Les jeunes Innus toxicomanes : La mort dans l'âme
Société

Les jeunes Innus toxicomanes : La mort dans l’âme

Qui n’a pas été secoué en voyant à la télévision les images troublantes d’enfants innus du Labrador qui inhalaient des vapeurs d’essence et défiaient ainsi la mort? Au-delà de l’indignation, force est de constater que cette problématique de toxicomanie soulève des questions quant au sort réservé aux jeunes des communautés autochtones. Un désoeuvrement  inquiétant.

C’est une histoire à faire pleurer. Ou plutôt, à faire frémir. Depuis un an, Angela Rich veut mourir. Carrément. Âgée de 16 ans, cette jeune Innue du Labrador se consume à petit feu, le nez et la bouche toujours collés à un sac de plastique contenant de l’essence, dont elle inhale les vapeurs. Angela fait le vide en faisant le plein. Un high

Son frère Phillip, 13 ans, est dans le même tourbillon de détresse et de dépendance. Son frère Charles, lui, l’était. C’est qu’en avril dernier, ce garçon de 11 ans est mort lorsque son sac d’essence s’est renversé sur une chandelle et s’est enflammé. Le petit a été brûlé vif. L’histoire d’Angela et de ses frères représente le symbole du désoeuvrement des enfants de Sheshatshiu. Cette communauté autochtone de 1200 habitants est actuellement aux prises avec un nombre toujours plus grand de jeunes toxicomanes pour qui le souffle de vie ne sert qu’à aspirer des vapeurs de solvants.

"C’est catastrophique! lance comme un cri d’alarme Paul Rich, le chef du conseil de bande innu de Sheshatshiu. Nous ne savons plus quoi faire." Désemparé, Rich a alerté l’opinion publique, il y a deux semaines, face à la situation des enfants "qui dorment au gaz". À des fins préventives, la Gendarmerie Royale du Canada a finalement décidé de transporter Angela Rich et d’autres enfants innus, aussi jeunes que huit ans, dans un centre de désintoxication situé sur la base militaire de Goose Bay, au Labrador. "C’est l’avenir de notre communauté qui est en jeu", souligne Paul Rich.

Cercle vicieux
L’intoxication aux vapeurs d’essence n’est pas seulement le lot des jeunes de Sheshatshiu. Simeon Tshakapesh, le chef de Davis Inlet, diagnostique les mêmes problèmes dans sa communauté innue du Labrador qui compte 600 âmes. Il estime que "35 % des 169 enfants de Davis Inlet sont dépendants des vapeurs d’essence et ont vraiment besoin de secours".

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il s’indigne de cette situation. En 1993, Davis Inlet s’est fait connaître à travers le monde à la suite de la diffusion d’enregistrements vidéo dans lesquels six jeunes Innus inhalaient des vapeurs d’essence dans une cabane non chauffée en plein hiver, en hurlant qu’ils voulaient mourir. "Plusieurs jeunes ont alors été envoyés dans des centres de désintoxication un peu partout au pays", note Tshakapesh. La mesure s’est avérée vaine, puisque la plupart ont continué de consommer dès leur retour.

"Depuis cinq ans, la situation est hors de contrôle", affirme la directrice de la santé de Davis Inlet, Kathliin Benuen. Cette femme innue parle d’expérience. Chaque jour, elle voit des jeunes défiler dans son bureau, intoxiqués et victimes d’hallucinations majeures. "Les enfants appellent à l’aide, ajoute-t-elle. Ils veulent être écoutés et avoir une vie meilleure."

L’accoutumance aux vapeurs d’essence constitue un casse-tête important. Chaque année, le gouvernement fédéral dépense pas moins de 13 millions de dollars uniquement pour la désintoxication à la suite d’abus de solvants dans les communautés autochtones. Toutefois, cette situation perdure depuis 40 ans. Plusieurs des enfants qui inhalaient des vapeurs d’essence à l’époque sont maintenant les parents et les grands-parents, parfois alcooliques, des enfants qui font de même aujourd’hui. Un cercle vicieux, quoi. "Les parents se sentent frustrés et coupables, affirme Kathliin Benuen. Certains perdent patience et deviennent violents; d’autres font des dépressions."

Dans un ouvrage qui vient à peine de paraître, It’s Like the Legend: Innu Women’s Voices (Gynergy Books), des femmes innues du Labrador racontent justement leur désespoir. "Il y a eu tant de changements dans notre façon de vivre, explique Elizabeth Penashue dans le livre. Les enfants innus n’agissent plus comme des Innus et subissent de fortes influences des Blancs. (…) Nous ne savons plus quoi penser. Mon mari et moi nous sommes mis à boire beaucoup. Nous avons commencé à faire mal à nos enfants. Nous ne prenions pas soin d’eux. (…) Tous mes fils se sont mis à boire (…), puis à inhaler des vapeurs d’essence. Nous nous inquiétons pour leur santé. (…) Quand mes enfants ne vont pas bien, ils tentent même de se suicider par une overdose de drogue. (…) C’est inquiétant."

Patrick Rail connaît bien les fondements de cette problématique. Directeur du Centre Le Portage de la région de Québec, Rail agit à titre de consultant auprès des communautés autochtones relativement au problème de la toxicomanie. Différentes communautés du Nord du Québec ont fait appel à ses services. "L’abus de solvants est un phénomène qui prend de l’ampleur chez les autochtones, indique-t-il. Après tout, c’est la seule drogue vraiment disponible là-bas, outre l’alcool. Ainsi, les jeunes développent des comportements violents, des idées suicidaires, des troubles respiratoires, des dérèglements du foie et des reins. Ils peuvent aussi souffrir de lésions permanentes au cerveau. Ultimement, c’est la mort qui les attend."

Conditions perdantes
Pourquoi l’inhalation de vapeurs d’essence est-elle devenue une situation aussi alarmante? Pour seule explication, Paul Rich répond que les enfants se droguent "pour oublier leurs problèmes, fuir leur dure réalité". Et pour cause. Les communautés autochtones du Labrador vivent des moments difficiles. La violence conjugale et familiale est omniprésente. Le taux de chômage saisonnier atteint 85 %. L’abus d’alcool et d’autres stupéfiants est largement répandu. Le taux de suicide est six fois plus élevé que la moyenne nationale. "À Davis Inlet, une vague de six suicides de jeunes est déjà survenue en une seule semaine", affirme Simeon Tshakapesh. C’est comme si une personne sur cent se suicidait cette semaine au Québec. Une sur cent!

La pauvreté mine aussi le niveau de vie. Depuis que les communautés autochtones ont été délogées de leurs terres ancestrales dans les années 60 pour rejoindre la côte, les gouvernements provincial et fédéral leur promettent mer et monde. Toutefois, les logements neufs, l’eau courante et le système d’égouts se font toujours attendre. Les maisons ne s’avèrent que des abris de bois à peine pourvus d’équipements de base.

"Le Tibet du Canada!" Voilà comment des chercheurs britanniques ont titré leur étude sur la vie des Innus et l’indifférence du gouvernement en 1999… Dans ces conditions dignes du tiers-monde, surmonter une dépendance reste ainsi une tâche ardue pour les jeunes. "Cela ne les aide pas à s’en sortir, affirme Kathliin Benuen. Ils se sentent délaissés, sans avenir."

Selon Patrick Rail, les jeunes autochtones sont aussi tourmentés, "déchirés entre le respect des traditions et les défis de la modernité". Le président de la nation innue, Peter Penashue, renchérit: "Les jeunes ne savent plus quoi faire. D’un côté, ils vivent dans la misère, car les autochtones n’ont plus la possibilité de vivre comme avant et ne sont pas écoutés par les gouvernements. De l’autre, ils font face à un choc culturel en côtoyant des Blancs. Il est alors presque normal qu’ils soient mêlés."

Issue de secours
Les autorités des communautés innues réclament un programme fédéral de désintoxication à long terme pour leurs enfants. Ottawa s’est d’ailleurs engagé à construire un centre de désintoxication à Sheshatshiu. "C’est clair que les jeunes toxicomanes ont besoin de plus que d’un simple petit séjour de sevrage, affirme Patrick Rail. Il faut aussi créer un milieu favorable pour leur retour. Sinon, ils recommenceront à consommer." De plus, il est primordial d’épauler les parents. "L’interdiction de l’alcool et des drogues est envisagée, souligne Paul Rich. Nous pensons aussi à recourir à des experts en consultation familiale."

Quelques solutions à la toxicomanie chez les jeunes autochtones sont esquissées depuis cinq ans dans diverses communautés du Nord du pays. D’après Patrick Rail, la construction d’arénas et de centres d’activités communautaires reste l’une des meilleures. C’est ce que préconise la Société Makivik, un organisme de développement social et économique des Inuits du Nunavik, dans le Nord du Québec. "Nous avons construit des arénas et des centres dans 14 villages et cela entraîne une baisse de la toxicomanie et de la violence, affirme Stephen Hendrie, agent de communication à Montréal de la Société Makiavik. Quand les jeunes n’ont rien à faire, ils tombent dans la misère. Quand on leur donne des responsabilités et des activités, la drogue devient secondaire."

Ces efforts sont-ils suffisants? Selon plusieurs personnes, les villages autochtones étant isolés et dysfonctionnels, le seul moyen de sortir les jeunes toxicomanes de la misère serait de les amener dans de plus grandes communautés, où ils pourraient jouir des avantages de la modernité. "C’est une vision ethnocentrique des Blancs, estime Paul Rich. Les jeunes veulent rester ici. Ils ne se droguent pas en rêvant à de grandes villes. Ils veulent une vie meilleure chez eux et se développer dans leur communauté. Les autochtones sont capables de régler leurs problèmes si on leur en donne les moyens. Nous demandons seulement des investissements promis depuis des années. Avec cela, les jeunes oublieront les vapeurs d’essence."


Cri du coeur
Le président de la nation innue, Peter Penashue, s’inquiète de l’avenir des jeunes toxicomanes de sa communauté. Dans une lettre ouverte, il manifeste son désarroi et brosse un portrait de la situation. En voici un extrait.

"La couverture médiatique des problèmes sociaux de Sheshatshui (…) blâme l’ennui et l’isolement. Les médias du Sud suggèrent que la solution est de nous déménager dans de grandes villes où nous pourrions décrocher des emplois. Les faits (…) sont plus complexes.

Nous, Innus, voyons votre solution comme un autre chapitre du livre qui pourrait s’intituler Ils nous tuent avec gentillesse. Depuis 50 ans, vos gouvernements prennent le contrôle de nos vies, sous prétexte que notre façon de vivre est inférieure. Cet assaut était motivé partiellement par le désir de voler nos richesses. (…) Cette attaque frontale (…) nous a amenés à perdre notre identité individuelle et collective.

Certains d’entre nous ont perdu leur estime; certains ont sombré dans l’alcool. Et oui, certains, à cause de l’alcoolisme, ont négligé leurs enfants qui ont suivi leur exemple et décidé d’inhaler des vapeurs d’essence.

Nos problèmes sont si critiques que nous n’avons pas le temps de trouver un coupable à blâmer. Nous sommes engagés à trouver des solutions qui répondent aux symptômes et aux causes de la désintégration de la société innue. Nous savons que les solutions doivent être les nôtres. Trop longtemps, nous avons accepté que les solutions nous soient imposées par les gouvernements. Toutefois, elles ont créé encore plus de problèmes. Pour assumer la responsabilité de nos enfants, nous voulons un pouvoir de décision pour voter et renforcer des lois. (…) Nous avons aussi besoin d’argent pour la réhabilitation et l’intervention auprès de nos jeunes. (…)

Une chose dont nous avons besoin pour assurer le futur de la société innue est un accord qui reconnaisse les droits des Innus, ce qui inclut la propriété de terres et des ressources pour que nous puissions construire une économie autosuffisante. Nous ne nous opposons pas au développement des ressources sur nos terres. Mais ce développement doit être compatible avec notre utilisation traditionnelle de la terre. (…) Si nous ne pouvons obtenir cet accord, nous allons rester dépendants. Est-ce ce que veulent les Canadiens?"