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Une tradition dérangeante : Un repas qui a du chien
À la fin de chaque mois lunaire, l’artère située entre la Rivière Rouge et le West Lake, à Hanoi, s’anime de centaines de motocyclettes. Familles, collègues de travail et… chiens en cage se rencontrent aux portes de ces charmantes huttes en bambou qui bordent la Nhat Tan dike: les restaurants de viande de chien.
Alexandra Gilbert
Ils ne ressemblent à rien. Oubliez l’image du comptoir de pho, le restaurant à l’occidentale ou l’étal qui tient d’une version vietnamienne du brunch du dimanche. Le restaurant de viande de chien se distingue d’abord par sa structure qui s’apparente curieusement aux demeures de certaines ethnies minoritaires du pays. Viennent ensuite les jappements, les hurlements et, surtout, l’odeur ambiante. En pénétrant dans la grande salle à aire ouverte où tout le monde est assis à même le sol de bambou, dans une cacophonie digne des heures de pointe les plus cauchemardesques, on ne peut pas dire que ça sente le chien. Des effluves d’une viande indéterminée s’infiltrent avec force dans les narines et s’acheminent lentement vers la pensée, alors le chien cuit, c’est donc ça. Un p’tit coup d’alcool de riz s’il vous plaît…
Tout est nébuleux sur la façon dont les chiens sont recrutés. On dit que seuls les chiens errants, âgés et handicapés sont récupérés à des fins nutritives. Mais certains soirs, des animaux de compagnie disparaissent – car le chien, au Viêtnam, a également le statut d’animal domestique, et il peut être fort bien traité. Chose certaine, leur mort ressemble à un film d’horreur: on saisit la bête au cou, à l’aide d’un crochet, puis on la bat bien fort pour en attendrir la viande. Avant même qu’elle ne rende son dernier souffle, on la plonge dans l’eau bouillante. Enfin, c’est ce qu’on raconte.
La cuisine du restaurant de chien est un endroit fascinant, mais diffère d’un établissement à l’autre. Quand ça ne ressemble pas à un abattoir, l’effet visuel est tout de même percutant; les pattes, les queues et les têtes des animaux sont conservées dans un coin pour la soupe. Le cuisinier fait tranquillement rôtir ses brochettes de chien sur la braise avant d’agiter le liquide de ses immenses marmites. La viande est ensuite apprêtée de différentes façons, comme n’importe quelle autre viande. En ragoût, en brochettes, en petites boulettes mignonnes comme tout, en tranches et en saucisses. La viande, bien qu’épicée, a un goût naturel très prononcé qui se retrouve à chacun des plats. L’effet psychologique est lourd, puisque la viande, loin d’être tendre, mis à part les flancs qui ressemblent à des tranches de porc, doit être maintes fois mastiquée, retournée dans la bouche, remastiquée, mais où est l’alcool de riz que j’avale ma boulette de chien …
Mais il y a d’autres versions du produit final. Dans certains marchés, on voit des chiens entiers, de cette teinte orangée si répandue dans le domaine de l’animal rôti. Seule la queue lui est retirée. Dans d’autres restaurants, moins courus que ceux de Nhat Tan, d’immenses paniers contiennent des moitiés de corps de chien, surtout des derrières, vous savez, avec les deux pattes d’en arrière, la croupe et la queue.
On ne sait trop d’où vient la tradition, mais chose certaine, les effets bénéfiques de la consommation de viande de chien ont convaincu la classe aisée du nord du pays d’adopter le rituel. Au Viêtnam, il n’est pas rare de consommer la chair des animaux – ou certaines de leurs parties isolées – pour leurs vertus aphrodisiaques, curatives ou bénéfiques. Le vin de pénis de chèvre, par exemple, est reconnu pour augmenter la libido. La légende raconte que l’empereur Minh Mang, qui en aurait un soir abusé, aurait eu des relations sexuelles fructueuses avec une vingtaine de femmes, dont 12 seraient tombées enceintes. Dans le sud du pays, la cervelle de singe transmet l’intelligence à celui qui la déguste, une expérience culinaire que seule peut se permettre l’élite financière. Que dire d’avaler un coeur de serpent encore tout chaud et palpitant entre le pouce et le majeur, ce qui constitue le summum de l’ingurgitation de chance à l’état brut. Quant à la viande de chien, elle apporte chance et bonheur à celui qui la consomme seulement si le rituel est accompli à la fin du mois lunaire. L’effet positif est inversé si un inculte ose manger du chien en début de mois lunaire.
Manger la thit cho (thit pour viande et cho pour chien) est l’occasion de se réunir entre amis et de boire quantité d’alcool de riz, tout en discutant. Les femmes, longtemps mises à l’écart, prennent désormais part au festin, bien qu’elles semblent moins friandes de l’expérience que les hommes. Plusieurs Vietnamiens, pour différentes raisons, se refusent à ce rituel, mais n’allez pas croire que c’est parce qu’ils possèdent un chien… Il n’est pas incohérent de voir un propriétaire de chien aller, précisément, déguster un autre chien.
Que les touristes se rassurent, puisqu’ils risquent peu de trouver malencontreusement un morceau de viande de chien dans leur assiette. Le chien est une viande prisée et dispendieuse. Par contre, si vous restez assez longtemps au pays pour vous faire des amis, vous serez probablement invité à une sortie au restaurant de viande de chien et, vous savez, quand l’alcool de riz coule à flots… Moi aussi, avant de partir, j’avais dit: "Jamais."