Cliniques privées : Quoi de neuf, docteur?
Société

Cliniques privées : Quoi de neuf, docteur?

Elles font figure de véritable TGV de la santé. Et si les cliniques privées annonçaient la naissance d’un nouveau type de businessmans? Serait-ce la dérive vers un système privé?

Salles d’urgences bondées, contraintes budgétaires et administratives, listes d’attente interminables, médecins de famille quasi introuvables, équipements vétustes, pénurie de personnel qualifié, locaux inadéquats, etc. Aux yeux de certains spécialistes, tel serait le triste portrait d’un système en bien mauvaise… santé. Trait distinctif par rapport aux États-Unis où domine un régime d’assurances privé (non pas "\trône sans partage") excluant 44 millions d’individus, notre système de santé a néanmoins parfois des allures de géant à bout de souffle et le développement des cliniques de santé privées n’y est pas étranger.

Médecins-entrepreneurs
Ainsi, Jean Chrétien paraissait jouer à l’autruche récemment lorsqu’il a menacé de sévir contre les provinces qui contreviendraient à la Loi canadienne sur la santé en tolérant les soins facturés en clinique privée. Système à deux vitesses en gestation? Bobards, ouï-dire et balivernes, clame de son côté le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock. Et pourtant, imagerie par résonance magnétique (IRM), scanner, échographie et autres seraient disponibles au Québec pour ceux disposés à substituer une liasse de verts billets à la castonguette. Mais quelles seraient les implications de l’arrivée d’une médecine privée?

À titre d’exemple, il existe au pays de l’oncle Sam depuis plus de 60 ans (consolidé sous Reagan dans les années 1980), un système privé de gestion des soins de santé structuré autour des Health Maintenance Organisations (HMO) auquel adhèrent près de 50 % des Américains et 92 % des médecins, mais qui est de plus en plus contesté. Une loi reconnaît maintenant les droits du patient face à ces organismes à la suite des plaintes répétées relatives aux effets pervers qu’entraînerait ce type de gestion, alors que les impératifs de rentabilité s’imposent parfois au détriment du bien-être des contractants. Car, il y a eu des cas où des enfants sont morts parce que l’assurance privée n’a pas consenti à défrayer les coûts d’un traitement pour une tumeur au cerveau ou ceux à qui on a refusé un scanner ou d’autres soins. C’est que la logique marchande pousserait les HMO à faire pression pour une baisse des coûts de santé du côté des prestataires de services que sont les hôpitaux et les médecins (qui seraient tenus de limiter leurs taux de prescriptions sous peine d’amendes…), afin de recruter des clients, en l’occurrence les entreprises assurant leurs employés. En bout de ligne, les médecins perdraient leur libre arbitre quant aux soins appropriés à donner aux patients. Conséquemment, les HMO commencent à faire marche arrière, car on constate qu’une gestion de la santé selon les règles strictes de la rentabilité marchande n’est peut-être pas aussi souhaitable et réaliste qu’on le croyait.

De l’avis de Jean Turgeon, directeur du programme de doctorat à l’École nationale d’administration publique (ENAP), les soins médicaux-hospitaliers privés existent au Québec, mais c’est là encore un phénomène relativement récent et marginal, qui se limite aux cliniques et polycliniques privées urbaines. Toutefois, il s’empresse d’ajouter que "si les gouvernements continuent de fermer les yeux, il y a un danger que ça se multiplie rapidement, déjà ces cliniques offrent des soins diagnostiques tels les IRM, mais elles lorgnent aussi vers les soins chirurgicaux d’un jour comme le traitement des cataractes, qui prend de l’ampleur". La tentation est forte semble-t-il pour certains médecins d’arrondir leurs revenus en clinique privée, car ils sont soumis à un plafond trimestriel à la RAMQ avoisinant les 30 000 $. À terme, le grand risque, selon notre interlocuteur, serait de voir les médecins jouer de plus en plus sur les deux tableaux, public/privé, jusqu’à accentuer les problèmes d’un secteur public faisant figure de négligé.

Pour l’instant, le secteur privé fait néanmoins office de soupape de sécurité à un système public débordé. Mais pour M. Turgeon les problèmes du système public ne mettent pas en cause son efficacité, les soins étant adéquats. "La difficulté est celle de prendre en charge le volume demandé. Par exemple, à l’hôpital d’Alma, il faut compter huit mois pour passer un IRM, alors que la Clinique Mailloux de Québec, qui y est affiliée, l’offre dans la semaine, moyennant un débours de 500 $. M. Bouchard parle d’équiper les hôpitaux du Québec de ces appareils, faudra voir." En attendant, nous sommes en queue de peloton des pays occidentaux pour ce type de technologie…

Dans l’immédiat, le mode de rémunération des médecins est un élément clé, selon M. Turgeon. "Ceux-ci étant payés à l’acte, ils peuvent être tentés de faire du volume pour gagner plus d’argent et ainsi surcharger le système, ce qui contribue à créer les listes d’attente." On pourrait ainsi songer à un mode de rémunération mixte, taux fixe et acte pour favoriser la fluidité. "Une autre possibilité serait peut-être de songer à une gestion privée du système public, faudrait voir."

Pour André-Pierre Contandriopoulos, professeur titulaire au Département d’administration de la santé de l’Université de Montréal, aucun doute, on doit lutter contre la croissance du système parallèle. "Les examens diagnostiques se développent rapidement, c’est de moins en moins marginal à Montréal, Québec et Sherbrooke, et on tolère, c’est pourquoi il faut crier, il faut dénoncer." Il avance lui aussi les arguments de la soupape et des revenus additionnels pour les médecins pour expliquer l’extension du système privé. Ce qu’il faut prévenir, c’est que des cliniques privées acquièrent le monopole au plan de certains traitements et que ne s’y développe une logique marchande. "On assiste à un phénomène nouveau avec l’arrivée des médecins-entrepreneurs, qui financent pour leur profit l’achat d’équipement dont ne disposent pas toujours les hôpitaux."

Sauver le système public
M. Contandriopoulos martèle l’argument que ce n’est pas tant le manque de ressources, "\mais plutôt une mauvaise coordination entre les ressources existantes qui cause problème", avant d’enchaîner: "Nous sommes rendus à la croisée des chemins, ce n’est pas la fin du système équitable, mais il faut absolument achever l’oeuvre entreprise par la Commission Castonguay en 1970, sinon la dérive vers un système à deux vitesses pourrait se poursuivre. À l’époque on a instauré un mode de financement public sans mettre en place un système bien coordonné et adapté dans l’ensemble du Québec, on a mal organisé l’ensemble des soins, qui demeurent trop éclatés, on doit absolument remédier à ça. Il faut absolument préserver le système public." M. Contandriopoulos renchérit en affirmant que l’on doit adapter la santé aux nouvelles réalités médicales et technologiques d’aujourd’hui, et que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la croissance des coûts de santé est davantage liée au développement de la technologie qu’au vieillissement de la population, phénomène n’étant pas encore amorcé.

D’entrée de jeu, Pierre-Gerlier Forest, professeur au Département de science politique de l’Université Laval et membre du Groupe de recherche en interventions gouvernementales (GRIG), lance, l’oeil enflammé: "La grandeur de notre système d’assurances public est qu’il nous rend plus libres en évacuant la hantise des conséquences de la maladie, c’est là une immense richesse que nous avons." Malgré ses contraintes actuelles, notre système de santé public demeure donc enviable. "Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), nous avons, parmi tous les pays occidentaux, le régime qui se rapproche le plus de ce que devrait être le système idéal." Il existerait conséquemment un très large consensus sur le maintien du système public chez les experts étudiant la question, car un régime privé ferait planer une épée de Damoclès au-dessus de la tête de ses contractants.

M. Forest enchaîne sur l’existence du système parallèle: "À l’heure actuelle, les soins privés sont en croissance constante à la périphérie du système de soins assurés. La hausse des dépenses liées aux médicaments, par exemple, (les primes passant récemment de 175 $ à 350 $) crée une pression en faveur de la privatisation." Il souligne également l’écart technologique existant entre la médecine d’hier et celle d’aujourd’hui, et le fait que le système ait été conçu comme une négociation permanente en ce qui a trait aux services couverts, avant d’ajouter: "L’individualisme contribue aux pressions pour des soins privés, mais aussi l’arrivée d’une conception mécanique du corps comme machine à réparer au même titre qu’une automobile. Certains ne voient pas de risque à ce que ceux qui le veulent et en ont les moyens se fassent soigner selon leurs désirs." Néanmoins, les plus fortes pressions en faveur d’une médecine privée viendraient du groupe qualifié de "prédateurs" par M. Forest que sont les médecins-entrepreneurs, assureurs et financiers ayant des intérêts financiers à faire de la santé un élément de marché. Certes, des assouplissements au système telle la reconfiguration de la première ligne (ex.: développement des soins à domicile) pour alléger les urgences seraient souhaitables, cela éviterait le ressac et l’attrait du privé consécutif. Notre interlocuteur poursuit: "En ce moment, on ne dispose pas de levier sur la façon dont les soins sont dispensés, il faut se donner les moyens d’une appropriation collective."

En terminant, M. Forest lance une dernière mise en garde en soutenant qu’un régime d’assurances privé n’est avantageux que pour ceux qu’il appelle les riches en santé. "À la suite de son accident de cheval, Christopher Reeves a dû compter sur la générosité de Robin Williams durant trois ans afin d’assurer ses soins, après avoir épuisé ses ressources, voilà un cas qui devrait faire réfléchir les tenants du régime privé…" En attendant, le débat se poursuit au moment où siège la Commission Clair, chargée d’étudier les structures et le fonctionnement du système de santé. Elle doit remettre son rapport plus tard en décembre.