Société

Sommet des Amériques (2) : Détournement d’opinion

L’Association américaine des juristes (AAJ) regroupe des avocats des quatre coins du continent. Des membres s’insurgent avec véhémence contre les tactiques gouvernementales qui viseraient à dérouter le débat enveloppant le Sommet des Amériques qui se tiendra à Québec en avril et contre les pouvoirs octroyés aux policiers.

Le gouvernement fédéral aurait mis en branle une machine bien rodée afin de faire oublier à la population les véritables enjeux des négociations sur l’intégration des Amériques et la mondialisation qui se poursuivront au cours du Sommet de Québec en avril 2001.

"Ça me fait beaucoup de peine que beaucoup de jeunes tombent dans le panneau: le gouvernement fédéral a monté de toutes pièces une espèce de panique et, là, il a incité, et payé même, une série de jeunes qui voient comme obstacle ou comme objectif principal de faire une manifestation afin de s’opposer à la police à l’occasion du Sommet des Amériques." Celui qui s’exprime ainsi est professeur de droit à l’UQAM et trésorier de la section pancanadienne de l’AAJ. Il s’agit de Me George A. LeBel.
L’avocat ne s’arrête pas là dans sa détraction: "C’est un épiphénomène et c’est un phénomène qui est créé ±±[…] par la "publicisation" systématique qui a été faite par le gouvernement des mesures de répression et de sécurité qui vont être prises de telle sorte que les gens parlent de la lutte contre la répression, contre la limitation de leur liberté et ils oublient complètement que c’est un autre enjeu qui est en cause. C’est l’enjeu de la démocratie elle-même dans le cadre de la négociation de l’entente sur les Amériques."

Alors, vous pensez que l’État a sciemment fait dévier le débat? "C’est une mécanique extraordinairement efficace!" s’exclame M. LeBel. Selon lui, une somme colossale a été investie dans l’entreprise. En plus, on tiendrait la presse dans l’ignorance des vrais points à l’ordre du jour. Ainsi, elle ne pourrait que se rabattre sur un "sensationnalisme de pacotille". Ce détournement serait "une grave atteinte à la démocratie".

Perversion gouvernementale
"C’est ça qui est vraiment pervers de la part du gouvernement canadien, de cacher les véritables enjeux sous le couvert d’un problème de libertés démocratiques. […] Je trouve ça totalement inacceptable […]. On agite un faux-semblant qui est la question du droit de manifester, alors que ce qui est important, c’est le fait que le fond de la négociation n’est pas connu", poursuit Me LeBel.

À ses dires, nous assisterions à la transformation "de la démocratie en "démocrature"". La non-implication des citoyens dans le processus de négociation serait rien de moins que "la mise à l’écart de nos systèmes démocratiques, ajoute le loquace juriste. […] Dans le cas de l’intégration des Amériques, nous n’avons pas le texte, alors on ne peut pas savoir à quelle sauce on va être mangé. Donc, il y a négation d’un processus d’ouverture à la démocratie."

Et ce ne sont pas là les seules épines qui importunent notre interlocuteur. La discrétion qui est reconnue aux policiers par le droit canadien ne serait pas à négliger. Lors de manifestations, explique Me LeBel, les participants peuvent faire face à de multiples accusations qui sont toutes déterminées par l’agent. En voici quelques-unes:

D’abord, il y a l’entrave au travail d’un policier. Ici, c’est le policier qui décide s’il est entravé et non la personne mise en cause qui décide d’entraver, déplore l’avocat.

Ensuite, on pense au méfait. "C’est empêcher l’usage d’un bien qui ne nous appartient pas." Mais, Me LeBel remarque qu’à Montréal, entre autres, les forces de l’ordre ont de plus en plus tendance à porter cette accusation contre des gens qui auraient empêché leurs concitoyens d’avoir accès à la voie publique. Une aberration, selon lui, puisque la voie publique est… publique.

Troisième de cette énumération incomplète, l’accusation d’attroupement illégal. Voici la définition que l’on retrouve à l’article 63 du Code criminel: "La réunion de trois individus ou plus qui, dans l’intention d’atteindre un but commun, s’assemblent, de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, à des personnes se trouvant dans le voisinage de l’attroupement, qu’ils ne troublent la paix tumultueusement." Mais, expose Me LeBel, c’est le policier qui doit décider si le voisinage a peur que des actes violents soient commis.

"Ce n’est pas nécessaire de prouver qu’une personne du voisinage craignait […]. Si les policiers estiment que peut-être quelqu’un pourrait être troublé à ce moment-là, selon les tribunaux, une infraction est commise", complète le secrétaire de la section pancanadienne de l’Association américaine des juristes, Me Robert Saint-Louis.

Est-ce que les pouvoirs conférés aux agents de la paix par la loi vous tourmentent? "C’est toujours inquiétant, je crois, chaque fois qu’on accorde plus de pouvoir aux gens de l’ordre souvent pour des motifs entre guillemets louables. Ces pouvoirs ont souvent, par le passé, dans d’autres pays, été détournés de leur objectif initial pour éventuellement s’attaquer à une opposition légitime."

Me Saint-Louis ne s’arrête pas là. "Vous avez des pouvoirs de plus en plus accrus qui sont accordés aux forces, disons-le, répressives, et il serait étonnant qu’à un moment donné ou un autre, elles ne soient pas tentées d’utiliser des pouvoirs semblables pour faire du ménage."

Préoccupations partagées par la présidente de la Ligue des droits et libertés, Nicole Fillion. Faisant référence à un rapport produit par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) sur les groupes antimondialisation, elle redoute que tous les opposants ne soient vus comme des parties d’un même tout. "On met dans le même sac tous les mouvements qui questionnent actuellement le processus de négociation d’ententes multilatérales en vue de la mondialisation des marchés […]. Il y a comme une entreprise de désinformation et de "discréditation"."

Mme Fillion n’aimerait pas que cette attitude ne mène à la répression. "C’est comme si on prenait pour acquis qu’il allait y avoir de la casse et qu’on prenait des moyens qui nous semblent complètement démesurés […]. C’est comme si c’était la police qui décidait de ce que va être l’encadrement du droit à la liberté d’expression, amplifie-t-elle tout en pensant aux mesures de sécurité extraordinaires annoncées par les autorités. On ne doit pas, pour des considérations administratives ou des considérations de problème que ça va leur causer, assujettir l’exercice de ce droit-là à ces conditions-là."

Mentalité d’assiégé
"On a l’impression qu’on est en train de créer […] une mentalité d’assiégé à Québec. On pense que ça va avoir un effet préjudiciable sur l’exercice des libertés publiques, additionne le directeur général de la Ligue, André Paradis. On trouve tout à fait légitime que les responsables du Sommet, les policiers prennent des mesures de sécurité importantes […]. Mais, c’est à quel degré? La préoccupation de l’exercice des libertés publiques doit faire partie de l’équation."

M. Paradis se demande même si l’étendue du périmètre de sécurité n’a pas "aussi pour objectif d’empêcher que les chefs d’État ne voient les manifestations […] [et si] l’ensemble des mesures de sécurité ne visent pas aussi à décourager les gens de venir manifester à Québec".

Il souligne également que tous les grands hôtels ont été "réquisitionnés" par le gouvernement fédéral. Ce qui rend ardu l’hébergement des participants au Sommet des peuples des Amériques, un sommet parallèle. Les négociations avec les organisateurs pour que certains hôtels de la Basse-Ville soient libérés seraient dans un cul-de-sac depuis des mois.

Surveiller les autorités
Notons que l’AAJ et la Ligue des droits et libertés ont coulé les fondations d’un comité de surveillance qui aura pour mandat de "monitorer" la situation, informer la population, s’assurer que la liberté d’expression peut être exercée, etc. Il sera composé de personnalités publiques connues pour leurs préoccupations en faveur des libertés civiles, d’avocats, d’observateurs locaux, voire internationaux.

Quant à la porte-parole des forces de l’ordre pour le Sommet des Amériques, Julie Brongel, elle n’est pas encore en mesure de nous détailler les assises législatives qui permettent aux policiers de limiter les libertés individuelles durant l’événement. Les avocats municipaux, provinciaux et fédéraux ne s’entendraient pas, à quatre mois du Sommet, puisque de nombreuses lois s’appliquent. Mais, "les opinions sont sur le point d’être émises", assure-t-elle.