Charles Trenet : « Un pilier de la culture française au Québec »
L’anecdote est devenue une vraie légende: c’est chez le cabaretier GÉRARD THIBAULT que Charles Trenet a eu le coup de foudre pour le Québec. Voir l’a rencontré le 18 mai 2000, jour du 87e anniversaire du Fou chantant. M. Thibault avait partagé avec nous anecdotes et souvenirs, que nous publions ici en hommage au disparu.
Une visite inattendue
"Trenet et moi avons une version différente de sa première visite. Lui dit qu’il était à Ottawa, qu’il voulait visiter Québec et qu’il a trouvé Chez Gérard dans le bottin de téléphone. Ça lui convenait parce que c’était juste en face de la gare. Ma version à moi, c’est qu’il est venu manger chez Gérard. Il a demandé à parler au patron, mais je n’y étais pas. Il a dit à mon frère Émile qu’il allait m’appeler le lendemain, à six heures du soir. Je n’y croyais pas. On faisait des spectacles depuis un petit bout de temps, mais là, il s’agissait d’une grande vedette! Je suis même allé à la Commission des liqueurs pour savoir si j’avais le droit de présenter une vedette. Le président m’a dit que rien ne l’autorisait, mais que rien ne le défendait non plus…
Trenet a appelé à l’heure convenue. La première chose que je lui ai dite, c’est que je ne pouvais pas le payer; il m’a dit que je n’avais qu’à lui donner ce que je voulais. Là, ce n’était plus pareil! Il est arrivé deux jours plus tard. On n’avait pas eu le temps de faire de la publicité dans les journaux, mais c’était plein le soir du premier spectacle. Il y a même des gens qui attendaient dehors, en plein mois de février!
La scène était faite de caisses de bière renversées sur lesquelles on avait mis un contreplaqué et le tapis de ma salle à dîner – je demeurais en haut de Chez Gérard. Tout le monde retenait son souffle. Vous savez comment c’est quand un artiste est désiré, que les gens attendent pour le voir… Il avait donné un vrai bon spectacle, une bonne heure et demie. Chaque fois qu’il sortait de scène, le public le redemandait. Le lendemain, Trenet m’avait dit: "Dans trois jours, toute la haute-ville va vouloir descendre chez Gérard." Il avait raison!"
Une révélation
"Pendant la guerre, le public avait été submergé par la musique américaine. On entendait quelques disques en français, mais les gens n’avaient pas l’occasion de voir les artistes. Alors quand Charles Trenet est venu, ça a été une vraie révélation. Nous nous sommes aperçus que ça répondait à un besoin culturel de la population. La salle était toujours remplie et des journaux de Montréal faisaient des reportages très positifs. Chez Gérard a été déclaré l’endroit où aller pour se retrouver dans l’esprit de Paris."
Lettre du 18 mai 1949, St-Louis, Missouri (extrait)
"Mon cher Gérard, patron, ami et camarade non-syndiqué,
Je viens de faire une chanson nouvelle que je créerai chez vous, Mon cinéma muet. Je vous engage à engager les duettistes Roche et Aznavour. Ils sont excellents, pleins de talent et font leurs jolies chansons eux-mêmes. Si on pouvait les avoir tout l’été…"
"Si ON pouvait les avoir tout l’été…" Chez nous, Charles Trenet se sentait vraiment chez lui, il se sentait impliqué dans l’entreprise. Il était heureux comme un roi, car il sentait qu’il fondait quelque chose. Il avait toujours de judicieux conseils, il m’a référé bien des artistes après son premier passage. Lorsqu’il était à Paris, il parlait de ses séjours à Québec. Les artistes français avaient manqué de liens avec l’Amérique pendant la guerre. Pour eux, Québec, c’était de l’autre côté de l’Atlantique… et pas très loin des États-Unis! Ça fait que je n’ai jamais vraiment eu besoin de courir après les grandes vedettes. Et puis Charles Trenet était un véritable ambassadeur pour Chez Gérard!"
Dans les rues de Québec
"Trenet écrivait beaucoup lorsqu’il était chez nous. Québec l’a beaucoup inspiré. Lors de son premier engagement, en 1949, il est arrivé avec le texte de Dans les rues de Québec sur un napperon. Il descendait souvent du Château Frontenac à pied et j’ai l’impression qu’il chantonnait, qu’il écrivait en marchant…
Au début, j’avais mon logement en haut de Chez Gérard. Dans le salon, j’avais un piano et il venait y répéter avec son accompagnateur. Il y a composé des chansons comme Voyage au Canada, Le Coupeur de bois, Dans les pharmacies et plusieurs autres. C’est aussi chez nous qu’il a composé Revoir Paris, pour marquer son retour en France après avoir parcouru toute l’Amérique: Rio de Janeiro, la Californie, etc.
Il avait une vraie passion pour Québec. Il marchait partout en ville. Je me rappelle même une fois où un médecin de Loretteville m’a appelé pour me dire que Trenet venait de passer, à pied, devant chez lui!"
"Je veux rester"
"Une fois, il était venu ici et il avait amené sa mère. C’était en été et il avait loué un petit chalet à Lac-Beauport. Son contrat finissait à la fin de la semaine et il devait aller aux États-Unis, mais Trenet m’a dit: "Si vous voulez me garder, je veux rester." Son contrat américain était beaucoup plus payant, mais il a tenu à rester. Deux semaines de plus… Son imprésario américain l’a poursuivi. À cette époque, il avait une belle voiture blanche avec laquelle il se promenait dans Québec. Pour pouvoir la garder, il était allé à New York pour l’embarquer sur un bateau en partance pour l’Europe avant de se la faire saisir!"
Un pilier
"Sur scène, avec ses gestes, on vivait ses chansons. Il touchait directement l’âme des spectateurs. Les gens arrivaient enchantés et repartaient en chantant! Il a été un pilier de la culture française au Québec."
Propos recueillis par Alexandre Vigneault
Charles Trenet
"Un des plus grands auteurs-compositeurs français et internationaux"
"Mon plus vieux souvenir de Trenet remonte à mes sept ans. Je me rappelle l’avoir vu chanter ses chansons et nous chantions ses chansons en famille. J’ai été imprégné par sa façon de jouer avec les mots, c’est un grand mélodiste et un grand parolier, il y a chez lui une façon de jouer avec les mots pour amener à la fois l’émotion et l’humour. Je crois qu’il avait été influencé surtout par son maître Bourvil, à Narbonne, qui l’avait formé à la poésie, et puis ensuite par Max Jacob qui était la mouvance surréaliste. Donc, il était tout à fait surréaliste, il n’y a qu’à voir Le Jardin extraordinaire ou La Folle Complainte.
J’ai connu personnellement Charles Trenet alors que j’étais un jeune inconnu de 24 ans. Je lui avais envoyé des textes de chansons aux bons soins des éditions Raoul Breton, et… miracle! Trois mois après, j’ai été rappelé par les éditions Raoul Breton qui m’ont dit: "M. Charles Trenet trouve vos textes formidables, voulez-vous venir chez nous, on va écouter vos chansons" (à l’époque, il n’y avait pas de cassettes, on envoyait des textes uniquement). Je me suis donc retrouvé là-bas et Trenet était venu pour me défendre devant son éditeur. J’ai trouvé ça formidable pour un inconnu d’avoir un nom comme ça, très célèbre, pour l’appuyer. À l’époque, il faisait déjà très attention aux mots pour ne choquer personne. Je lui ai chanté une chanson où je disais "c’est le bon Dieu qui fait l’andouille" et il m’a dit: "Ben non, il ne faut pas mettre le ‘bon Dieu’, il faut mettre ‘c’est le printemps qui fait l’andouille’!"
Il y a eu d’autres rencontres, je me souviens d’un très beau récital en 1951 où je n’avais pas pu l’approcher. C’était un très joli spectacle, comme toujours très simple, avec beaucoup d’humour et une mélancolie au fond, seulement voix et piano (il a ajouté un bassiste plus tard dans sa carrière). Durant les années 60, j’étais très in comme on dit; L’Eau vive, La Vérité, Le Grand Chambardement, Les Grands Principes, étaient plein de chansons très connues et je chantais à Montréal dans plein de grandes salles comme la Comédie canadienne. En regardant dans les programmes, j’avais vu qu’il chantait dans un restaurant chantant, il passait tard le soir après Rina Ketty. J’y ai assisté, il faisait son tour de chant devant 300 ou 400 personnes. Ça a été un triomphe. Après le spectacle, on s’était parlé, bien sûr. Il était très attaché au Québec, souvenez-vous de la chanson Dans les pharmacies…
La même année, je faisais une tournée en France tandis qu’il passait dans les hôtels; il était considéré comme out à cette époque alors qu’il avait 50 ans à peine. Il m’avait invité très gentiment chez lui, à Narbonne; j’ai donc pris ma voiture et j’y suis allé. Il m’avait prévenu, il m’avait dit: "Vous verrez, à tout ce que je dis, ma mère répond non." Effectivement, quand elle lui a dit: "Charles, qu’est-ce que vous désirez pour dîner ce soir?", il avait répondu: "Un steak au poivre." Elle lui avait répondu: "J’ai pas, Charles." Il m’avait regardé d’un oeil amusé, car il savait qu’elle répondrait négativement. Le soir, on est passé à table, on a parlé de choses et d’autres et lui, devant moi et sa maman, il a dit: "Il y a la vague yéyé, on ne me demande plus, il faudrait peut-être que j’arrête, que j’abandonne." Il songeait à devenir peintre parce qu’il peignait très joliment, ou antiquaire. Sa maman lui a répondu: "Vous feriez bien, Charles." Pour la première fois, elle était d’accord avec lui. Mais il ne lui a pas obéi. Sa force, c’est qu’il a continué à chanter ses chansons comme il les chantait sans modifier quoi que ce soit. C’est comme ça qu’il a pu remonter la pente, des années après.
La toute dernière fois que je l’ai rencontré, c’est lorsque je suis allé l’écouter en novembre 1999 à Paris, à son dernier récital. C’était éblouissant sauf qu’il avait des difficultés, il demandait une chaise pour s’asseoir de temps en temps, mais il a chanté ses 26 chansons sans une erreur, avec une voix éclatante, en faisant un triomphe. Je suis allé le voir en coulisses pour le saluer et j’ai remarqué qu’il avait une mémoire fabuleuse. Il se souvenait qu’on s’était rencontré dans un avion qui nous conduisait à Montréal, il y a 20 ans. Il était derrière moi et moi devant, on était serré comme des sardines, comme dans les avions, et on a écrit une chanson en voyage. J’écrivais un vers et il écrivait un autre vers, comme ça le papier circulait. Je n’ai pas retrouvé la chanson, mais je la retrouverai un de ces quatre, c’était dans le genre un peu surréaliste, cadavre exquis: on écrit une phrase et l’autre complète.
Voilà, ce sont mes souvenirs sur Charles Trenet, un des plus grands auteurs-compositeurs français et internationaux. Sa chanson Je chante se termine par un suicide. Donc Trenet est mort plusieurs fois. C’est pourquoi je n’ai pas l’impression qu’il est mort aujourd’hui. Selon sa phrase bien connue: "Longtemps, longtemps, longtemps, après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues.""
Propos recueillis par Nicolas Houle