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La Proposition 36 : Pop désintox
Après avoir privilégié la ligne dure en matière de drogue, les États-Unis songent maintenant à changer de cap. Première étape: la Proposition 36, une nouvelle loi californienne visant à imposer aux personnes arrêtées pour possession de drogue un traitement médical plutôt qu’un séjour en prison. Le début d’un temps nouveau?
Tommy Chouinard
Depuis 20 ans, le mot d’ordre "War on drugs" est répété comme un leitmotiv aux États-Unis. Le gouvernement américain a adopté la fameuse expression pour qualifier son zèle accru contre la drogue, une offensive menée à grand renfort de lois plus strictes, de mesures plus répressives et de peines d’emprisonnement plus élevées. Pourtant, la tolérance zéro n’a pas porté fruit: le nombre de consommateurs de drogue a augmenté et le trafic a empiré. Les techniques de la "guerre contre la drogue" sont ainsi condamnées par plusieurs, dont le réalisateur Steven Soderbergh qui en dresse un sombre bilan dans son plus récent film, Traffic.
Dans le plus grand revirement de la politique américaine contre la drogue, la Californie a décidé de tourner le dos à la répression et à la ligne dure par l’entremise d’une réforme majeure. Le virage à 180 degrés s’est exprimé par l’adoption de la Proposition 36, une nouvelle loi ambitieuse qui mise sur un programme de réinsertion par traitement médical et cure de désintoxication pour les toxicomanes. Fini, donc, la prison pour les accros de la drogue, haut lieu de condamnation autrefois attribuée systématiquement. À l’issue d’un référendum tenu le 7 novembre dernier, la Proposition 36 a été approuvée à 61 % par les Californiens.
La nouvelle mesure a de quoi ébranler les principes du passé: elle vise à traiter la dépendance à la drogue non plus comme un crime, mais bien comme un problème de santé. "Autres temps, autres moeurs", ont résumé des quotidiens américains. L’initiative prévoit des cures de désintoxication supervisées, au lieu de peines d’emprisonnement, pour un certain nombre d’auteurs de petits délits liés à la drogue, dont les estimations s’élèvent à pas moins de 36 000 cas par année… Par exemple, la loi réclame un traitement médical pour les personnes arrêtées sous des accusations de possession et d’usage de drogue. Toutefois, les personnes accusées de trafic ou condamnées auparavant pour d’autres crimes (vol et viol, entre autres) sont exclues du programme. Cette nouvelle législation, qui entrera en vigueur à compter du 1er juillet, bouleverse les pratiques d’un État jusque-là parmi les plus sévères du pays.
Et quel bouleversement! Puisque ce n’est pas sans résistance et controverse que la Proposition 36 a été adoptée. Deux camps s’affrontent d’ailleurs toujours au sujet de son bien-fondé. "La nouvelle loi met fin à une guerre contre la drogue qui a échoué", estime Scott Ehlers, porte-parole de la California Campaign for New Drugs Policies, le plus important groupe en faveur de la Proposition 36. "La Californie vient à tort d’abandonner la bataille contre l’abus de drogues et démontre que le fait d’en consommer est un problème mineur qui n’entraîne aucun risque au criminel", réplique pour sa part Jean Munoz, porte-parole de la Californians United Against Drug Abuse, la principale organisation du camp adverse, appuyée par des regroupements de gardiens de prison et différents juristes.
Bref, les tenants des méthodes douces affrontent les défenseurs des méthodes fortes. Deux poids, deux mesures.
Drogue et Hollywood
Le débat entourant la Proposition 36 s’est même traduit par un psychodrame à Hollywood. Deux acteurs, Robert Downey Jr. et Charlie Sheen, ont représenté chacun des camps dans un duel idéologique digne d’un suspense psychologique au scénario bien ficelé.
Le 25 novembre dernier, Robert Downey Jr. a été arrêté pour possession de stupéfiants. Toutefois, depuis 1996, il a séjourné en prison à quelques reprises sous ce même chef d’accusation… L’inutilité patente de l’incarcération dans le cas Downey illustre que "sa dépendance à la drogue est davantage liée à une maladie qu’à un crime et que les séjours en prison restent vains", comme le note Scott Ehlers.
L’histoire de Charlie Sheen démontre l’inverse. Ses réputés problèmes de drogue ont amené son père, le célèbre acteur Martin Sheen, à réagir. Quand Charlie a raté la réhabilitation recommandée par un juge, son père l’a traîné à nouveau en cour, estimant que la prison était la seule et la meilleure solution pour lui. Depuis son séjour derrière les barreaux, Charlie s’est rétabli: non seulement il ne prend plus de drogues, mais il s’est même rapproché de son père! Galvanisé par cet exemple, Martin Sheen est devenu le président honoraire de la campagne No on 36 et, comme l’avance Jean Munoz, "le grand défenseur de l’idée qui veut que la prison dissuade vraiment les comportements déviants".
Alors, qui dit vrai? Sheen ou Downey? Devant un débat véritablement sans fin, Munoz dénonce la nouvelle "mode psycho-pop" des méthodes douces. "Ce n’est pas parce que les drogués ne vont pas en prison que le problème est résolu, car 25 % des gens condamnés à se faire soigner méprisent le système et abandonnent les traitements. Où iront-ils alors? En prison, le vrai lieu pour les toxicomanes! Aussi, il y aura toujours des auteurs de crimes liés à la drogue qui commettront d’autres crimes graves pendant qu’ils suivront les programmes, ce qui est très dangereux. De plus, la Proposition 36 décriminalise en quelque sorte les drogues dures. On envoie le message aux toxicomanes que prendre de la drogue n’est pas un acte criminel. C’est aberrant."
Confiant, Ehlers avance pour seule réponse que "la Proposition 36 n’est pas une façon d’excuser la dépendance à la drogue, mais bien un moyen de l’enrayer avec des moyens mieux adaptés à la réalité".
Règles claires
En Californie, la surpopulation dans les prisons a été l’élément déclencheur de la réforme. Quelque 162 000 personnes sont emprisonnées dans cet État, un record national, et près d’un prisonnier sur trois purge des peines pour des crimes liés à la drogue, plus per capita que dans n’importe quel autre État. "Il n’est pas justifiable d’envoyer des gens malades, des toxicomanes, dans les prisons, indique Scott Ehlers. Nous ne voulons plus que des criminels violents soient relâchés pour faire de la place aux drogués non violents. Les vrais criminels doivent rester derrière les barreaux."
Autre argument significatif: la Proposition 36 prévoit l’attribution de 120 millions de dollars par année, soit environ 4 000 dollars par patient annuellement, contre 24 000 que coûte chacun des 19 300 prisonniers croupissant actuellement dans les prisons californiennes pour possession simple de drogue. "L’État estime que la mesure pourrait même faire épargner 300 millions de dollars US par année", souligne Scott Ehlers.
Toutefois, malgré des économies substantielles en vue, il existe de fortes craintes quant à un éventuel laxisme du système des traitements. "Une cure sera une blague pour les toxicomanes à côté de la dureté de la prison, affirme Jean Munoz. Les peines de prison de la cour fonctionnent bien; il suffit de leur donner le temps de le prouver vraiment. De toute façon, il n’y aura même pas de tests de drogue lors des traitements! Il sera donc impossible de vérifier à tout moment si les personnes continuent de consommer. Elles vont rire du système et se promener dans nos rues avec les risques de violence que cela entraîne."
"Les règles sont claires, se défend Ehlers. Il faut rester en cure au moins un an, ce qui est bien plus dur que la prison, croyez-moi. Et ceux qui ne réussissent pas deux fois le traitement peuvent être envoyés en prison. Tout est bien préparé en vue de l’application des nouvelles mesures. Après tout, il faut arrêter de défendre la force prônée par le dogme de la loi et de l’ordre. Il faut plutôt voir que la prison ne sert à rien pour régler une dépendance à la drogue."
La Proposition 36 vue d’ici
La Proposition 36 ne manque pas de faire jaser. En fait, la nouvelle loi provoque de nombreux échos à travers les États-Unis. Si tous les États affirment étudier l’initiative attentivement, et attendre avec impatience son application, peu d’entre eux songent à aller dans le même sens. Pour le moment, du moins.
Au Québec, la récente législation est en partie bien vue. Comme le démontre Danielle Des Marais, chef de services au Centre de réadaptation Le Portage, l’esprit derrière la Proposition 36 semble approprié. "À la base, la philosophie est bonne. Il est logique de percevoir la toxicomanie comme un problème de santé, et non comme un crime. C’est pourquoi cette proposition aidera bien des gens, seulement dans la manière de juger leur situation. Et puis contrairement à ce qu’on pense, cette mesure est encore plus difficile pour un toxicomane que la méthode forte de la prison, puisqu’il doit surmonter sa dépendance en cure de désintoxication. Heureusement, je crois que de plus en plus de gens se dirigent vers la voie indiquée par la Proposition."
Cependant, selon madame Des Marais, des doutes persistent. D’ailleurs, elle émet quelques bémols quant aux rouages de la nouvelle législation. "Je comprends le bien-fondé de la Proposition, mais il y a un hic majeur: la cure sera obligatoire. Selon une panoplie d’experts, un traitement ne fonctionne vraiment qu’à la condition que la personne veuille le suivre. Je redoute alors que les cures comptent peu de réussites. De plus, j’ai peur que ces centres pour toxicomanes ne deviennent une deuxième prison. Avec la demande élevée, je crains que les centres ne soient surpeuplés et les employés, débordés. Dans ce cas, l’efficacité serait malheureusement réduite et les adversaires de la loi pourront se venger."
Le Québec et le Canada pourraient-ils imiter la Californie? Difficile à dire, selon madame Des Marais. Par contre, ici, des mesures semblables aux moyens préconisés par la Proposition 36 sont déjà appliquées. "Au Québec, nous avons les sentences avec sursis. Les toxicomanes ont le loisir d’opter pour un programme dans un centre comme le nôtre, accompagné d’une liste de conditions à respecter, ou de purger une peine en prison. Les choix sont partagés, car la personne n’est pas toujours prête à aller dans un centre. Toutefois, plusieurs détenus sont aux prises avec un problème de drogue en prison et ce n’est pas là qu’ils vont le résoudre. Le passage dans un centre de réadaptation est plus efficace."
Proposition 36:
Liens sur Proposition 36 (anglais)
Contre la Proposition 36
Drugreform (organisme militant pour une décriminalisation de la drogue)Pour la Proposition 36
Résumé de la Proposition
Résultats du référendum sur la Proposition
Forum de la California Society of Addiction Medecine
Éditorial favorable du New York Times