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Les critiques et le jazz : Fausse note
Dans le National Post du 2 janvier, le journaliste Paul Wells affirmait que les critiques de jazz étaient tellement abscons et hyper-spécialisés qu’ils avaient presque tué cette forme de musique. En marge de la série Jazz, de Ken Burns, nous avons demandé à trois critiques ce qu’ils pensaient de cette affirmation.
Claude Côté
Serge Truffaut
"Ce que dit Paul Wells, c’est littéralement de la fumisterie en conserve. C’est vrai que dans l’histoire de la critique, il y a eu toute une période où, effectivement, une majorité de critiques se complaisaient dans des analyses qui étaient abscones. Je fais référence aux années 70, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Il suffit de lire les magazines de jazz, le Downbeat, le Jazz Times et autres, pour constater que les artistes dits "populaires" comme Wynton Marsalis (consultant sénior pour la mini-série de Ken Burns) reçoivent la part belle du contenu éditorial, contrairement à un Paul Bley, par exemple.
Si Paul Wells avait réfléchi une seconde, il aurait réalisé que le pourcentage des rééditions des oeuvres de Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie, Benny Goodman, Billie Holiday et autres est plus important que celui du jazz d’avant-garde. Quand on lit les articles des journalistes canadiens consacrés à la série Jazz, on constate qu’ils critiquent les critiques américains qui ont osé faire leur boulot – c’est-à-dire: critiquer la série de Burns en s’appuyant sur les commentaires de musiciens établis qui ont VU la série au complet.
Burns n’est pas fou: il savait qu’en embauchant Marsalis, il provoquerait du même coup une polémique sur sa série. C’est connu, Marsalis est détesté par la moitié des musiciens et louangé par l’autre. Le principal commanditaire de la série, GM, n’aurait jamais accepté qu’on prenne quelqu’un comme Archie Shepp, connu pour ses prises de position politiques (entre autres sur le système capitaliste) dans les années 60 et 70. En ce qui concerne l’impact négatif des critiques, pour ma part, je parle d’abord des choses que j’aime et je fais des choix."
Len Dobbin (Fin observateur du jazz à Montréal depuis presque cinquante ans, Dobbin a animé de nombreuses émissions en plus d’écrire les notes biographiques de plusieurs disques de jazzmen canadiens.)
"Si les critiques tuent le jazz? De quels critiques parle-t-on au juste? Le New York Times a invité plusieurs musiciens à se prononcer sur la série de Burns et le consensus général ne diffère pas vraiment de celui des critiques: il y a du bon et du mauvais.
Les critiques ne font pas la pluie et le beau temps, ils ne sont pas omnipotents, ce sont des baromètres. Si tu aimes un critique, tu as tendance à acheter les disques qu’il te conseille; sinon, tu vas voir ailleurs.
Le problème avec les critiques, aujourd’hui, c’est que tout le monde peut se targuer de l’être. Il y a trois ans, le Festival de Jazz de Montréal avait invité des D.J. sur ses différentes scènes. Un journaliste de la Gazette avait décrété que les D.J. représentaient l’avenir du jazz. Comment pouvait-il en annoncer son futur s’il ne connaissait même pas son passé?"
Alain Brunet
"Si le jazz est moins populaire, ça n’a rien à voir avec la critique. Lorsqu’une forme populaire comme le jazz devient un art, forcément, il y a de la spéculation qui se fait sur la qualité de ces oeuvres-là. Forcément, il y a des points de vue divergents qui s’affrontent et les profanes ne se sentent pas dans le coup et réduisent ça à un trip de snobs. Aucune forme d’art complexe n’y échappe.
Moi, j’écoute des choses très pointues et je ne me sens pas snob pour autant. Le jazz est devenu une musique d’élite, pas au sens de la classe sociale, mais au sens du mélomane. Si tu veux triper sur le jazz, faut que t’en écoutes un maudit paquet. Le jazz dans les années 50, c’était la musique des jeunes flyés: si t’étais branché, t’écoutais du be-bop. Mais le jazz n’est pas une musique marginale, c’est plutôt une forme classique reconnue. La critique se veut le reflet de ce que le jazz est devenu. Dans mon travail, j’essaie de donner le plus d’information possible au mélomane et mon opinion passe après. Ce n’est pas mon avis qui compte, mais plutôt de faire découvrir l’artiste: comment c’est fait, d’où ça vient, vers quoi ça va, etc. Le reste, c’est de la spéculation. Le texte de Paul Wells, c’est un acte d’auto-flagellation."
Réactions des internautes(www.voir.ca)
Marc Vian: "La critique de jazz peut se pratiquer facilement. En effet, le jazz est une musique d’instrumentistes, donc concentrée sur l’aspect individuel. Or, il a toujours été facile de descendre une personne plutôt qu’une entité. C’est donc une musique cible pour la critique.
Mais comme tout le monde le sait, le jazz est une musique qui découle directement des sentiments du musicien qui l’interprète. Il faudrait donc prendre en considération le fait qu’un auditeur peut interpréter différemment d’un autre une pièce de jazz.
Bref, je crois que pour le jazz, l’aspect critique ne devrait pas être pris en considération. C’est simplement une question de sentiments."
Jean-Yves Laporte: "Le jazz est une grande musique, la plus grande aventure musicale du vingtième siècle; c’est du moins ce qu’en disent les critiques, les abscons comme les autres. On peut donc le visiter en touriste léger ou en explorateur. C’est vrai que la critique, française surtout, a tendance à tartiner beaucoup, mais que je sache, l’oenologie ne menace pas les ventes de vin de table!
Cela dit, le jazz est une musique toujours en train de se faire. Quand on l’enferme dans un musée comme le fait le documentaire de Burns, on l’enterre vivant. Bravo pour le documentaire, donc, mais merci aux critiques qui veillent au grain et qui, loin de tuer cette musique, lui donnent la respiration dont elle a besoin, ne serait-ce qu’en l’écoutant. Le jazz se fait maintenant et demain. Hier, ce sont les archives."
André Caron: "Moi, je comparerais la connaissance du jazz à la connaissance du vin. Une personne qui lit une critique de vin formulée par un spécialiste quelconque restera probablement perplexe devant les expressions utilisées, assez pour la décourager de pousser ses expériences en matière de vin plus loin. Heureusement, de plus en plus de chroniqueurs de vin ont une approche plus démocratique.
J’estime que Ken Burns voulait rejoindre le grand public et expliquer ce qu’a représenté le jazz. À mon avis, sa série saura inciter beaucoup plus de gens à écouter du jazz que s’il avait tenté de ratisser trop large. En passant, quelques connaisseurs de jazz de mon entourage ont bien apprécié les premières émissions. Les hyper-spécialistes n’auront qu’à s’en faire, une série!"