Stéphane Bourguignon : Ma génération
Société

Stéphane Bourguignon : Ma génération

Avec deux romans à son actif, STÉPHANE BOURGUIGNON passe à la télévision pour mieux nous parler de sa génération. C’est pas l’enfer, c’est pas le paradis. C’est sa vie.

À la fin des années 80, la série dramatique Thirtysomething a profondément marqué la télé américaine. Créé par Marshall Herskovitz et Edward Zwick (à qui l’on doit également My So-called Life, Relativity et Once and Again), Thirtysomething décrivait avec justesse, tendresse et beaucoup d’originalité la vie d’un groupe d’amis dans la trentaine.

C’est en regardant cette série que Stéphane Bourguignon a eu le goût d’écrire pour la télévision. À l’époque, diplômé en cinéma, il écrivait des textes pour les humoristes Marie-Lise Pilote et Patrick Huard. Il peaufinait également son premier roman, L’Avaleur de sable, paru en 1993.

En 1994, l’écrivain proposait son projet de série télé à Roger Frappier. Le producteur du Déclin de l’empire américain n’a pas été convaincu. Trois ans plus tard, Radio-Canada passait également son tour. Selon Bourguignon, le directeur des émissions dramatiques de l’époque, Jean Salvy, estimait que la série pataugeait dans les mêmes eaux que le téléroman 4 et demi.

Il aura donc fallu 10 ans à Stéphane Bourguignon pour concrétiser son projet de série. Inutile de dire qu’après toutes ces années, les attentes sont élevées.

Thirtysomething, 10 ans plus tard
La Vie, la vie (qui prend l’antenne le 8 janvier à 19 h 30 sur Radio-Canada) ressemble beaucoup à Thirtysomething, mais en plus léger. La situation de départ est identique (un groupe d’amis dans la trentaine) et les thèmes abordés sont inévitablement les mêmes (amitié, amour, sexualité, travail, famille…). Mais l’époque, elle, a changé. Thirtysomething décrivait l’âge d’or des yuppies, une période où le nec plus ultra était de travailler en relations publiques ou en publicité. Les personnages achetaient leur premier 4X4, décoraient leur première maison et découvraient le plaisir du vin et du fromage.

La Vie, la vie se déroule 10 ans plus tard. Les personnages de Bourguignon (une journaliste pigiste, un commis de vidéoclub qui rêve de travailler en cinéma, un propriétaire de bar gai et un couple formé d’une notaire et d’un crack en informatique) connaissent l’insécurité professionnelle, la peur de l’engagement et les remises en question perpétuelles. C’est la génération X dans toute sa splendeur, avec son âme d’éternelle adolescente. Avis aux 25-40 ans: phénomène d’identification assuré.

Stéphane Bourguignon, lui, est âgé de 36 ans. Et toute ressemblance avec des événements ou des personnages ayant déjà existé n’est absolument pas fortuite. "J’écris sur des choses près de moi, sur des événements qui touchent mon entourage, dit-il. Avec cette série, je ne suis pas animé par une volonté sociale de changer les choses mais plutôt par un désir d’explorer un nouveau médium, la télévision, et de jouer avec la forme."

Stéphane Bourguignon a résolument un sixième sens lorsque vient le temps de tracer un portrait de sa génération. Sa description des relations hommes-femmes a peut-être déjà fait grincer des dents (dans L’Avaleur de sable, un roman écrit avant l’ère Un gars, une fille, le gars hésite à s’engager alors que la fille rêve d’avoir un enfant), mais l’écrivain démontrait tout de même un sens aiguisé de l’observation des comportements humains.

"Avant d’écrire la série, j’avais déjà un feeling de ce que je voulais qu’il s’en dégage, lance Bourguignon. Le point de départ – un groupe formé de cinq amis – ne révolutionne rien, mais il permet d’aller jouer dans toutes sortes de sentiments. Je dirais que la série est en continuité avec mes livres et qu’elle aborde les mêmes préoccupations."

Radio-Canada s’est engagée à diffuser La Vie, la vie pendant trois ans, soit 39 épisodes de 30 minutes. Or, au moment où vous regarderez le premier épisode, Bourguignon aura pratiquement terminé d’écrire la série. "J’ai écrit avec une absence totale de pression, affirme le scénariste. Si la série avait été diffusée pendant que j’écrivais, j’aurais peut-être été tenté de dévier de ma trajectoire, de changer des choses, de répondre à certaines attentes du public; ce ne fut pas le cas. De plus, Radio-Canada m’a donné carte blanche. Je voulais prendre mon temps pour écrire et ils ont respecté cette exigence. Chaque épisode a pris entre trois semaines et un mois d’écriture."

Pendant tout ce temps, Stéphane Bourguignon a travaillé en étroite collaboration avec André Béraud, producteur au contenu chez Cirrus Communications, la boîte qui coproduit La Vie, la vie avec Lux Films. Issu du milieu du cinéma, Béraud a l’âge des personnages de la série. "Nous avons inventé notre propre structure de travail, dit Bourguignon. J’avais une certaine culture télévisuelle, j’avais regardé d’autres émissions et j’avais même commandé quelques épisodes de Thritysomething pour les étudier plus à fond. André m’a beaucoup aidé, il a tout de suite compris où je m’en allais."

Une approche cinéma
La méthode d’écriture de Bourguignon aurait de quoi rendre fou n’importe quel réalisateur. De son propre aveu, l’écrivain ne se gêne pas pour accompagner ses textes d’une foule d’indications de réalisation. "Quand j’ai vu les premiers rushs, j’ai fait confiance au réalisateur, lance toutefois Bourguignon. Après quelques épisodes, je me suis même permis d’essayer des choses que des professeurs de scénarisation me reprocheraient sûrement. Et Patrice a parfaitement traduit ce que j’avais en tête."

Patrice, c’est Patrice Sauvé, le réalisateur de La Vie, la vie. Il a 34 ans et il semble très nerveux. C’est sa première grosse réalisation. À son actif, il compte des projets plus modestes comme Bons Baisers d’Amérique et Kaléidoscope pour TV5, et Arnaques pour Canal D.

"Quand j’ai lu les textes il y a deux ans, j’ai tout de suite vu et entendu cette série, lance-t-il. Stéphane n’avait pas situé l’action, mais pour moi, c’était important que ça se passe à Montréal, sur le Plateau-Mont-Royal."

Avec son comparse Michel Grou, un monteur issu de la vidéo d’art, Sauvé s’est attelé à la tâche avec l’ambition de tourner une série qui serait conçue comme une suite de courts métrages. Les références du réalisateur sont d’ailleurs plus cinématographiques que télévisuelles. "Nous avons monté les scènes en écoutant la trame sonore d’American Beauty. On cherchait à recréer cette rythmique, en symbiose avec la musique."

La musique est d’ailleurs très présente dans La Vie, la vie, et ce, dès les premières images du générique d’ouverture, où la trame sonore évoque la guitare de The Edge dans Where the Streets Have No Name, de U2. "The Edge et U2 ont été importants pour notre génération, affirme Sauvé. Comme c’est une des premières séries qui reflètent les préoccupations des gens de mon âge, je voulais qu’on y retrouve nos références culturelles."

Sauvé a occupé les mêmes bancs d’université qu’André Turpin, Alain Desrochers et compagnie. Il est de la génération du clip. Ce n’est pas un reproche, c’est un constat. Et c’est cette façon de concevoir l’image et le découpage qui donne le ton à la série. "On a tourné en numérique, la moitié du temps avec deux caméras. Certains épisodes comptent 48 scènes, comparativement à 15 ou 16 en temps normal dans des séries de ce type. D’ailleurs, je dirais que l’écriture de Stéphane a changé après avoir vu les premiers épisodes. Il a poussé encore plus loin son exploration formelle."

Quant au casting de La vie, la vie, on dit qu’il fut épique. "J’ai mis deux mois à trouver les acteurs, précise Sauvé. Dès le départ, il fallait une chimie entre les personnages car ils sont censés être amis depuis longtemps. J’ai donc fait passer les auditions par groupes de deux, puis de trois et de quatre. C’était interminable et très éprouvant pour les comédiens mais je n’avais pas le choix."

Les heureux élus? Macha Limonchik (Claire), Julie McClemens (Marie), Vincent Graton (Jacques), Patrick Labbé (Simon) et Normand Daneau (Vincent). À l’exception de Vincent Graton et Patrick Labbé, ces visages sont surtout connus des cinéphiles et des amateurs de théâtre. Des acteurs issus de la génération X qui se reconnaissent sans doute dans les personnages qu’ils incarnent.

"À un moment donné pendant le tournage, les acteurs ont trinqué au bonheur qu’ils avaient à travailler sans devoir faire de compromis, raconte Patrice Sauvé. J’imagine que c’est bon signe."

Certains épisodes de La Vie, la vie ont été présentés dans un festival de télévision en Suisse, l’an dernier. "Les gens riaient aux bons endroits, j’étais content", lance Patrice Sauvé. Reste à voir si le public québécois, qui porte aux nues le téléroman rigolo 4 et demi, se reconnaîtra dans cette vision beaucoup plus réaliste de la vie des gens de trente ans.