Cybernétique : Marcher aux puces
Société

Cybernétique : Marcher aux puces

À la suite de ses recherches sur les robots et les machines intelligentes, le professeur britannique KEVIN WARWICK se lance dans une série d’expériences qu’il considère comme novatrices en matière d’introduction de la machine au sein de l’organisme humain. Le scientifique, qui se défend bien de n’être qu’une créature médiatique, annonce un avenir virtuel qui verra la fin du langage, l’avènement des drogues téléchargeables sur Internet et le sexe à distance. La réalité est-elle sur le point de dépasser la fiction?

Professeur de cybernétique à l’université Reading au Royaume-Uni, Kevin Warwick s’efforce de repousser les limites de la machine pensante. Détenteur d’une chaire universitaire depuis l’âge de 32 ans, il a publié plus de 300 documents sur les résultats de ses recherches dans lesquels il prévoit la conception de robots plus intelligents que l’humain. Il a récemment remporté le prix "Future of Health Technology 2000" octroyé par le MIT de Boston.

Premier implant
De son bureau de l’université Reading, en banlieue de Londres, Warwick répond avec entrain aux différentes questions qui lui sont posées. Dans les faits, il ne s’agit pas là de la première entrevue qu’il accorde à propos de ses plus récentes expériences. Bien au contraire. Vedette de la presse scientifique du Royaume-Uni, il affichait même son visage en couverture du magazine Wired l’année dernière. Il y expliquait de manière exhaustive, dans un texte signé de sa propre main, quels sont les tenants de l’expérimentation en matière d’introduction d’éléments électroniques à l’intérieur du corps humain. Au cours de la conversation téléphonique, il relate pour une énième fois les détails de sa toute première expérience de cet ordre en 1998: "On a placé dans mon bras gauche, sous la première couche de peau, une puce qui permettait de me suivre partout dans les bureaux du laboratoire à partir d’un ordinateur prévu à cet effet. Les différentes pièces s’illuminaient à mon arrivée, un haut-parleur me lançait des messages de bienvenue et certains appareils s’activaient à mon approche."

"Je sais que j’aurais pu obtenir le même résultat en plaçant la puce à l’intérieur de ma montre, mais je voulais expérimenter le port d’un implant électronique à l’intérieur du corps… histoire de saisir la sensation surtout", explique-t-il. Cette expérience à elle seule génère maintes interrogations quant aux applications possibles en matière de contrôle des déplacements qui viendraient assombrir le champ des libertés fondamentales. Aux objections à saveur Big Brother et autres anticipations apocalyptiques, Warwick rétorque: "Cela pourrait aussi régler les problèmes avec les pédophiles, par exemple. Lors de la première expérience, les réactions des machines à mon endroit auraient pu être inversées (lumières s’éteignant plutôt que s’allumant). En ce sens, un pédophile auquel on aurait implanté une puce semblable pourrait, aux alentours d’une cour d’école, actionner un dispositif d’alarme, faire fermer et verrouiller les portes et alerter les policiers."

Phase Deux
Dès l’automne prochain, si tout se déroule rondement, Warwick doit pousser ses recherches aux limites du possible. Il espère pouvoir brancher une micropuce, toujours à l’intérieur de son bras gauche, à certaines fibres de son système nerveux. Si cette première phase est concluante, des ordinateurs pourraient identifier les différents courants électriques voyageant par les circuits nerveux. Cela n’est cependant pas tout nouveau. Là où l’initiative s’avère périlleuse, c’est lorsque le chercheur prévoit qu’il pourra retransmettre à loisir ces décharges à son système nerveux en sens contraire. L’ordinateur ayant identifié et classifié différentes catégories de sensations, il pourrait alors activer le système nerveux par l’entremise de la puce sous-cutanée afin de vérifier si le cerveau analyse de même manière des données semblables. Dès lors serait mis au point un système de décodage des sens.

À ce chapitre, plusieurs scientifiques tendent à dire que, pour le moment, les théories de Warwick tiennent beaucoup plus de la science-fiction que de la réalité. "Bien sûr, c’est épeurant, rétorque le principal intéressé, mais essayez seulement d’imaginer toutes les possibilités entourant la réussite d’un projet comme celui que je mène." À ce sujet, Warwick affirme que cela sonnerait la fin du langage parlé pour faire place à une forme de télépathie électronique. "Peut-être qu’on pourra éventuellement télécharger des drogues électroniques sur Internet… mais à tout bénéfice, il y a une contrepartie tout aussi négative comme pour chaque découverte scientifique…"

Symbiose et sexe virtuel
Considérant qu’une vaste portion du cyberespace est déjà occupée par l’industrie de la pornographie, on peut aisément croire qu’une découverte comme celle que prévoit faire le professeur Warwick pourrait constituer une importante source de revenus pour ces entreprises. À ce sujet, Warwick s’interroge d’ailleurs: "Je ne comprends pas pourquoi ils ne financent pas déjà ce type de recherche." Pourrait-on assister à l’émergence d’une forme de prostitution virtuelle? "C’est possible… en fait, à ce stade-là, tout serait possible", répond-il. "Si tout va bien et que mon épouse reçoit l’implant avec succès, nous allons bien sûr faire l’amour. Au cours de la relation, il nous serait théoriquement possible de pouvoir constater les moments de plaisir et de déplaisir de l’autre. "Faire semblant" deviendrait une notion complètement obsolète." L’objectif est bien certainement de pouvoir recréer les sensations éprouvées en d’autres temps et lieux et ainsi, sonner l’avènement du véritable sexe virtuel. Toutes les possibilités étant envisageables, on pourrait communiquer avec sa copine ou son copain qui est à l’autre bout du monde et satisfaire, sur commande, ses désirs les plus lubriques.

Attention, marée basse!
Les psychiatres et les psychologues déplorent d’ores et déjà la multitude de problèmes d’ordre sexuel chez les mâles qui sont, en bonne partie, attribuables aux images et aux comportements typés transmis par la porno. Il est plausible d’imaginer qu’une machine (que l’on pourrait nommer Orgasmotron sans trop rire) comme celle qui pourrait découler des recherches du professeur Warwick n’améliorerait pas la situation. Le savant nous avoue d’ailleurs: "La plus grande crainte de mon épouse est que, si l’expérience est concluante et que nous faisons l’amour en complète symbiose, le retour à la réalité soit catastrophique et que notre vie sexuelle devienne bien ennuyante."

Doute et détraction
Si, comme Warwick le prétend lui-même, les possibilités sont infinies, certains croient que la distance qui sépare le professeur de ses fantasmes scientifiques l’est tout autant. Simon Gagné, chercheur en bionique à l’Université Laval, croit que ce que Warwick prétend pouvoir obtenir comme résultat est "farfelu" . "Il semble être entouré d’une équipe compétente et ses publications en rapport avec l’intelligence artificielle suivent le courant. Sa formation est très bien, mais lorsqu’il dérive vers la biologie, ça n’a plus de sens et on voit qu’il ne semble pas très bien savoir ce qui se fait dans le domaine", amorce Simon Gagné. "Il y a 20 ans, on implantait déjà des matrices d’électrodes au cortex visuel… Au mois de juin 2000, à l’université d’Illinois, des gens ont implanté des micropuces dans un oeil humain et les résultats n’annoncent pas beaucoup d’espoir de ce côté-là ." Lorsqu’il évoque la seconde phase du projet de Warwick, l’universitaire de Québec se fait encore plus virulent: "Il déraille, ça n’a pas de bon sens… ses commentaires sont farfelus… d’aller chercher de l’information au cerveau par un nerf, c’est ridicule, car les sensations qu’il prétend pouvoir analyser se situent au niveau du cerveau moyen…"

Les attaques les plus violentes à l’endroit de Warwick proviennent cependant du Web. Les artisans du site Kevin Warwick Watch n’y vont pas avec retenue. Ils y publient un texte délirant dans lequel ils dépeignent le scientifique en "lunatique assoiffé de publicité" ou encore comme l’artisan de la chute de l’humanité. Ses "ennemis" utilisent donc ce site afin de répertorier toute entrevue accordée par le chercheur et d’en démolir le contenu point par point. Cela ne semble pas émouvoir notre stoïque chercheur qui utilise le site afin de mettre à jour son propre dossier de presse.

En constatant ces avis contraires, on comprend difficilement qu’un magazine comme Wired se lance dans la promotion du travail d’un chercheur aussi controversé que peut l’être Kevin Warwick. Alex Heard, rédacteur en chef adjoint de la revue états-unienne, explique la décision du magazine de mettre de l’avant les idées de celui que certains qualifient de savant fou: " Nous étions intéressés par l’idée que quelqu’un entreprenne des expériences à la frontière de la cybermédecine. Comme vous avez pu le constater à l’intérieur de son essai, ses intérêts combinent l’aspect scientifique à une pensée avant-gardiste quant à ce que ses recherches pourraient apporter et où tout cela pourrait mener."

Il ajoute, afin de clarifier sa position: "Chaque fois que quelqu’un s’engage dans ce type de spéculation, il peut se tromper. Il s’agit d’un exercice visionnaire… quant à savoir si Warwick a raison ou non, je n’ai pas d’opinion là-dessus. Nous offrons aux gens un forum dans lequel ils peuvent argumenter sur les possibilités du futur, c’est tout."

Si les opinions concernant le travail de Kevin Warwick s’étendent de long en large sur un spectre allant du dégoût à l’excitation, cela n’arrêtera sans doute pas le chercheur qui croit fermement que derrière ses recherches se cachent les clefs d’un monde meilleur pour les personnes âgées, les handicapés et les victimes de graves traumatismes. "Au moins j’essaie de faire quelque chose… Il serait moralement incorrect pour moi d’effectuer de telles recherches sans en informer le public. Au moins, des journalistes se penchent sur la question, évaluent les risques, les aspects positifs et négatifs de mes recherches", argumente-t-il.

En attendant de connaître les résultats du professeur en ce qui a trait à son second implant, les impatients pourront toujours se tourner vers les romans de Isaac Asimov et les deux Terminator de James Cameron.

Liens pour le texte sur Kevin Warwick:

Site de Kevin Warwick
Kevin Warwick Watch
Texte dans Wired
Entrevue
Reportage CNN
Reportage ABC News
Reportage MSNBC
Livre de Kevin Warwick
Texte sur l’expérience de Warwick et le cybersexe
Texte paru dans le webzine Salon
Texte contre Warwick
The New Scientist
Texte paru dans… Playboy!