Adolescence et toxicomanie (2) : Jeune vie interrompue
Société

Adolescence et toxicomanie (2) : Jeune vie interrompue

Petite visite au Centre Jean-Lapointe de Montréal, où une douzaine de jeunes tentent courageusement de remonter à la  surface.

Montréal, quartier Ahuntsic. Anxieuse, j’arrive au Centre Jean-Lapointe pour adolescent(e)s. L’organisme privé, sans but lucratif, offre gratuitement des services thérapeutiques aux mineurs ayant développé une dépendance aux drogues et/ou à l’alcool. L’édifice rappelle l’architecture de certaines polyvalentes: une masse de béton sans aucune poésie. C’est dans une petite aile à l’extrémité du bâtiment que nichent les locaux du Centre Jean-Lapointe de Montréal. Bon gré, mal gré, je file à la rencontre de la douzaine de jeunes qui y sont hébergés le temps d’une thérapie interne de huit semaines.

Le directeur de la branche montréalaise, André Guillemette, m’accueille chaleureusement. "Ils seront onze, précise-t-il. L’une des participantes est en période de réflexion, elle a quitté le centre." En visitant les locaux, on est frappé par le caractère aseptisé des lieux. Tout semble neuf, frais peint; d’une propreté chirurgicale. Toues les chambres sont identiques, à peine personnalisées par une photo ou un objet sur une tablette à la tête du lit. Outre les zones communes, l’univers physique de chaque pensionnaire se résume à sa chambre: un lit simple, un bureau pour les travaux écrits, et une commode pour le rangement. Dans la section des filles, un ourson de peluche trône sur un lit.

Chaque vendredi soir, la bande de douze quitte la rue Louvain pour se rendre à une rencontre des Alcooliques Anonymes. Sinon, durant ce séjour thérapeutique de deux mois, les jeunes n’ont que très peu de contacts avec l’extérieur. Ils côtoient surtout le personnel du centre: intervenants, professeurs, psychologues, etc. – 11 employés à temps plein, trois à temps partiel – sans compter les quelques stagiaires, bénévoles et le personnel assigné aux tâches domestiques. Bien encadrés, dites-vous?

C’est dans un état de grande détresse psychologique que les jeunes aboutissent au centre, avec le sentiment de se trouver dans une impasse. Patrice, un jeune homme de "presque 16 ans", avec des airs de fils de bonne famille, raconte: "C’est dur de pogner le rythme au début. On a tellement d’habitudes à changer…" Le silence se fait lourd dans la salle aux murs placardés de slogans positifs. Samuel, 15 ans, un "p’tit bum de Victo", prend enfin la parole: "Le quotidien, ici, me repose la tête. Pas d’inquiétudes, à part celle de me guérir. Je peux penser à moi. J’aime comment tout est propre, et on dort tellement mieux."

Le groupe s’anime. La glace est cassée, et s’envole ma crainte de me retrouver devant 11 bouches scellées. La rencontre durera près de deux heures. Isabelle, jolie malgré sa mine boudeuse, nous confie: "J’en suis à ma sixième semaine ici, et je trouve ça toujours aussi difficile. Je vis au jour le jour; et ça fait du bien de manger trois repas quotidiens." Ce n’était pas le cas avant? "Mais non…", souffle la jeune fille de 15 ans, sans en dévoiler davantage.

La douceur avant tout
La moitié d’entre eux n’habitent plus chez leurs parents, mais dans un centre d’accueil. Une expérience qui a laissé un goût amer à plus d’un… Isabelle s’est mise à consommer des drogues douces (cannabis, médicaments) à l’âge de 10 ans, pendant 18 mois. Avant d’atteindre son douzième anniversaire, elle buvait, en plus de consommer régulièrement des drogues dures. Maintenant, elle tente de s’extirper de cette vie malsaine. À peu de différences près, tous ont suivi ce même parcours: consommation de drogues douces pendant une courte période, et puis l’alcool et les drogues dures ont pris le dessus. Ainsi, 10 des 11 pensionnaires présentent un problème de polytoxicomanie: leur dépendance est liée à plus d’une substance psychotrope. Ce phénomène, de plus en plus répandu, n’est pas sans compliquer les thérapies. D’où l’importance de plans de traitement individualisés et l’adoption d’une approche multidisciplinaire et globale. La réadaptation implique un processus d’évolution personnelle puisque la toxicomanie n’est souvent que le symptôme de plusieurs maux…

Joint à Québec, Luc Gervais, directeur général des trois Centres Jean-Lapointe pour ados, exprime son désarroi. "Pour obtenir de la drogue, il y a souvent des cas de prostitution légère chez les jeunes filles en voie de devenir toxicomanes. Dans les toilettes de leur polyvalente, elles font une pipe pour cinq dollars… Cela ressort régulièrement en thérapie." Et les garçons? "Peut-être font-ils la même chose, mais ils n’en parlent pas. Ils commettent de petits vols, ou se lancent en affaires, en vendant de la dope."

En dépit des difficultés d’adaptation et de la rigueur des règlements, ils paraissent extrêmement soulagés d’avoir entrepris cette thérapie. Les pensionnaires s’emballent lorsqu’ils parlent du volet scolaire intégré au programme. "J’aime full ça, l’école, maintenant. J’ai même pris les cours optionnels d’histoire et d’anglais", lance Sophie. Elle est, du haut de ses 17 ans, l’une des doyennes du groupe et son sens du leadership ne fait aucun doute. "Je n’aurais jamais cru faire mes maths 436!" dit-elle. Patrice ajoute que les professeurs sont bons et qu’il apprécie beaucoup les travaux dirigés. Des exemples? "Les événements marquants de ma vie" ou encore "L’historique de ma consommation"…

Apparemment, on donne beaucoup d’info aux jeunes; ils ont soif de comprendre. En se responsabilisant en tant qu’individus autonomes, ils trouvent le courage de changer le cours de leur vie. L’atelier sur les relations sexuelles à risque en a ébranlé quelques-uns…

L’image de la main de fer dans un gant de velours ne cesse de revenir dans mes pensées. Car malgré une structure quotidienne très rigide, c’est un climat d’humanisme et de douceur qui émane. On en est frappé en observant les jeunes interagir avec leur directeur André Guillemette.

Luc Gervais explique: "Il peut être bénéfique, parfois, d’utiliser la méthode de confrontation en thérapie, mais il faut faire très attention à l’effet pervers de cette approche. La perte d’estime de soi, spécialement chez l’adolescent qui a été brimé par ses parents, ne mènera souvent qu’à la révolte ou au repli sur soi. Nous préférons l’approche motivationnelle, qui permet de toucher le jeune par la valorisation, plutôt que par la confrontation." En 1999, une formation fut bâtie sur mesure par l’Université de Montréal de façon à inculquer aux employés des Centres Jean-Lapointe les compétences liées à cette approche.

La hantise de la rechute
Le programme est également construit autour de la philosophie des 12 étapes des Alcooliques Anonymes. La tenue d’un journal de bord est l’un des piliers de cette démarche.

"Y a des choses quasiment pas disables. Ça m’a fait du bien de les écrire, surtout que la seule personne qui les lit, c’est mon conseiller attitré, dit Samuel. Et ça m’a aidé à trouver les mots pour dire à mon père par où je suis passé depuis qu’on ne se parle plus…" L’engagement de la famille est un élément-clé, intimement lié à la réussite d’une telle thérapie. Pendant la phase interne, cette implication familiale se traduit par une rencontre au milieu du séjour. Une étape indispensable, mais combien appréhendée… Est-ce l’heure des reproches? "Non, pas du tout!" affirment les jeunes dans un véritable cri du coeur; il s’agirait plutôt de se libérer d’un fardeau. Les mensonges pèsent lourd…

En discutant de cette rencontre avec leurs parents, les petits durs perdent leur armure, les têtes fortes cessent de crâner. Comme s’ils avaient retrouvé un instant leur peau d’enfant. "Disons que cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé à mes parents avec toute ma tête", confie Sophie, d’une petite voix. Marc-André, un jeune de Châteauguay, est heureux du contact qu’il a pu recréer avec sa mère. "Mais on a décidé, avec mon conseiller, que je ne retournerais pas vivre avec elle. J’étais pas bon pour sa santé…"

"En thérapie, les jeunes sont à vif; ils peuvent tomber en amour à la vitesse de l’éclair!" observe André Guillemette. Les pensionnaires sont prévenus: "Pas de relation exclusive"; c’est l’une des "six lois cardinales". Marc-André, 16 ans, m’en expliquera l’importance: "Si je tombais en amour avec une fille du groupe, je voudrais me retenir de montrer mon côté laid, et j’aurais peur de tout dire. Et si l’un des deux vivait une rechute pendant les six mois du suivi externe, ou même après, ce serait presque impossible de ne pas faire couler l’autre."

La hantise d’une rechute, ils en causent beaucoup… Marc-André et Camille en sont à leur deuxième séjour en thérapie et s’estiment mieux préparés, cette fois, à s’affranchir de leur dépendance aux psychotropes. La jeune fille de 14 ans entend devenir mécanicienne et le garçon nourrit un intérêt pour la rénovation. Cependant, le processus de réadaptation est long, et demande un réel courage. Caroline, qui n’en est qu’à sa 11e journée de thérapie, pousse un grand soupir devant l’ampleur de la démarche. Très émotive, elle dira enfin: "J’aime ça, le soir, remplir ma grille du positif/négatif. Là, y a rien que du négatif. J’espère bien que ça va changer. Mais je suis encore au début, quand même." Dix voix s’élèvent à l’unisson, et lui en font la promesse.

N.B. À la demande des jeunes, leurs prénoms ont été changés.