

L’Affaire Michaud : Deux points de vue
L’affaire Michaud continue de faire couler beaucoup d’encre. Normal: elle traite d’une question extrêmement délicate. MICHEL TRUDEAU et ROCH CÔTÉ, deux réguliers de notre chronique Grandes Gueules, nous font part de leurs réflexions sur le sujet.
Michel Trudeau, Roch Côté
B’Nai Brith et SSJB: même combat!
On a dit plein de choses depuis l’affaire Michaud, et on en dira bien plus avec la démission de Lucien Bouchard. Les membres du B’Nai Brith vont certainement faire brûler un agneau en l’honneur du premier ministre. C’est même déjà commencé. On n’a qu’à lire The Gazette: "Qu’il était beau, cet homme, et comme il se tenait debout devant les séparatistes racistes!"
Étonnant, quand même. Il y a quelque temps, un certain Lawrence Martin publiait The Antagonist: Lucien Bouchard and the Politics of Delusion, un bouquin qui affirmait que Bouchard était un être menaçant. Et maintenant, c’est tout le contraire. C’est fou comme une démission change un homme…
Dites-moi: comment Lucien est-il passé des "troubles caractériels esthétiques, associés à des phases alternées d’emportement charismatique proches du délire", à la stature de grand homme, et ce, dans le discours du même groupe que Michaud a maladroitement appelé "les juifs"? Les lobbys idéologiques, comme celui du B’Nai Brith ou de la SSJB, savent récupérer la souffrance des autres pour mousser leurs intérêts. Ce qui explique que "le Lucien fou" puisse devenir soudainement "le Lucien humain qui nous protège des séparatistes" pour les uns, ou "le Lucien blasé et inoffensif" pour les autres.
Les " juifs" sont encore au centre de la controverse. Mais pourquoi les "juifs" se résumeraient-ils à ce que certains d’entre eux, ou d’entre nous, en disent? Idem pour les catholiques, d’ailleurs. Je ne me sens pas beaucoup d’affinités avec monseigneur Turcotte, par exemple, ou avec Jean Charest et Stéphane Dion. Je ne me féliciterais pas qu’on me mette avec eux dans le bain des catholiques pour réagir, par exemple, aux provocations des protestants, sous prétexte qu’on a tous communié un jour.
Je me sens beaucoup moins proche de ces gens-là que de Woody Allen ou de Tobie Nathan, tous deux juifs de naissance, comme je suis moi-même catholique. Le second, ethnopsychiatre brillant, écrivait justement quelque part: "Les juifs sont comme tout le monde, ils sont obsédés par les juifs." Et puis aussi: "Rabbinaille, prêtraille, ayatollaille, tout ça, c’est bien la même espèce de vers de terre, c’est bien la même racaille!"
Tobie Nathan a raison. Les luttes charismatiques sont des guerres fratricides où les ennemis ont souvent la même tournure d’esprit.
Prenez Michaud et le B’Nai. Braqués l’un contre les autres, ils ont le même discours. Ils nous font peur avec des réalités historiques d’une époque révolue. "Souvenez-vous des camps de concentration et des millions de morts." "Rappelez-vous l’ostracisme des Canadiens français par le pouvoir anglophone, la déportation des Acadiens, la Conquête."
Puis ils jouent sur nos sentiments. "Juifs, le souvenir de la Shoah coule dans vos veines, ce qui détermine ce que vous êtes, ce qui vous lie avec nous dans l’unanimité d’un sentiment de persécution qui doit orienter la vigilance de vos actions!" "Canadiens français, vous êtes un peuple en péril, dominé, exclus, en voie d’extermination; réagissez, sinon vous trahirez la Nation!" Et puis c’est la guerre…
B’Nai Brith et la Société Saint-Jean-Baptiste: même combat! Voilà ce qui serait naturel, une alliance entre fils de persécutés. Alors on pourrait comprendre que Lucien, las de courir après l’histoire pour la devancer, soit parti avec son ennui, faire ce qu’il fait le mieux, soit de plaire à sa femme et de raconter des histoires à ses fils. C’est ce qu’il faisait le mieux avec nous aussi, Lucien: nous raconter des histoires. Bonne nuit, mes chéris. (Roch Côté)
L’Holocauste est-il un dogme?
Lucien Bouchard, Bernard Landry et d’autres ont accusé Yves Michaud du même crime: avoir banalisé la souffrance du peuple juif en osant comparer l’Holocauste à d’autres tragédies de l’histoire. "Monsieur Michaud, a dit le ministre des Finances le mois dernier, a fait une erreur historique monstrueuse en banalisant l’Holocauste […]. Il a nié l’épisode le plus barbare de l’histoire humaine dans son exceptionnalité."
Dans son discours de démission, le premier ministre a repris la même accusation. L’Holocauste est le crime suprême, "cette tragédie innommable ne peut souffrir de comparaison".
On risque donc maintenant d’être mis au ban de la société pour s’être demandé si l’Holocauste constitue un événement unique ou s’il s’agit d’une tragédie comparable à celles qu’ont subies d’autres peuples. Déjà, le fait de nier l’existence même de l’Holocauste vous conduit tout droit à une condamnation judiciaire. Un nouveau pas vient d’être franchi: ne comparez l’Holocauste à aucune autre tragédie historique, sinon…
Moi, je crois non seulement que l’Holocauste est incontestable mais je suis convaincu, après mûre réflexion, qu’il s’agit effectivement d’un événement hors série, d’une tragédie unique dans l’histoire. Mais je crois aussi que de vouloir imposer ces opinions à autrui comme s’il s’agissait d’un dogme est une atteinte grave à la liberté de l’esprit.
Osons donc, malgré tout, comparer l’Holocauste à une autre tragédie, celle de la famine en Ukraine. En 1932-33, Staline, insatisfait des résultats du "plan de collecte" de céréales en Ukraine, a envoyé ses troupes spolier les paysans et même exproprier les semences. Il a ainsi provoqué une famine qui a fait environ six millions de morts. Les paysans, dépossédés de tout, allaient mourir dans les villes. Six millions de morts: un chiffre comparable à celui de l’Holocauste.
Osons encore une question: la souffrance de l’enfant trouvé mort sur un trottoir de Kiev vaut-elle la souffrance de l’enfant juif qui a péri à Auschwitz? Au nom de quoi y aurait-il "unicité" ou "exceptionnalité" de la souffrance de l’un par rapport à celle de l’autre?
Voilà des questions auxquelles on ne répond pas par des poursuites judiciaires ou des motions à l’emporte-pièce d’une assemblée politique.
La question du caractère unique de l’Holocauste ne devrait jamais consister à se demander si la souffrance du peuple juif est unique ou exceptionnelle par rapport à celle d’un autre. Si nous ne sommes plus égaux dans la souffrance et la mort, alors qu’on nous explique donc en quoi consiste cette nouvelle inégalité!
L’Holocauste est à mon sens un événement unique parce qu’on n’arrive pas à l’expliquer par les causes historiques classiques. Revenons à Staline. Le "petit père des peuples" a fait bien plus de victimes que Hitler. Il n’y a pas seulement les six millions de morts d’Ukraine, il y a les autres qui ont péri par millions dans les camps, les prisons, les incessants pelotons d’exécution. Mais on aura beau additionner les morts, le comportement meurtrier de Staline relèvera toujours de causes identifiables: délire de persécution, absence de culture politique, tradition de cruauté du pouvoir, etc. Le phénomène de la tyrannie est une chose assez bien comprise aujourd’hui.
Mais peut-on expliquer le comportement des nazis à l’égard des juifs comme s’il s’agissait d’un cas de tyrannie classique? C’est là que les difficultés commencent. Les victimes de la terreur communiste sont en général réticentes à faire de l’élimination des juifs d’Europe un cas particulier. Nazisme et communisme sont pour elles les deux côtés d’une même médaille et on n’a pas à distinguer les morts.
Par ailleurs, des rescapés des camps nazis comme Elie Wiesel et Primo Levi pensent que l’Holocauste fait exception. Il représente un degré nouveau dans le mal, une profondeur jamais atteinte des forces de destruction et de haine latentes dans l’humanité. Staline éliminait des adversaires réels ou supposés. Si on prête la même motivation à Hitler dans sa volonté d’exterminer les juifs, on se rend compte que l’explication tourne court. L’Holocauste oblige à se poser de nouvelles questions sur les fonds obscurs de l’âme humaine et leur surgissement dans l’histoire. En ce sens, il est en effet sans précédent.
Mais par quelle dérive fait-on de ce caractère unique ou de l’existence même de l’Holocauste l’objet d’une croyance sanctionnée? Les dogmes sont la mort de l’esprit et les pavés de l’intolérance. (Michel Trudeau)