquentant l’école primaire. La stratégie des fournisseurs est basée sur l’utilisation d’intermédiaires très jeunes; un enfant de 11 ans sera plus enclin à acheter de la drogue d’un vendeur de 13 ou 14 ans, habillé selon les derniers critères en vogue, que d’un adulte qui lui inspire dès le départ une certaine méfiance. Pour à peine le coût d’un lunch (cinq dollars), on peut se procurer, par exemple, un buvard de LSD (qui est souvent, en fait, du PCP), un cap de Valium (dix milligrammes) ou un demi-gramme de champignons magiques. Pour trois ou quatre fois ce montant, on peut se procurer 1 gramme de PCP, 1,5 gramme de marijuana, une roche de crack, deux pilules de Nexus, ou un demi-point d’héroïne brune.
Robert Paré, coordonnateur des équipes d’intervenants au sein de l’organisme PACT de rue, remarque par ailleurs une intensification de la consommation d’alcool en milieux écoliers, et ce, durant les heures de cours. "Et l’alcool génère beaucoup plus de violence que le cannabis", dit-il.
Au cours des dernières années, l’âge moyen des adultes alcooliques a chuté, passant de 40 ans environ à la mi-vingtaine. Dans différents centres admettant des jeunes en thérapies internes (Centres Le Portage, Dollard-Cormier et Jean-Lapointe), on constate que les habitudes de consommation ont en effet bien changé. Au-delà du fréquent problème de polytoxicomanie (10 des 11 ados séjournant au Centre Jean-Lapointe de Montréal en souffraient), ces jeunes, âgés de 14 à 17 ans, ont affirmé qu’ils avaient en moyenne 11 ans lorsqu’ils ont commencé à consommer.
Selon Luc Gervais, directeur général des Centres Jean-Lapointe pour adolescent(e)s, on ne peut dissocier le phénomène de consommation précoce de l’émergence d’une génération de parents qui banalisent "l’alcool et le petit joint". Ces adultes, qu’ils en soient consommateurs réguliers ou occasionnels, ne s’inquiètent désormais que si leur enfant se tourne vers les drogues dures. Sinon, ils haussent les épaules, en disant qu’ils sont passés par là, eux aussi, et qu’un petit joint n’a jamais fait de mal à personne… "Mais plusieurs oublient qu’ils n’ont pas commencé leurs expériences autour de l’âge de 10 ans, comme la plupart des jeunes toxicomanes d’aujourd’hui." Le Comité permanent de lutte à la toxicomanie (CPLT) déplore tout autant la négligence parentale.
Si, au cours de la dernière décennie, les statistiques n’indiquent pas encore une hausse du nombre de jeunes aux prises avec une dépendance aux psychotropes, différentes recherches prouvent que les enfants et adolescents expérimentent les drogues davantage, sans nécessairement développer un problème de toxicomanie. "Mais ce n’est qu’une question de temps avant que l’on ne constate une multiplication de jeunes toxicomanes, en raison surtout de ces nouvelles habitudes de consommation précoce, estime la criminologue Geneviève Lefebvre. On m’accusera d’être alarmiste, mais j’en appréhende sérieusement les conséquences pour la société: on ne se développe pas de la même façon lorsqu’on est gelé dès l’âge de 10 ans." Plusieurs intervenants signalent une recrudescence de violence extrême et de troubles de comportement chez les adolescents entreprenant une thérapie. À preuve, l’exemple d’une jeune fille qui, pour une histoire de tromperie, s’apprêtait à "allumer" son copain après l’avoir aspergé d’essence.
À bout de ressources?
La plupart des cas d’adolescents admis dans un programme interne (c’est-à-dire: avec hébergement) manifestent une consommation persistante ou un abus important de psychotropes. Ils sont en voie de dégradation grave; une cure s’impose.
Mais qu’en est-il des ressources offertes?
En octobre dernier, des années après l’ouverture des centres de Montréal et de Québec, un troisième Centre Jean-Lapointe ouvrait ses portes à Saint-Célestin, afin de desservir le territoire Mauricie/Centre-du-Québec. Du côté du Portage, outre les établissements du Lac-Écho, de Montréal, de Québec et de Saint-Damien, un nouveau centre verra le jour dans le West-Island, vers janvier 2001.
Ces centres privés (gratuits pour les adolescents) sont subventionnés par leurs fondations respectives, et par le ministère de la Santé et des Services sociaux. Ils offrent des programmes de thérapies internes (sauf les Centres Le Portage de Montréal et de Québec), des services externes, un volet scolaire ainsi qu’un suivi post-cure.
Le Centre Dollard-Cormier, la principale institution publique de la région de Montréal, ne compte que neuf lits mais offre plusieurs services externes.
Aux Centres Jean-Lapointe de Montréal et de Québec, si les cas sont évalués dans des délais très rapides, il y a néanmoins une liste d’attente d’environ sept mois avant d’être admis à l’interne. Et la toute récente ouverture du troisième établissement n’améliorera pas nécessairement ce délai puisqu’il dessert une tout autre région.
Quant aux Centres Le Portage, où se retrouvent habituellement les cas les plus lourds, il n’y a pas de liste d’attente. Pour la plupart des patients, une période d’attente serait du reste impraticable, vu l’urgence de la situation.
Pas d’attente non plus au Centre Dollard-Cormier, du moins pour les services externes. Mais ça ne veut pas dire que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Selon Pierre Desrosiers, coordonnateur du programme jeunesse de ce service public, les besoins sont criants. "On ne fait pas assez de prévention dans les écoles et dans les autres lieux fréquentés par les adolescents, lance-t-il. Il y a beaucoup de jeunes toxicomanes dans les rues. Il suffirait que j’envoie deux de mes intervenants faire le tour de quelques pâtés de maisons ou dans des écoles pour que je me retrouve soudainement avec une liste d’attente!"
Robert Paré, de PACT de rue, déplore le manque de ressources au Québec sur le plan du soutien post-cure. C’est bien beau, traiter les jeunes, mais il faut aussi assurer un certain suivi! "Le modèle européen donne de véritables résultats. La réintégration sociale y est beaucoup plus efficace et les ex-toxicomanes ont accès à une assistance nettement supérieure dans leur recherche d’emploi et de logement. Au Québec, on ne fait que le strict minimum; plusieurs organismes manquent d’encadrement et gagneraient à compter davantage de diplômés."
Le fameux 0,8
Dans son document Le point sur la situation de la toxicomanie au Québec 1995-1999, le CPLT souligne l’importance de la prévention et, surtout, de l’intervention précoce. Avant d’atteindre le stade de toxicomanie, les excès de drogues ou d’alcool chez les jeunes non dépendants sont reconnus comme un élément souvent présent lors du passage à l’acte suicidaire. Or, au cours des années 80, le nombre d’enfants âgés de 10 à 14 ans qui se suicident chaque année dans la province a triplé! La surconsommation peut mener à une psychose toxique, fréquemment reliée à la manifestation de violence envers soi-même, ou envers autrui.
Luc Gervais questionne l’efficacité de certaines campagnes auprès des adolescents. "À force d’entendre que l’alcool au volant, c’est criminel, le jeune en âge de conduire façonne ses habitudes de consommation en conséquence…" Une bière, quelques joints et de l’Ecstasy: voilà un cocktail efficace, qui ne vous fera même pas dépasser le fameux 0,8. Il est impératif de mettre en place un système abordable et accessible afin que le corps policier parvienne à démontrer officiellement l’état d’intoxication des conducteurs dont les facultés sont de toute évidence très affaiblies.
Dans les programmes d’intervention offerts aux adolescents, certains préceptes se recoupent, mais les styles de thérapie varient énormément. Outre la durée des programmes et les règles à suivre, chaque établissement se définit par ses philosophies et ses approches (biopsychosociale, motivationnelle, communauté thérapeutique, etc.). D’où l’importance de bien orienter l’adolescent vers le mode de traitement qui lui convient.
Avant, chaque centre de désintox faisait sa petite affaire dans son coin, convaincu d’offrir la meilleure thérapie. Heureusement, aujourd’hui, les murs sont tombés, et l’on constate une meilleure communication entre les centres, qui se réfèrent même des jeunes.
Mais ce n’est qu’un premier pas. Comme on dit, il y a loin de la coupe aux lèvres…
Drogue: aide et référence
527-2626