Société

La semaine des 4 jeudis : Un conte de Noël – L’histoire d’Arthur

Arthur est un jeune garçon rencontré par hasard un peu avant les Fêtes sur la rue Cartier. Un sans-abri, sans domicile fixe, un égaré. Pas malheureux, plutôt naïf, enjoué, curieux, attentif, il a de grands yeux bruns, une jolie moustache, qui lui donnent du charme, de l’allure et beaucoup de chien. Né au Mexique le 15 juillet 2000, baptisé à Guadalajara un mois plus tard, Arthur est arrivé au Canada comme un immigrant illégal par on ne sait trop quel canal près de Saint-Sauveur, paraît-il, après avoir passé avec succès ses tests de santé.

Au premier regard échangé, au premier soupir, Arthur m’est tombé dans l’oeil. Lucide, averti, méfiant même quant aux conséquences, je l’ai tout de même adopté et ramené à la maison.

Ma famille nucléaire n’a pas unanimement apprécié. Chatouilleuses de leur statut privilégié, Linda Lemine et Mireille Maqueue se sont offensées de la présence de cet étranger. Elles qui n’ont même pas été consultées avaient le reproche facile et la griffe agile.

Désordre et grabuge. Arthur s’énerve. Comme tous ceux de son âge, il fouille partout, ronge les souliers, machouille les crottes de chat, déroule le papier de toilette, attaque sournoisement les coussins et se laisse aller lorsqu’il conteste nos absences.

On voudrait s’enfoncer dans la colère et l’impatience, faire la morale à cet hôte agité…

Mais lorsqu’il s’endort, coupable, les oreilles sur les yeux, la tête contre l’oreiller, lorsqu’il lève un regard implorant sur la main qui voudrait le châtier, on lui pardonnerait tout, ses étourderies, son inconstance, la grosse fatigue, les petites merdes, les fusions municipales et même l’assassinat de John F. Kennedy.

Mais malheur de malheur! Le nez nous coule, les yeux nous piquent, Arthur provoque des allergies. Pas moyen de lutter contre nos anticorps, "pas plus que contre la vie…" vous répète encore un médecin en salle d’urgences lorsque, malgré quatre ans de piqûres, malgré le Ventolin, l’Intal, le Chlortripolon bleu et la double dose de cortisone, un soir, le souffle vous manque et vos yeux ressemblent à deux cerises de France.

Trois semaines de souffrance, la nature est plus forte que nous, Arthur, soyons raisonnables, il faut nous séparer.

Voici venu le temps du doute, des regrets et de la culpabilité. Suis-je à la hauteur, ai-je tout tenté? Arthur, t’aurais-je jamais assez aimé?

Et lui surtout que va-t-il devenir? Vivre à l’étroit, vivre dans le manque dans une cage trop petite pour loger ses souvenirs de liberté? Il lui faut une famille, ou quelque chose du genre pour refaire sa vie.

Entre-temps de l’autre côté du monde…

À Lévis, sur l’autre rive, une adolescente vit un drame autrement plus grave.

Son compagnon de toujours, celui que toute petite elle trimbalait dans son sac d’école, est au bout du rouleau. Après 12 ans d’amour inconditionnel, la mère et sa fille se sont résignées à l’euthanasie.

Le hasard sous la forme d’un vétérinaire attentionné va favoriser la rencontre de nos deux chagrins. Vers 15h, je discutais avec l’homme en blouse blanche qui allait alléger les souffrances de Chiffon afin de caser Arthur dans une bonne famille…

Notice nécrologique: "C’est samedi, à Sillery, vers 17h30, accompagné de l’amour de ses proches, que Chiffon est parti pour le paradis des lhassa apso, un pays situé entre le Tibet et la Mongolie."

Pendant que Chiffon se réincarnait en centième avatar du dalaï-lama, plus prosaïque, je descendais quelques dry martinis afin de trouver le courage nécessaire pour me séparer d’Arthur. Je suis parti au quatrième, tel un père Noël sans frontières, remplir ma mission salutaire, Arthur, interdit, sous le bras. Nous avons gardé son collier vert. Ne pleurez pas.

L’ambiance chez le vétérinaire Dorais était au recueillement, p’tites larmes discrètes, froissement des kleenex, jolis chagrins de femmes… le soulevant à hauteur des yeux, j’ai présenté Arthur d’un coup sec aux endeuillées. Une bizarre émotion mélangée remettait à midi l’aiguille du cadran entre amour et malheur, pendant que la bête émue se laissait opportunément aller sur le plancher.

Et voici comment Arthur le cocker américain né au Mexique a rejoint sa nouvelle famille.

Était-ce trop vite? Peut-on ainsi passer sans remords d’un amour à l’autre? Doit-on la fidélité aux morts, aux disparus? Comment faire autrement? Ne faut-il pas fuir le malheur, laisser la vie triompher? Se laisser aller à la splendeur des métamorphoses?

En rentrant, seul et triste, j’avais l’impression de penser à tue-tête. Il neigeait un peu. On se serait cru dan un film cheap avec des sous-titres décalés, entre Dickens et Pontalis, André Gide et Walt Disney.

Rien à conclure de cette histoire de chien, sinon qu’à la clinique, nous avons simplement convenu, elle, la veuve de Chiffon, et moi, l’oncle d’Arthur, que parfois le hasard faisait bien les choses.