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Liberté d’expression : Faut-il défendre les pédophiles?
Aux États-Unis, un important groupe de défense des droits de la personne a volé au secours d’une association de pédophiles, sous prétexte que les gens ont le droit de fantasmer à voix haute. Chez nous, c’est le contraire: la Cour suprême vient d’imposer des limites sévères aux écrits fictifs et aux dessins mettant en scène des enfants. Qui a raison?
Georges Boulanger
Normalement, cet article aurait dû commencer avec la description de Jules (un pseudonyme), bon père de famille, professionnel dans l’import-export qui paie ses impôts et recycle ses cannes de pois. Au moment où vous auriez commencé à trouver Jules sympathique, je vous aurais raconté qu’il cache un secret qui, révélé, pourrait lui faire perdre sa famille, son travail et sa liberté.
Jules n’est pas un criminel. Pour des raisons morales et un peu par peur de la société, Jules a volontairement décidé qu’il y aurait une partie de lui-même qui ne s’épanouirait jamais pleinement. Mais, en tant qu’homme honnête et éthique, Jules accepte et assume cette partie de lui-même: "Je ne suis pas un animal. Je suis un pédophile", aurait-il déclaré.
L’intro parfaite pour un reportage-choc, mais juste, sur le Collectif Ganymède de Montréal, un groupe d’entraide pour les pédophiles qui cherchent à vivre en paix avec leur orientation sexuelle qu’ils disent "comme les autres", dans une société qui les considère comme des monstres ou même des "erreurs de Dieu".
Sauf qu’il n’y a pas de Jules.
Les membres du Collectif Ganymède refusent de m’aider à faire du human interest, car ils savent fort bien qu’ils n’ont pas la présomption d’humanité. Ils savent que pour la plupart des gens, seuls des démons s’attaquent aux anges…
Des esprits libres?
Si Jules n’existe pas, le Collectif Ganymède de Montréal, lui, existe bel et bien. Il a son site Internet, son adresse électronique, et ses membres se rencontrent sur une base régulière. Mais aucun membre du Collectif n’est prêt à témoigner de son vécu, même sous le couvert d’un pseudonyme.
Le Collectif Ganymède de Montréal fait partie du réseau Internet Free Spirits, un serveur qui héberge une trentaine de sites de boylovers, le terme qu’utilisent les pédophiles pour se décrire eux-mêmes. C’est "un forum où les boylovers peuvent explorer les enjeux de leur sexualité et se donner de l’appui mutuel – histoire d’apprendre à vivre des vies productives de façon à aider les enfants, plutôt que de leur causer du tort", écrit-on en introduction.
Les utilisateurs sont mis en garde contre l’utilisation du site pour l’échange de matériel pornographique et la description d’actes sexuels qui pourraient être illégaux.
"Nos conversations ressemblent en tous points à ce qu’un groupe de gars se diraient dans un stag party, les remarques grossières à l’égard des femmes en moins, m’explique un membre du Collectif. Notre vie quotidienne ne se distingue en rien de celle de monsieur Tout-le-monde."
La lecture d’un sondage spontané et pas du tout scientifique sur La Garçonnière (le forum français de Free Spirits) permet d’apprendre que les participants sont attirés par les garçons de 8 à 16 ans, que la moitié admettent avoir déjà eu une relation sexuelle avec un enfant ou un ado, et que les deux tiers ne prendraient pas une pilule magique qui les transformerait en hétérosexuels. Il est aussi absurde de vouloir traiter un pédophile que de vouloir guérir un homosexuel, m’explique le Collectif.
"Notre seul but est de permettre la communication entre gens qui voient leur orientation sexuelle (car oui, c’en est une) considérée comme la peste des temps modernes."
Actuellement, plusieurs centaines de pédophiles communiquent entre eux sur les forums de discussion de Free Spirits. Profitant de l’anonymat d’Internet, ils se décrivent comme des "esprits libres" victimes des "lois du Canada qui ne distinguent pas un pédophile d’un agresseur".
Les membres du Collectif Ganymède de Montréal ne veulent pas témoigner personnellement et me disent bien peu de chose collectivement. Ils sont nos amis et nos voisins, mais pas question de se "outer" ni de réclamer le droit d’exister. "Nous ne sommes pas un groupe de revendication."
"Des limites acceptables"
Un groupe de revendication, il en existe un aux États-Unis: la North American Man/Boy Love Association (NAMBLA). Le groupe américain revendique, en gros, l’abolition des lois relatives à l’âge de consentement qu’il considère comme arbitraires et injustes.
Il y a quelques mois, Charles Jaynes, un membre de NAMBLA, a été condamné à la prison à perpétuité pour le viol et le meurtre d’un jeune garçon de 10 ans au Massachusetts. L’avocat Lawrence Frisoli et les parents du jeune ont entrepris une poursuite de 200 millions de dollars contre NAMBLA dans l’espoir d’asphyxier financièrement l’organisation.
Les membres de l’American Civil Liberties Union, des intégristes de la liberté d’expression qui défendent même les nazis américains, y ont vu une menace suffisante à ladite liberté d’expression pour prendre la défense de NAMBLA.
Le Collectif craint-il d’être victime d’une tentative de censure semblable au Canada? Absolument pas. "Notre aviseur légal nous indique que les Chartes des droits et libertés canadienne et québécoise sont un bouclier suffisant pour nous protéger des dérapages fascisants vécus chez nos voisins du sud", répondent-ils.
Alors que je poursuivais ma discussion avec le Collectif Ganymède, la Cour suprême a rendu son jugement sur la possession de pornographie infantile. Dans ce contexte, j’ai demandé à Marc-André Blanchard, avocat spécialisé en liberté d’expression, de visiter les sites de Ganymède et Free Spirits. Il en est revenu avec un malaise certain, mais sans avoir vu quoi que ce soit d’illégal.
La Cour suprême a maintenu l’interdiction de posséder des photos ou des vidéos mettant en scène des enfants dans des situations sexuellement explicites. Tout le monde a applaudi.
Mais la Cour a aussi imposé des limites sévères aux écrits fictifs et aux dessins mettant en scène des enfants. Du matériel qui provient directement de la tête malade du pédophile et qui peut être produit, présumément, sans que des enfants soient mis en danger.
Par exemple, la Cour a décriminalisé les écrits qui "observent et analysent" des actes sexuels avec des enfants, sans les préconiser ou les encourager. Une nuance qui régularise le cas de Lolita, de Nabokov, tout en maintenant l’illégalité de Sam Paloc’s Boyabuse: A Collection of Kiddiekink Classics, l’oeuvre de fiction de John Robin Sharpe à l’origine du jugement.
Qui décide de ce qui est une analyse et de ce qui constitue un encouragement? Qui va juger de la valeur artistique d’une fiction? La police.
Une belle recette pour l’abus, reconnaît Me Blanchard. "Tout le monde n’est pas Nabokov, mais tout le monde a le droit d’essayer de devenir Nabokov. Sur ce, la Cour suprême n’est pas nécessairement rassurante."
Cette notion de "préconiser ou d’encourager" la pédophilie pourrait aussi être utilisée pour empêcher les pédophiles canadiens de se rassembler et de créer un groupe de revendication comme NAMBLA.
"C’est une limite au droit de revendiquer, admet Me Blanchard. Mais l’opinion majoritaire dit que ce genre de discours n’a pas de valeur intrinsèque; que les études en sciences humaines affirment que c’est nocif, et que le législateur a raison de légiférer."
Pourquoi les pédophiles auraient le droit de préconiser ou de justifier un acte illégal aussi universellement dénoncé dans la société que la pédophilie? Pour les mêmes raisons que Boris St-Maurice et le Bloc Pot ont le droit de prôner la légalisation de la marijuana, diront certains. Pour la même raison que les homosexuels ont eu le droit de dénoncer les lois qui, jusqu’à tout récemment, interdisaient l’homosexualité, diront d’autres.
Me Blanchard y voit bien un double standard, mais croit que c’est un double standard avec lequel la société est prête à vivre. "Avec la marijuana, on n’est pas dans la même ligue que la pédophilie. Socialement, la pédophilie est dans le top 3, sinon le top 1 des choses qu’on veut décourager dans notre société." L’objectif: la protection des enfants, justifie que la liberté d’expression des pédophiles soit limitée, croit-il.
La loi du silence
Je me suis rendu directement sur La Garçonnière pour voir ce que les boylovers pensaient du jugement.
Le "comité" de Free Spirits a finalement fait paraître un message:
"Je demande à tous ceux qui désirent répondre beaucoup de circonspection pour que vous ne mettiez pas en danger votre anonymat. À ce titre, le comité a retiré et retirera TOUTE adresse e-mail de G. Boulanger. Ceci est une mise en garde officielle!!! Signé: BlueBeard (Barbe bleue), pour le comité de Free Spirits."
Les "esprits libres" ont respecté la consigne. Aucun "homme libre" ne s’est levé pour prendre la défense de ses frères, et pour clamer haut et fort, comme les Noirs, les homos, les femmes et les autres "minorités culturelles opprimées" du passé: "Je suis un humain."
Mais justement: est-ce qu’un humain s’attaquerait aux anges?