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Les esclaves du Net : Germinal 2001
Rien ne semble aussi bien vu qu’un emploi dans le merveilleux monde d’Internet. Et pourtant, selon certains, les travailleurs du Web constituent de vrais esclaves. C’est ce que croit BILL LESSARD, créateur du site NetSlaves, qui déboulonne ainsi le mythe de la nouvelle économie. Pour lui, la face cachée de la nouvelle économie représente tous ces travailleurs exploités et surchargés.
Tommy Chouinard
Après une fulgurante ascension, les entreprises Internet commencent à montrer des signes de faiblesse. L’indice de la Bourse américaine Nasdaq, dominée par les titres technologiques, a perdu environ 40 % de sa valeur entre le sommet atteint en mars dernier et aujourd’hui. De plus, le nombre de suppressions d’emplois dans ces entreprises annoncées en janvier dernier a atteint 12 828 postes aux États-Unis, une hausse de pas moins de 23 % par rapport au mois précédent. Visiblement, les "dotcoms" vivent une mauvaise passe. Qui en souffre le plus? Si les entrepreneurs perdent une petite fortune, ce sont les travailleurs du Web qui écopent avant tout. Surchargés, surmenés ou sans emploi, ils vivent sur la corde raide, selon plusieurs.
Bill Lessard le premier. Ce New-Yorkais de 34 ans prétend avoir vécu l’enfer en travaillant dans le domaine du Web. En 1992, il décrochait un emploi, longtemps convoité, de spécialiste du contenu éditorial pour Prodigy Services. Il pensait alors qu’il pourrait utiliser pleinement sa récente maîtrise en littérature anglaise. Cependant, il s’est vite aperçu que le poste consistait en fait à vérifier les messages d’une liste de discussion et à éliminer ceux qui traitaient de pornographie ou d’autres sujets non pertinents… Malgré tout, il s’est démené à plus de 80 heures par semaine et a perdu des dizaines de livres en mangeant uniquement des sandwichs sur le pouce. Exaspéré, il en est venu à démissionner. Puis, la guigne s’est acharnée sur lui: il a continué à oeuvrer sans relâche dans des postes insatisfaisants et pour des "start up" qui se sont écrasés avant même d’avoir décollé… Résultat: sept emplois différents en sept ans, où il bossait presque sept jours sur sept, ont eu raison de sa détermination et l’ont désillusionné. "Je n’en pouvais plus, affirme-t-il. L’industrie Internet, ce n’est pas aussi rose qu’on le pense. Les travailleurs sont devenus remplaçables et jetables à volonté, des vrais pions."
Incapable de taire son malheur, Lessard a décidé de créer en 1998 un site intitulé NetSlaves, devenu aujourd’hui l’exutoire par excellence des laissés pour compte de la netéconomie. Ce site donne l’occasion à des travailleurs exténués comme Lessard de se défouler, dans le but de dénoncer les mauvaises conditions de travail des employés du Web, souvent camouflées derrière les performances et les promesses de la nouvelle économie. "Notre site est une façon d’aider les travailleurs et de leur accorder une tribune pour les sortir de leur malheur", affirme Bill Lessard, dont le site subversif reçoit pas moins de 150 000 visites par semaine. De plus, durant les 18 premiers mois d’activités, ils ont recueilli plus de 1000 témoignages de travailleurs "au bord du burn out" de partout à travers le monde.
Le mandat de NetSlaves est clair: dénoncer la prolifération d’emplois minables qui transforment les travailleurs du Web en prolétaires de l’ère numérique. Lessard et sa bande s’attaquent à une pléiade de problématiques: les tâches abêtissantes et répétitives, les horaires de travail exagérés, les salaires de crève-faim, les fausses promesses d’Internet, les fantasmes erronés de fortune instantanée, etc. "La nouvelle économie prend le mauvais exemple des anciennes pratiques de la vieille économie, affirme Bill Lessard. Les travailleurs des manufactures de l’époque vivaient les mêmes problèmes que les travailleurs du Web endurent aujourd’hui. On dirait vraiment qu’on retourne en arrière."
Histoires d’horreur
L’attitude revancharde de Bill Lessard s’est même traduite dans un livre publié il y a un an, Netslaves: True Tales of Working the Web (McGraw-Hill), coécrit avec Steve Baldwin. Avec une touche d’humour et de sarcasme, les auteurs comparent les artisans du Web à des "robots" surmenés ou même à des "éboueurs" qui se chargent souvent de tâches ingrates. C’est dire…
Sous le couvert de l’anonymat, les histoires contenues dans le livre se suivent et se ressemblent par leur pathétisme. Entre autres, l’ouvrage nous raconte l’histoire de Kellner, un écrivain qui a été séduit par une femme chef d’entreprise qui l’a aussitôt trahi en volant son idée originale de soap pour le Web et en la vendant une petite fortune. Autre exemple, l’histoire de Boyd, qui est devenu préposé au service à la clientèle d’une compagnie, tellement surchargé de travail et exténué par des semaines de 90 heures qu’il effaçait des fichiers informatiques importants pour s’épargner du travail et rester sain d’esprit…
"Les travailleurs du Net bossent des heures incalculables, perdent leur emploi ou sont relégués dans les bas-fonds de la compagnie pour n’importe quelle raison, se désole Bill Lessard. Ils n’ont pas de vie sociale, ils mangent mal, ils travaillent toujours. Ils perdent le contrôle de leur vie et de leur destinée. Certains sont même obligés de dormir au bureau! J’ai visité une entreprise de Seattle qui a installé des lits de l’armée dans une pièce. Elle donne même des primes minables à ceux qui couchent au bureau. Ce n’est pas pour rien que les dépressions sont courantes chez les travailleurs du Web. Car pour les patrons, ils ne sont que des petites machines."
Surmenage professionnel
Pourtant, les entreprises du Net sont souvent considérées comme avant-gardistes à bien des égards. En particulier pour leurs relations avec les employés, qui sont souvent enviés et vus comme des privilégiés grâce aux conditions et aux cadeaux qui leur sont offerts. Lessard ne les trouve-t-il pas chanceux d’avoir des cellulaires gratuits, par exemple? "Les entreprises les équipent ainsi pour les joindre 24 heures sur 24, bouffer leur temps libre et les déranger en tout temps." Que penser alors du déjeuner servi au bureau le matin? "C’est pour que l’employé entre plus tôt et travaille plus d’heures." Les jeux vidéo offerts en milieu de travail? "C’est pour faire croire que le travail est toujours plaisant." La permission d’emmener son chien au bureau? "C’est pour que le travailleur n’était plus de raison de retourner à la maison." Rien n’y fait. Lessard est sceptique. "En apparence, tout ça peut paraître positif, explique-t-il, mais il s’agit d’une technique spéciale des entreprises du Net. Elles ont l’air cool comme ça, mais elles veulent exploiter les gens. Elles veulent remplacer la vie intime et le domicile par le travail et le bureau."
Au même titre que les employeurs, Lessard estime que les travailleurs sont quand même eux aussi responsables de leur propre sort, puisqu’ils sont aveuglés par une industrie qu’ils ont surestimée. "Ils se comportent comme des gens prêts à accepter tout ce qu’on leur propose, affirme-t-il. L’impression d’intégrer une élite est d’ailleurs un incitatif important. En fait, c’est tellement devenu à la mode d’être un crack d’informatique que certains sont prêts à toutes les bassesses pour y arriver. Ce qui rend ces métiers attirants, c’est l’impression que tout est à inventer, l’espoir que l’on aura une carrière fulgurante. Dans ce secteur, tout le monde parie sur un futur glorieux. On se dit que c’est dur aujourd’hui, mais que demain sera meilleur et que la fortune viendra. De cette façon, les entreprises mentent aux gens, qui acceptent alors de travailler comme des fous."
Malgré tout, les jeunes continuent à se lancer dans le domaine d’Internet. Jamais, d’ailleurs, des emplois dans des entreprises du Web ont été autant vantés. Parallèlement, les écoles et les formations se multiplient. Selon Lessard, cette frénésie cache un côté inquiétant.
"Ce sont des petits cours insignifiants qui font miroiter des emplois palpitants, indique-t-il. En fait, ce sont des emplois peu intéressants, lassants, où les tâches sont abêtissantes. D’ailleurs, il y a quelques années, on disait aux gens qui décrochait un emploi relié au Web: "Wow, c’est fantastique!" Maintenant, c’est: "Oooh, je suis désolé." Car les gens savent que personne ne fait fortune, que les employés s’abaissent à des tâches de bas étage. C’est d’ailleurs monnaie courante de rencontrer des gens qui ont une formation en création artistique et qui se retrouvent tout de même simples techniciens. Est-ce normal pour eux de faire des petits bandeaux publicitaires minables? Il existe, c’est vrai, des succès, mais ils sont plus rares qu’on le croit. Avant, tout le monde pensait faire fortune, comme employé ou comme entrepreneur. Mais aujourd’hui, on voit bien que c’est faux, car avec les fluctuations de la Bourse, des entreprises connaissent des difficultés et d’autres ferment carrément leurs portes. Qui paye? Les travailleurs. Encore."
Lessard refuse de croire qu’il se plaint pour rien. Il estime que les entreprises du Net exploitent les travailleurs en toute impunité et indifférence. Pour régler la situation, il propose de créer une union semblable à un syndicat ou un regroupement professionnel pour défendre les droits des travailleurs. "Il est temps de s’apercevoir que l’exploitation a assez duré, conclut-il. Si tout le monde se serre les coudes, les conditions s’amélioreront."
Les esclaves de la nouvelle économie :
Netslaves
Critique du livre Netslaves
www1.fatbrain.com
www.seattleweekly.com
Conditions de travail dans le milieu du multimédia
Netslaves en MP3
E-Zine
Manuel de combat pour les travailleurs du Net