La menace du bioterrorisme : Alerte aux virus
Société

La menace du bioterrorisme : Alerte aux virus

En janvier, tout le monde a craint le pire lorsqu’un édifice gouvernemental d’Ottawa fut la cible d’une supposée attaque à l’anthrax. Heureusement, il ne s’agissait que d’un canular. Mais devrait-on s’inquiéter d’une éventuelle attaque aux virus ou aux bactéries? Absolument, répond l’Américain DONALD A. HENDERSON, directeur du Center for Civilian Biodefense Studies. Pour cet expert, le bioterrorisme constitue une menace grandissante.

Le 30 janvier, Ottawa est passé à un cheveu d’une catastrophe bactériologique. Ce jour-là, un colis suspect fut envoyé aux bureaux de la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Elinor Caplan. Devant cette menace potentielle pour la sécurité publique, quelque 1500 personnes furent aussitôt évacuées. Au premier examen, des spécialistes ont détecté la présence de bactéries suspectes dans une poudre bleuâtre se trouvant à l’intérieur de l’enveloppe. Conclusion: il s’agissait d’anthrax, un produit biologique mortel. Mais à la suite d’une analyse plus approfondie, les bactéries se sont révélées inoffensives, car elles ne se reproduisaient plus.

Après avoir tergiversé sur une hypothétique attaque terroriste à l’anthrax, le colis s’est donc révélé être un canular grotesque. La Gendarmerie royale du Canada se garde toutefois de dévoiler la nature exacte des bactéries et de divulguer l’identité d’un quelconque suspect. L’enquête se poursuit. Toute cette agitation ne manque pas de soulever des inquiétudes sérieuses. Le Canada serait-il victime du bioterrorisme (ou terrorisme biologique), ce mouvement extrémiste qui utilise des virus épidémiques comme arme de destruction massive?

Cette menace et cet incident ne surprennent guère Donald A. Henderson, directeur du Center for Civilian Biodefense Studies de l’Université Johns Hopkins de Baltimore, au Maryland. En tant que leader de ce centre de recherche sur les armes biologiques, il estime être l’un des premiers Américains a avoir tiré la sonnette d’alarme et lancé un message clair aux autorités: le bioterrorisme représente une menace réelle, redoutable et insoupçonnée. Pour cet expert américain, consultant et spécialiste de la question depuis une trentaine d’années, rien n’est plus à craindre qu’une attaque bactériologique. Or, selon lui, non seulement les groupes terroristes développent-ils sérieusement des armes biologiques, mais les gouvernements ne se préparent même pas à l’éventualité d’une attaque. Catastrophe en vue?

Que pensez-vous du récent incident survenu à Ottawa?
Je crois qu’il devrait être pris extrêmement au sérieux par le gouvernement canadien. Qui sait, il peut s’agir d’un test ou même d’un avertissement de la part d’un groupe terroriste. Quoi qu’il en soit, nous avons connu des cas semblables aux États-Unis au cours des dernières années. Généralement, des suspects envoient des canulars à des palais de justice et à des édifices gouvernementaux.

Il faut prendre ces actes au sérieux. Selon moi, d’ici cinq ou dix ans maximum, un désastre bactériologique s’abattra dans un pays occidental. Car les armes biologiques deviennent de plus en plus le choix de groupes terroristes extrémistes.

Comment expliquer que les armes biologiques puissent susciter à la fois tant de convoitises et d’inquiétudes?
Ce sont des armes extrêmement puissantes. Je crois qu’il s’agit des armes de destruction massive du futur. Elles ne sont pas aussi faciles d’accès et aussi répandues que les armes à feu et les bombes, mais elles ont un impact redoutable. Entre autres, elles peuvent créer des épidémies, particulièrement lorsque les bactéries ou les virus sont vaporisés par des bombes aérosol dans des endroits publics. Le nombre de victimes peut alors être considérable.

Selon nos études, moins de 100 kilogrammes d’anthrax bien répandus dans le centre-ville de Washington pourraient entraîner la mort de trois millions de personnes! L’anthrax est d’ailleurs l’arme biologique la plus connue. Ses effets sont fatals: une fois inhalé, l’anthrax cause une fièvre violente et des douleurs abdominales qui entraînent la mort en 24 heures.

Il existe également d’autres types d’armes biologiques aux effets sensiblement identiques: la petite vérole, la peste, le virus de la variole, la toxine botulique, etc. De plus, le développement scientifique des armes biologiques est tel qu’elles peuvent viser des groupes ethniques précis: les Noirs, les Asiatiques, etc. En effet, certains virus ne sont activés que chez les personnes possédant une certaine série de gènes. C’est très pernicieux.

Comme micro-organismes vivants, les armes biologiques ont aussi la supériorité d’être les seules armes capables d’entretenir par elles-mêmes leur prolifération une fois lancées dans l’air. En fait, elles agissent comme des épidémies, en étant transmises d’individu en individu. Ces virus sont inhalés ou ingérés après avoir été vaporisés ou introduits dans la distribution d’eau potable ou dans les produits alimentaires. Ce sont des armes invisibles, inodores, quasi indétectables et furtives. Elles peuvent même être transportées facilement dans une mallette! J’irais presque jusqu’à dire qu’il s’agit d’armes parfaites.

Quel pays possède actuellement des armes biologiques?
À notre connaissance, plusieurs pays élaborent depuis des années des programmes de développement d’armes biologiques: la Russie, l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord, Taiwan et la Libye, par exemple. Ces pays nient tout, mais nous savons qu’ils mentent. Vous savez, malgré les essais nucléaires de l’Inde et du Pakistan, la prolifération nucléaire restera limitée dans les années à venir. En revanche, des États sont tentés de développer d’autres formes d’armes de destruction massive, surtout bactériologiques. Les traités internationaux qui concernent ce type d’armements ne prévoient pas de mesures suffisantes de contrôle et nécessiteraient d’importantes modifications.

Encore plus inquiétant, des groupes extrémistes peuvent avoir entre les mains des armes biologiques. Nous croyons que certaines formations terroristes développent ce type d’armes en secret: les groupes religieux extrémistes, les sectes millénaristes, les groupes d’extrême droite, les néo-nazis. Même les amateurs de type Unabomber représentent un réel danger. Pour les terroristes, les armes bactériologiques constituent l’arsenal du futur.

Il ne faudrait pas non plus sous-estimer le danger que représentent ces groupes. En 1995, la secte Aum Shinri Kyo a commis un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Cet attentat a causé la mort d’une douzaine de personnes et 5500 autres ont été incommodées. On craint maintenant que cette secte ne soit en train de poursuivre le développement d’armes biologiques. Bref, les ennemis sont nombreux et bien réels.

Pour qu’autant de groupes puissent en avoir en leur possession, les armes biologiques sont-elles dispendieuses?
Comparées aux armes nucléaires, absolument pas. On peut se les procurer facilement, et elles sont très difficiles à détecter. Voilà pourquoi les armes biologiques font très bien l’affaire des terroristes. Actuellement, il est possible de dénicher de telles armes par Internet, grâce à des laboratoires clandestins situés à travers le monde. Vous pouvez même vous faire livrer des agents pathogènes par la poste! Des groupes terroristes réussissent même à voler ces armes dans les pays possédant des centres de production, ou même à se les faire donner par des États appuyant leurs causes.

Par contre, ce n’est pas aussi facile de reproduire les bactéries et de les transformer en armes effectives. Il faut avoir des gens qualifiés pour bien les manipuler, puis pour les propager dans l’air. Ce n’est pas à la portée d’un adolescent révolté contre la société… En revanche, il ne faut pas oublier que les groupes terroristes se perfectionnent de plus en plus. C’est pourquoi il y a lieu de s’inquiéter.

Plusieurs spécialistes pensent toutefois que nous surestimons le phénomène du bioterrorisme de même que ses capacités réelles. Sommes-nous donc en train de faire de la démagogie et de nous énerver pour rien?
Pas du tout. Certes, le risque d’être victimes d’une attaque bioterroriste est mince, c’est vrai. Mais ses conséquences pourraient être catastrophiques. Si personne ne s’en inquiète, la société deviendra extrêmement vulnérable à une attaque du genre.

Il n’y a pas eu encore d’incidents majeurs mettant en cause des armes bactériologiques. Cependant, des événements isolés se sont produits. Aux États-Unis, certains groupes ont échafaudé des plans destinés à empoisonner le système d’approvisionnement d’eau d’une grande ville. Des produits alimentaires ont même déjà été contaminés. La menace commence donc à être sérieuse. C’est pourquoi il faut se pencher sur le problème.

Justement, sommes-nous suffisamment alertés et bien préparés devant la menace d’une attaque bioterroriste?
Non, nous ne sommes pas préparés du tout, ni aux États-Unis, ni ailleurs dans le monde. Les gouvernements n’investissent pas assez d’efforts. Aucun plan d’urgence n’a encore été élaboré sur ce sujet.

Il faudrait préparer des vaccins et des antibiotiques contre les armes bactériologiques, car ceux qui existent actuellement sont déficients. Il faudrait également développer un réseau de laboratoires et de centres capables de traiter les gens, de réagir à une épidémie. À l’heure actuelle, bien peu de médecins pourraient reconnaître l’anthrax. Aucun hôpital n’est prêt en cas d’attaque bioterroriste. Pire: aucune équipe d’évacuation et de décontamination n’a encore été créée! Les gouvernements investissent peu d’argent pour prévenir une telle attaque. Selon moi, cela devrait être mis dans les priorités de défense nationale.

Liens sur le bioterrorisme:

Site de l’Armée américaine sur l’Anthrax (rempli d’infos extrêmement intéressantes):www.anthrax.osd.mil/


Le Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS), agence d’espionnage du gouvernement canadien, se penche de plus en plus sur le terrorisme biologique. À preuve, le SCRS, dont les activités antiterroristes représentent une priorité, a publié récemment trois rapports qui traitent, en tout ou en partie, du phénomène. Les conclusions sont aussi claires que peu rassurantes: "Il semble qu’il faille se demander quand le prochain attentat surviendra, et non pas si il surviendra." Bref, pour l’organisation, "la société canadienne demeure très vulnérable à de tels attentats, dont les conséquences pourraient être exceptionnellement horribles".

Si le SCRS exprime de vives craintes quant au bioterrorisme, il reconnaît toutefois que le Canada "n’est pas une cible de choix comme le territoire américain pour une attaque à l’arme biologique". En revanche, il précise que le pays n’est pas pour autant "à l’abri d’un tel acte".

Selon le Service, les armes biologiques représentent bel et bien un réel danger. "Parmi les armes de destruction massive, les agents bactériologiques sont plus faciles et moins onéreux à produire que les matières nucléaires ou les agents destinés aux armes chimiques; et la technologie et le savoir-faire nécessaires sont facilement accessibles. C’est l’attaque à l’arme bactériologique qui est de loin la plus dangereuse, car les victimes respirent les agents pathogènes qui vont se loger dans les poumons. Sans un traitement adéquat, les risques de décès chez les personnes atteintes par ce procédé sont de 100 %."

En plus de répertorier le développement et la prolifération des armes bactériologiques à travers le monde, le SCRS souligne les événements déjà survenus au pays. Certes, comme le rapporte le Service, le Canada n’a pas connu d’actes graves de terrorisme biologique entraînant un grand nombre de victimes. Toutefois, "il y a eu des menaces de contamination des systèmes d’approvisionnement en eau de plusieurs localités, ainsi que d’assez fréquentes allégations de contamination de produits par des extrémistes".

Pour des questions évidentes de sécurité, l’organisation conclut que "le Canada doit se tenir à l’affût et au courant de la menace que représente le terrorisme". En fin de compte, sans décrire de moyens pour prévenir les attaques, le SCRS indique que le bioterrorisme constitue une "préoccupation grandissante". (Tommy Chouinard)


Si un groupe terroriste décidait aujourd’hui de lancer une attaque biologique au Québec, quelle force d’élite serait la première appelée sur la scène du crime? Quelle escouade d’experts vêtus de combinaisons étanches serait appelée à juger de l’amplitude du danger, des risques de contamination et des mesures à prendre pendant les premières heures cruciales? Eh bien, ce serait probablement la police municipale de Terrebonne ou encore les pompiers volontaires de Duhamel.

En effet, depuis les inondations au Saguenay et la crise du verglas, le gouvernement du Québec a refilé aux municipalités la responsabilité de formuler un ou des plans d’urgence en cas de crise ou de catastrophe. Le hic, c’est que les municipalités ne sont pas prêtes.

C’est du moins ce que croit Heather MacKenzie-Carey, vice-présidente du Groupe Turning Point, une compagnie privée qui offre de la formation en management d’urgences. Dans le cadre de son mémoire de maîtrise à l’Université de Leicester au Royaume-Uni, madame MacKenzie-Carey (qui est également éditrice du Canadian Journal of Emergency Management) a interviewé 65 premiers répondants et experts canadiens qui pourraient être appelés dans l’éventualité d’une attaque terroriste biologique. Sa conclusion: "Il n’existe pas de plan d’urgence en cas d’attaque."

De plus, encore faudrait-il qu’une attaque soit identifiée comme telle. "La plus grosse difficulté, c’est de reconnaître qu’il y a un problème biologique et de déterminer combien de personnes risquent d’être touchées", explique madame MacKenzie-Carey. Bien que le bioterrorisme évoque des nuages toxiques qui tuent tout sur leur passage, un attentat bioterroriste peut être aussi low tech que quelques microbes d’E. coli ou de salmonelle répandus sur la nourriture d’un buffet, par exemple.

Rachel Delisle, agente de communications pour la Sécurité civile de Québec, est moins alarmiste. "Les petites municipalités peuvent toujours utiliser les ressources de Santé Canada, affirme-t-elle. Elles peuvent aussi faire appel au département de Santé communautaire, à Environnement Québec ou à la GRC, selon les circonstances." À la GRC, le constable Pierre Jean explique qu’il "n’y a pas de responsable comme tel. On ne peut pas dire: "Appelle monsieur Untel, et il appuiera sur le bouton rouge."" La responsabilité ultime reviendrait à la Défense nationale ou encore au Solliciteur général du Canada. Les espions du SCRS pourraient, ou pas, être appelés. Bref, on nage dans le flou…

"Tout le monde a l’impression qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui va s’en occuper, fait remarquer madame MacKenzie-Carey, mais cette personne n’existe pas!" En fait, ceux qui n’auront pas le choix de prendre cette responsabilité, ce sont les premiers policiers municipaux ou encore les ambulanciers qui vont venir en aide aux personnes malades, au risque de ce contaminer eux-mêmes s’ils ne reconnaissent pas les symptômes d’un agent biologique.

Les ressources nécessaires ne sont pas si extraordinaires qu’on pourrait croire, pense madame MacKenzie-Carey. Les policiers municipaux et les ambulanciers devraient "connaître les différents agents, leurs effets et les moyens de les contenir. Ils devraient recevoir le même type de formation que celle qu’ils reçoivent en cas d’incendies ou d’accidents de la circulation. Malheureusement, c’est loin d’être le cas".

À la Sécurité civile du gouvernement du Québec, on reconnaît que les plus petites municipalités n’ont pas nécessairement les ressources pour faire face à ce genre de crise. "Mais une municipalité ne peut pas se contenter de hausser les épaules en disant qu’on ne peut rien faire, explique madame Delisle. Les édiles doivent avoir un plan, préparer un bulletin de ressources."

"Le Canada n’est pas prêt, affirme madame MacKenzie-Carey. Pourtant, de telles contaminations sont déjà arrivées, et il en arrivera encore." (Georges Boulanger)