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Droit de cité : Pierrot en Chine
Éric Grenier
Photo : Robert Fournier
Treize heures par jour, six jours par semaine. Non, ce n’est pas le temps qu’un ado moyen passe devant la télévision. C’était l’horaire de travail d’ouvriers chinois ayant oeuvré à la construction d’un jardin à Shanghai.
Un jardin érigé à la gloire d’un visionnaire, maire d’une grande ville occidentale, modèle de démocratie, de culture, de tolérance et de progrès humain. Un jardin-hommage, quoi, mais dont la création accumulait du retard. Il fallait donc prendre les bouchées triples, pour que le tout soit terminé lors de la visite du visionnaire; qui serait accompagné, pour l’occasion, de son chef d’État, de son patron au gouvernement local, et d’entrepreneurs fers de lance du capitalisme à visage humain.
Soixante-dix-huit heures de travail par semaine, donc; et pour sauver du temps, les ouvriers ont logé sur place pendant des mois, dans un camp de fortune, sans eau courante ni toilettes, dormant sous la tente, par des températures sous zéro. Au moins, ils dormaient tassés-tassés, le peloton de dormeurs provoquant sous la tente l’effet d’une chaufferette de 40 000 BTU.
Salaire: un dollar l’heure, temps supplémentaire, vacances et avantages sociaux inclus.
Mais vous devriez voir le résultat! Ah! C’est beau! Enfin, c’est ce qu’on dit; et nous sommes bien obligés de croire ceux qui le disent, puisque vous et moi, sauf en cas d’insignes exceptions, n’aurons jamais la chance de constater le beau travail sur place.
Les conditions de travail dans lesquelles s’est déroulée la construction du Jardin de Montréal à Shanghai vous choquent peut-être, et vous n’êtes pas les seuls, puisqu’elles ont fait l’objet de dénonciations de la part d’Amnistie internationale. Mais pour Pierre Bourque, il n’y a pas là occasion de faire la révolution. "Ce sont des conditions de travail normales pour la Chine, tout est correct." Bref, la Chine, ce n’est pas le Pérou, et le Jardin permettra à nos valeureux entrepreneurs d’accéder plus facilement à ce Klondike de la consommation de masse.
Le maire est même froissé qu’Amnistie internationale ait porté attention à la réalisation de notre jardin en Chine. "C’est vrai qu’ils (les ouvriers chinois) sont plus travaillants que nous", a rétorqué le maire aux correspondants parlementaires d’Ottawa qui suivaient le premier ministre pendant le périple de Team Canada. En un mot, les Chinois n’ont pas été exploités par la Ville de Montréal, ils se seraient portés de bonne grâce à la réalisation de ce colossal projet. Ce sont les Québécois qui sont d’odieux fainéants, et nous devrions prendre exemple sur les Chinois, au lieu d’inonder notre bon maire de griefs.
Le maire se soumet lui-même au régime chinois: ne travaille-t-il pas sans compter ses heures, sans salaire, et vivant constamment dans ses valises?
On a l’impression qu’il y a deux Pierre Bourque: celui qui, occasionnellement, est plein de compassion pour les gens ordinaires, qui loge chez des réfugiés dans Côte-des-Neiges, et se porte à leur défense quand les fonctionnaires de l’immigration du "plus meilleur pays du monde" cherchent à les déporter dans un moins bon pays. Et il y a l’autre, obsédé par ses relations avec la Chine maoïste, englouti par ses ambitions personnelles de passer à l’histoire en semant ici et là, comme le Petit Poucet, des "équipements récréo-culturo-touristico-scientifico-éducatifs" pour qu’on ne perde pas un fil de son itinéraire politique. Cette obsession le pousse à juger ex cathedra quiconque oserait soumettre des petites questions sur ses projets. Ainsi en est-il allé pour Amnistie internationale et les journalistes qui lui ont posé des questions sur les sort des ouvriers chinois.
Quand Pierre Bourque est en Chine, c’est au second qu’on a affaire.
Personne n’exige du maire qu’il supporte seul la lutte pour les droits humains en Chine. Personne ne lui demande d’inventer une manière de démocratie pour un État de 1,3 milliard d’humains, comptant des dizaines de langues et dialectes, une demi-douzaine de religions et de confessions.
Tout ce qu’on peut espérer d’un maire, c’est qu’il ait un peu de compassion dans de telles circonstances. Ou, à tout le moins, de faire semblant, comme Jean Chrétien. Et d’avouer son impuissance. On a, dans les médias canadiens, beaucoup reproché à Jean Chrétien son quasi-silence sur la violation des droits humains en Chine. Mais, au moins, il a reconnu que le traitement réservé aux bâtisseurs du Jardin de Montréal était inacceptable.
De cette déférence pour les victimes du régime de Pékin, Pierre Bourque n’en a jamais fait preuve. Il a même poussé l’injure en acceptant, il y a deux ans, de voyager en Chine aux frais du Parti, en pleine commémoration du dixième anniversaire du massacre de la place Tiananmen.
Certes, le traitement réservé aux ouvriers chinois n’est pas du même ordre que les exactions en Bosnie, le génocide kurde ou l’oppression militaire au Congo-Zaïre.
Mais le maire n’avait pas à se faire complice des autorités chinoises sans rechigner. À ce jeu, Pierre Bourque ne vaut guère mieux que les dirigeants de Nike, qui font coudre des espadrilles par des enfants pour quelques misérables sous par jour, qu’ils revendent ensuite à 200 dollars la paire en Amérique.