Qui dit nouvelle entité politique dit nouveau territoire politique. Un territoire tout neuf que des forces malveillantes pourraient être tentées d’occuper.
Ainsi, une suggestion entendue la semaine dernière est presque passée inaperçue, et c’est très bien ainsi. Même très très, très bien. C’est probablement la plus mauvaise idée depuis celle de sauter les chutes Niagara enfermé dans un tonneau de chêne… ou la décision de produire Les Gingras-Gonzales.
C’est quoi, l’idée? Profiter de la création d’une grande ville à l’échelle de l’île pour étendre le champ d’action des partis politiques provinciaux.
Ça n’a pas tout à fait été exprimé ainsi. Le promoteur de ce dessein a plutôt dit qu’il fallait profiter de la nouvelle donne en créant un Parti libéral au niveau municipal, afin, dit-il, que les forces fédéralistes soient représentées à l’Hôtel de Ville. Les habitants de l’île ont voté majoritairement pour le Parti libéral aux dernières élections provinciales? Ils éliront alors une administration municipale libérale majoritaire! Comme ça, l’île sera rouge tant à l’échelle provinciale qu’à l’échelle municipale…
Mais si l’on suppose que des fédéralistes puissent s’activer sur la scène politique municipale avec un programme fédéraliste, on admet du même souffle que des souverainistes puissent en faire autant, et ceux de la toujours hypothétique troisième voie itou. Alors, un Parti libéral de Montréal, un Parti québécois de Montréal, une Action démocratique de Montréal, un Rassemblement pour une alternative populaire de Montréal.
Comme si, au Québec, tout devait être jaugé à l’aune du débat constitutionnel. Le gouvernement élaborerait une politique de la patate que, de part et d’autre de l’autoroute Décarie, il faudrait qu’on se dispute son caractère français, qu’on dénonce son bilinguisme officiel, ou encore qu’on exige le droit inaliénable de la patate à pousser en anglais. On entend déjà Bill Johnson: "Elle n’est pas moins anglophone parce que french fries."
Celui qui en fait la promotion, c’est Jack Jedwab. Je ne connais pas personnellement ce monsieur. Tout ce que je sais, c’est qu’il a présidé le chapitre québécois du Congrès juif canadien, qu’il est professeur à l’Institut des études canadiennes de l’Université McGill, qu’il est marié à une francophone pur sirop d’érable, et qu’on parle français dans sa maison.
Bref, s’il devait y avoir une cellule fondatrice du Montréal d’aujourd’hui, elle ressemblerait à celle-là.
Ce que veut faire Jack Jedwab, c’est transposer notre débat identitaire dans tous les aspects de la vie municipale. Ce qu’il dit, c’est que seuls des fédéralistes sont aptes à représenter des fédéralistes dans la gestion des déchets, dans l’administration des contraventions de stationnement, et dans la planification des loisirs au centre communautaire.
Comme si le citoyen ne pouvait être qu’un chromosome: vous êtes X ou vous êtes Y. Comme si notre finalité en tant qu’être humain ne résidait que dans le choix de notre option nationale.
Bon, d’accord, l’île de Montréal est traditionnellement contre la souveraineté à quatre contre un. Même que dans l’Ouest, c’est à quatre contre infinitésimal. Nous élisons une administration municipale très fortement majoritaire à l’Hôtel de Ville; mais ça ne veut pas dire que la question nationale soit bel et bien résolue à Montréal. Dans l’avenir, d’autres gouvernements souverainistes seront élus, il y aura encore de l’incertitude, etc.
Jack Jedwab affirme que si ce n’était que de lui, on ne parlerait plus de cette question. C’est bien beau. Mais la question nationale ne disparaîtra pas pour autant. Même Jean Chrétien, pourtant pas très porté sur l’euphémisme quand il est question de ses succès électoraux, l’a affirmé.
On en parlera toujours. C’est notre fardeau.
Chaque coin de pays a son fardeau. Savez-vous qu’à Los Angeles et à San Francisco, les gens pensent toujours au Big One chaque fois que la terre frétille un peu? Le grand tremblement de terre, c’est leur fardeau à eux. Bien sûr, si ce n’était que d’eux, ils n’en parleraient plus jamais. Mais ça ne veut pas dire que la menace s’estomperait pour autant. Rien ne sert de se battre contre l’inéluctable…
Je ne dis pas que l’indépendance du Québec soit inéluctable. Je n’en ai aucune idée. Mais une chose est sûre: l’idée survivra encore bien longtemps.
Les Californiens, eux, n’ont pas notre chance. L’inéluctable, là-bas, n’est pas un débat politique, mais un tremblement de terre. Leur question à eux n’est pas de savoir si oui, si non, mais quand. Dans une minute ou dans mille ans.
La vraie menace
Pour monsieur Jedwab, le fait que le débat constitutionnel risque de revenir constamment justifie le fait d’envoyer un contingent de libéraux à l’Hôtel de Ville. Comme si l’instabilité provoquée par une menace voilée de référendum était la seule source du mal qui ronge la métropole!
Comme si les politiques de la Banque centrale n’avaient eu que de bons effets. Comme si les transbordements des déficits par les gouvernements tant libéraux que péquistes étaient des cadeaux. Comme si les politiques fiscales élaborées tant à Ottawa qu’à Québec par tous les gouvernements qui s’y sont succédé n’avaient eu aucun effet.
Comme si les coupes massives dans le réseau universitaire par les trois derniers gouvernements avaient été faites pour le bien de Montréal.
Les aéroports, le port, le réseau routier, le métro à Laval… Lorsqu’on analyse la gestion de la région montréalaise par les différents gouvernements des 30 dernières années, on constate que les Montréalais ont bien plus raison de craindre les politiciens provinciaux et fédéraux que les menaces de référendums.