Société

La semaine des quatre jeudis : Papi ne faisait pas de résistance

De prime abord, l’art de Charles Trenet, du moins sa spécificité, tient en peu de chose.

À l’usage aussi abusif que réjouissant d’un sentiment presque unique, conjugué autant au présent qu’au passé: la joie.

De la chanson du même nom (Y’a d’la joie) jusqu’aux douces nostalgies de L’Âme des poètes, une seule exception subsiste: la très festive Je chante qui, on l’oublie, se termine par un suicide délirant.

Pas une once de cynisme, aucune colère et, sur l’état du monde, ce qui est plus embêtant, aucun commentaire en 50 ans. Tant que le soleil brille, dit Trenet, et même s’il pleut, vive la vie, perpétuelle déambulation dans la France-carte postale des années 30-40.

Avec le temps, avec le temps, comme chantait la concurrence, les costards en demi-teinte, le blazer croisé avaient remplacé le p’tit canotier et le tox criard. Le fil de fer avait bien pris 40 kilos, il restait toujours, frisette rebelle, les yeux grand écarquillés, les bras ouverts, aspiré dans ses propres délires, étanche à cette fin de siècle pleine de bruit et de fureur qui glissait sur lui comme les larmes sur le dos d’un cafard.

On voudrait croire que l’époque lointaine qui le vit en pleine gloire n’était pas comme la nôtre, broyée par le cynisme et le stress d’aujourd’hui. Et qu’en conséquence la chanson savait être futile. Rien n’est plus faux. Difficile de trouver période plus noire que l’avant- guerre, la dépression, puis l’Europe dévastée dans laquelle il enregistra ses succès.

Trenet fut l’anti-Dylan, l’anti-Lennon de son temps. Les pitreries du Fou chantant stigmatisaient le désir d’insouciance d’une jeunesse par trop sérieuse qui lui sut gré de lui faire oublier ses soucis. Il chantait l’évasion, ses rues, ses vallées, ses routes, ses plages, ses paysages; à l’envers des années 60, cet excentrisme (dans le plus noble sens du terme) stupéfie lorsqu’on le compare à l’égoïste et perpétuel chagrin d’amour radiophonique des businessmen de la chanson d’aujourd’hui.

Dans la France occupée, alors que bien d’autres avaient choisi de pudiquement se taire, il ne paya jamais le prix d’une carrière poursuivie au plus fort de la tempête, comme si de rien n’était, jusque devant des parterres d’uniformes nazis. Les amateurs trouveront dans Nous on rêvait (EMI 1992) une justification bien mince de ces années controversées. Avant qu’il ne parte se faire quelque peu oublier en Amérique…

"Quatre années de grisaille au Quartier latin
Au petit jour nous marchions pas à pas.
Un bruit de botte claquait nous ne l’entendions pas
Car nous on rêvait, d’amour, d’aventures…"

Alors qu’en 1945 La Mer ponctue la fin de la guerre, le prince du swing est bientôt emporté par une autre vague, celle du yéyé. Tandis que la vraie chanson élevée au rang de propagande politique bâtit des fortifications sur sa gauche…

"De quoi tu parles pépère? D’un vieillard dérisoire oublié depuis 50 ans", diront ce soir les jeunes adultes à leurs grands-parents.

On parle de l’inventeur de la chanson moderne. Du gars qui, abouti un jour à la gare du Palais, posa ses bagages en face, chez Gérard, durant quelques semaines de février 49, et y revint pendant 15 ans.

Si Trenet avait trouvé le moyen de se faire assez rare pour ne pas sembler dépassé, il reste malheureusement bien peu de chose à donner en exemple: une dizaine de classiques qui tiennent sur un seul disque alors qu’il écrivit des chansons par centaines. Son catalogue est totalement dévasté. Aucun album original n’ayant survécu 50-60 ans. Impossible donc d’écouter facilement ces petits bonheurs disparus, ces chansons anecdotiques mais fort révélatrices, occultées par quelques grands succès.

Un peu avant que la chanson française, avec les Fersen, Baguian, Frank Monet, Éric Guilleton et compagnie n’amorce sur l’autre versant du siècle un retour vers le simple à dire en privilégiant la chronique du quotidien, Trenet lança Mon coeur s’envole en 1992, à la surprise générale. On crut bien un moment qu’avec cet album superbe, construit autour de pures mélodies de jazz et fleurant bon une douce nostalgie, le grand officier de la Légion d’honneur renouerait avec la gloire. Ce fut au contraire un retentissant échec commercial. Et par une rare fracture culturelle, l’ouvrage précurseur d’un homme dépassé.

C’est qu’il aurait fallu en endurer tant et tant d’enflures et de flatulences prétentieuses. Subir tant d’escalades internationales vers les sommets du nombrilisme. Se taper tellement de donneurs de leçon en perpétuelle tournée des tiers-mondes, bref, entendre tellement de conneries qu’il était devenu difficile, dans ce trafic de cinq heures, de retrouver le chemin vers la mer, le coton doux, l’air frais, les amours à la p’tite semaine que chantait le Fou chantant.

Fou parce qu’aussi déraisonnable que toute négation du mal.