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Les juifs et Israël : Le droit à la dissidence
On a tendance à croire que les juifs appuient tous Israël et qu’ils sont tous pour la colonisation de la Palestine. C’est faux. De plus en plus de juifs osent afficher leur dissidence. Quitte à passer pour… des antisémites!
Georges Boulanger
Robert Silverman
habite Montréal. Il a 67 ans, travaille encore un peu et s’occupe beaucoup de l’organisation des tournois de volley-ball au parc Jeanne-Mance. Cet homme n’hésite pas à prendre la parole quand il a quelque chose à dire, que ce soit contre la pollution automobile, contre la médecine traditionnelle ou pour le vélo, sa passion. Il y a 25 ans, était l’un des fondateurs du Monde à Bicyclette, le groupe de défense des droits des cyclistes à qui l’on doit les pistes cyclables et le droit de transporter les vélos dans le métro. Quand quelque chose lui tient à coeur, Robert Silverman agit, écrit, organise et rassemble. Il n’est pas du genre à laisser d’autres personnes agir et parler en son nom.
Or, aujourd’hui, Robert Silverman est en colère… justement parce qu’un gouvernement mène une guerre en son nom, sans lui avoir préalablement demandé son avis.
Une vague de fond?
Robert Silverman est juif. Il n’est pas particulièrement pratiquant, mais il est juif quand même. Robert Silverman en a assez d’être tenu responsable de l’occupation de la Palestine par le gouvernement d’Israël.
"Le gouvernement d’Israël dit qu’il est le gouvernement de tous les juifs, et que nous, les juifs, devons le suivre et l’appuyer, peu importe ce qu’il fait. Le hic, c’est que ce gouvernement fait des choses inacceptables comme occuper la Palestine, ignorer les résolutions des Nations unies, démolir des maisons, installer 200 000 colons et nier un pays aux Palestiniens. Désolé, mais je ne peux rester silencieux devant un tel état de fait."
Robert Silverman considère que la politique d’Israël dans les territoires occupés est une violation des droits fondamentaux des Palestiniens. "On démolit les maisons des Palestiniens, on occupe des villes comme Hébron et Nablous… Les Palestiniens n’ont de l’eau que quelques jours par semaine, alors que les colonies juives, elles, en ont tout le temps. C’est injuste."
En octobre dernier, alors qu’il était à la synagogue pour le Yom Kippour (le jour du pardon), Robert Silverman a décidé qu’il ne pouvait plus garder le silence. "J’ai réalisé que mon plus grand péché était ma peur de dire publiquement ce que je pensais à propos de la violation des droits du peuple palestinien par Israël. Je suis donc sorti de la synagogue et je suis allé rejoindre une manif de Palestiniens."
À cette manifestation, Robert Silverman a rencontré d’autres juifs comme Abraham Weizfeld et Scott Weinstein qui, comme lui, s’opposent à l’occupation de la Palestine et qui ne veulent plus que l’État d’Israël puisse parler et agir "en leur nom". S’inspirant d’un groupe appelé justement Not In My Name, qui venait tout juste de naître à Chicago, ces Montréalais ont fondé l’Alliance Juive Contre l’Occupation.
Le 11 décembre dernier, ils étaient une trentaine de juifs à manifester contre l’occupation de la Palestine devant le consulat d’Israël à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’homme. Ce jour-là, près d’une dizaine de groupes de juifs ont également manifesté à Toronto, Chicago, New York, Philadelphie, Londres, Paris, San Francisco, Sydney et même Jérusalem.
"C’est vraiment une rébellion des juifs contre l’État d’Israël, estime Robert Silverman. C’est un moment historique." Silverman sait que ce n’est pas la première fois que des juifs et des Israéliens prennent position contre l’occupation de la Palestine. En Israël, par exemple, certains groupes comme les Femmes en noir manifestent silencieusement contre l’occupation depuis la guerre du Liban. Ce qui est nouveau, croit-il, c’est que cette fois, des juifs sont déterminés à se dissocier publiquement d’Israël. La preuve en est la rapidité avec laquelle les opposants s’organisent à travers le monde depuis l’échec des plus récentes négociations et la reprise de la violence.
Cela dit, la communauté juive n’a jamais été en manque de dissidents, d’iconoclastes et de contestataires. Assistons-nous vraiment à une vague de fond? Après tout, la première lettre de l’Alliance publiée dans la Gazette du 4 novembre était signée par les "trouble-fêtes" traditionnels: des profs de Concordia, des "étudiants égarés" et des intellectuels de Cambridge comme l’incontournable Noam Chomsky. Qui s’étonnera que le docteur Chomsky prenne une position controversée?
"C’est la première fois que nous assistons à une expression organisationnelle internationale des dissidents juifs, rétorque Abraham Weizfeld. Nous ne sommes plus des marginaux, maintenant: nous sommes en plein milieu de la communauté."
Marginal, Abie Weizfeld l’a longtemps été. "Je suis engagé dans cette lutte depuis la fin de la guerre de 67, quand Israël a promis qu’il allait redonner les territoires occupés aux Palestiniens et qu’il a fait tout le contraire, qu’il a commencé à les coloniser." Né à Toronto, élevé en Yiddish par des survivants de l’Holocauste venus de Pologne, Abie Weizfeld est arrivé à Montréal il y a 14 ans pour faire un doctorat sur la question israélo-palestinienne à l’UQAM. Pendant plusieurs années, ses proches lui ont reproché de prendre le parti de l’"ennemi". "On était ostracisé, dit-il, mis en exil par la famille."
Il souligne que si la majorité des juifs appuient toujours Israël, la légitimité de la lutte palestinienne, elle, a fait beaucoup de chemin. "Avant, c’était illégal de penser qu’on puisse négocier avec l’OLP; maintenant, tout a changé."
Le spectre de l’antisémitisme
Une vieille blague dit que lorsqu’on réunit deux juifs, on obtient trois opinions. Les juifs s’opposant à l’occupation des territoires palestiniens ont souvent l’impression que leur opinion n’est pas exactement la bienvenue. "Beaucoup de juifs ne veulent pas aborder cette question de peur d’être accusés d’antisémitisme, constate Robert Silverman. Ils ont peur de se faire traiter de traîtres à la nation!"
C’est exactement ce qui est arrivé à Abraham Weizfeld quand il s’est présenté à une manifestation pro-Israël dans le centre-ville de Montréal le 11 octobre dernier, quelques tracts pro-palestiniens à la main. "Les policiers ont capoté, ils pensaient que j’allais me faire tuer! Mais c’était mon droit. Je suis resté une heure sans bouger. Si j’avais fait quoi que ce soit, si j’avais parlé à quiconque, les sionistes auraient pris ça pour de la provocation. Même la sécurité israélienne devait me protéger pendant cette heure. Bref, c’est une question très délicate, qui polarise incroyablement la communauté juive."
Près de 3000 personnes ont participé à cette manifestation pro-Israël. Parmi les manifestants, on trouvait les dirigeants de B’nai Brith et du Congrès juif canadien, de même que certains politiciens fédéraux comme Irwin Cotler, député de Mont-Royal, et Lawrence Bergman, député de D’Arcy-McGee. Abraham Weizfeld n’est pas impressionné. "2500 personnes alors que la communauté en compte 100 000, ce n’est pas beaucoup."
Conscient qu’il s’engage sur un terrain glissant (terrain où Yves Michaud a failli se casser la gueule il y a quelques semaines), Robert Silverman croit que la présence de politiciens fédéraux et des dirigeants de B’nai Brith à cette manifestation pro-sioniste perpétue le mythe que toute la communauté juive parle d’une seule et même voix quand il est question d’Israël.
"B’nai Brith a été mis sur pied pour combattre l’antisémitisme dans le monde du travail et dans le système scolaire, pas pour défendre de façon aveugle la politique agressive et expansionniste d’un pays! Les juifs d’ici leur donnent de l’argent; pour moi, c’est une sorte de détournement de fonds. Je pense que c’est ce qu’Yves Michaud voulait dire. Ces gens-là nous mettent dans l’embarras. Ils sont allés en Israël pour appuyer Barak, pour lui donner un soutien inconditionnel. C’est indigne! Israël est un pays hyper-militarisé et ses dirigeants emploient un vocabulaire très belligérant. Ils tuent des enfants et des adolescents! Pour moi, c’est indigne et embarrassant."
"Comme juif, je me sens comme un Américain pendant la guerre du Viêt Nam ou un Français pendant la guerre d’Algérie. Les dirigeants d’Israël parlent en notre nom, B’Nai Brith parle en notre nom, et je trouve que c’est inacceptable."
L’affaire Michaud
C’est un petit État minoritaire au milieu d’un continent homogène, un tout petit pays à la culture distincte qui tient farouchement à son indépendance. Plusieurs citoyens croient que cet État doit parfois prendre des mesures extraordinaires pour assurer la survivance du peuple qui l’habite. D’autres, particulièrement parmi les minorités ethniques, croient que ces mesures extraordinaires sont injustes et violent certains de leurs droits.
C’est Israël ou… le Québec?
Abraham Weizfeld et Robert Silverman ont suivi avec intérêt l’affaire Michaud. Tous deux s’étonnent que le Robin des Banques et B’nai Brith soient présentés comme étant aux extrémités du débat. Selon eux, les nationalistes "pure laine" québécois et les nationalistes Israéliens sont des frères idéologiques. "Pour Yves Michaud, les juifs du Québec sont seulement des visiteurs, explique Abraham Weizfeld. Nous n’appartenons pas vraiment à la grande nation québécoise. Nous sommes responsables de la victoire du Non au dernier référendum. Désolé, mais Yves Michaud est un chauvin."
Idem pour B’nai Brith. "Quand cette organisation donne son appui à Israël, elle cautionne un gouvernement qui a la même attitude envers les Palestiniens. Ces gens sont pareils à Michaud à propos des Palestiniens."
Robert Silverman a lu les déclarations d’Yves Michaud et n’y a rien vu de particulièrement choquant. Il remarque, comme Abie Weizfeld, que les critiques d’Yves Michaud envers la communauté juive (c’est-à-dire: voter "ethniquement" et ne pas comprendre la réalité québécoise) ressemblent à ce que beaucoup de gens disent des nationalistes purs et durs québécois.
La vitesse avec laquelle l’Assemblée nationale a resserré ses rangs et dénoncé unanimement Yves Michaud lui rappelle aussi comment les principales organisations juives canadiennes renient systématiquement ceux qui, comme Abie Weizfeld et lui, ne partagent pas leurs opinions.
"C’est du tribalisme, lance-t-il. C’est My country, right or wrong!"
C’est Israël… ou le Québec?