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Les Fantômes du parlement : La maison de la colline hantée
En quête de primeurs et de scoops, les journalistes politiques doivent parfois compter sur les informations de sources anonymes, sortes de fantômes du parlement dont les révélations sont tout sauf désintéressées. Visite guidée d’une maison hantée.
Denoncourt Frédéric
Photo : Érick Labbé
Il y a fort à parier que la démission de Lucien Bouchard, le 11 janvier dernier, relança de plus belle la valse des jeux de coulisses entre les journalistes politiques et leurs sources anonymes. Diffusant de précieuses informations à des scribes à l’affût de la primeur (information obtenue avant la date prévue de divulgation) ou du scoop (information qui ne devait pas être dévoilée), ces fantômes nouveau genre, contrairement à ceux de notre enfance, se manifestent à toute heure du jour ou de la nuit. Dorénavant, lorsque vous lirez ou entendrez des phrases telles "selon nos informations…", "des sources proches du gouvernement soutiennent…" ou "un membre de l’entourage du chef de l’opposition nous a révélé…", vous comprendrez qu’ils ont encore frappé.
Marc-François Bernier est docteur en sciences politiques et professeur au Département de communication de l’Université d’Ottawa. Il fut journaliste durant près de 20 ans, d’abord à la Voix de l’Est, puis au Journal de Québec pour lequel il a oeuvré sur la colline parlementaire. Il est également l’auteur du livre Les Fantômes du parlement, qui traite de l’utilité des sources anonymes pour les journalistes politiques. De lecture facile et agréable, ce livre est une adaptation de la thèse de l’auteur.
D’où vous est venue l’idée de ce livre?
"Après avoir étudié l’aspect critique et normatif des sources anonymes dans mon mémoire de maîtrise, j’ai voulu mieux comprendre l’intérêt que portent les journalistes aux fantômes, leur utilité stratégique. Je voulais aussi mieux documenter le tout."
Qui sont ces fantômes ou sources anonymes?
"Pour l’essentiel, les fantômes du parlement, ce sont les ministres, les députés et leur personnel politique: chefs de cabinets, attachés de presse et attachés politiques. Il y a les fantômes de la lumière, qui sont là pour éclairer le débat public, pour dévoiler des choses que plusieurs ne voudraient pas voir dévoilées, et les fantômes de l’ombre, qui se servent de l’anonymat pour manipuler l’opinion publique; leur but est donc moins noble."
Pouvez-vous dresser un bref historique du recours aux sources anonymes?
"Il y a toujours eu des chefs politiques qui ont profité de l’anonymat pour passer des messages à la population. Il y en avait dès le début de la présidence américaine, mais c’était moins structuré. C’est le scandale du Watergate qui a donné de l’éclat à cette pratique, qui l’a magnifiée. À cette époque, le journalisme est devenu plus cynique et combatif face au pouvoir politique. On a assisté ainsi à la consécration du journalisme d’enquête."
Mieux informer… et faire les manchettes
Pourquoi a-t-on recours à cette pratique? Quels sont les avantages et les inconvénients:
Pour les sources anonymes?
"Elles y trouvent leur avantage en faisant passer leurs messages sans subir de représailles, sans avoir à se justifier. C’est une façon de contourner la discipline de parti. Très souvent, on se lance ainsi des messages au sein d’une même formation. Ça permet donc de tirer les ficelles, de faire avancer un dossier. Mais il y a le risque de se faire démasquer, de se faire rabrouer par des collègues au conseil des ministres. Cependant, dans l’ensemble, les fantômes y retirent beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients."
Pour les journalistes?
"Pour eux aussi il y a beaucoup de gains. Ça leur permet de se démarquer de la forte concurrence, c’est bon pour leur carrière, car les articles comportant des sources anonymes figurent avantageusement dans les journaux. Cependant, le danger est de se faire discréditer ou d’être vus comme étant trop complaisants envers les sources, ou encore de publier des faussetés et d’être sanctionnés. Il y a aussi le danger de passer pour une boîte à malle, d’être utilisés."
Pour la population?
"Quand l’information est vraie et qu’il n’y a pas d’autres moyens de la sortir, les gens sont gagnants. Mais quand c’est pour faire réagir ou publier des choses qui n’en valent pas la peine, comme les supputations autour des nominations au cabinet, là je ne vois pas l’avantage. Ou encore quand on ne sait trop si l’information est juste… Parfois, certaines informations sont impertinentes pour le public et empêchent le traitement des vrais problèmes."
Est-ce une pratique courante ou marginale au Québec et dans le monde?
"Ça dépend des secteurs… c’est difficile à dire. Selon les mesures que j’ai, il y a des sources anonymes dans environ un texte sur trois. Ce n’est donc pas marginal globalement, mais ça varie selon les journalistes. Certains y consacrent beaucoup de temps, d’autres beaucoup moins. Cela dépend de deux facteurs: tout d’abord, il y a l’individu, sa personnalité. Puis, il y a le contexte organisationnel. Si tu es seul de ton journal, tu n’as pas le temps de courir l’exclusivité ou le scoop. Mais si t’as d’autres collègues qui s’occupent des nouvelles officielles, tu peux prendre le temps d’aller au-delà de la nouvelle publique, dans les coulisses, en quête du scoop."
Les différents médias font-ils un usage équivalent des sources anonymes?
"Moi, mon enquête porte essentiellement sur la presse écrite, mais il y a des indications à l’effet que c’est courant à la télévision. Lorsqu’on regarde les stand-up à la fin des reportages, on ne sait trop si c’est un résumé du journaliste ou s’il nous diffuse des informations que les sources lui ont glissées à l’oreille."
En général, quelle est l’opinion de la population quant à l’usage de sources anonymes?
"C’est plutôt partagé. Sauf dans certains cas, comme l’affaire Clinton-Lewinsky où elles contaminent à peu près tous les reportages, là le public devient plus rébarbatif. Bref, sans être catégoriquement contre, les gens ont certaines réserves, car ils croient que ce ne sont pas toujours leurs intérêts qui prédominent."
Pouvez-vous exposer les règles qui régissent les conversations?
"La première, pour publication, est celle qui couvre l’aspect ouvert, public. La deuxième, ne me citez pas là-dessus ou on background, stipule qu’on fait état de l’information sans identifier la source. La troisième est la règle pour appropriation ou on deep background, qui implique que le journaliste prend l’information comme si elle venait de lui. La dernière, c’est la confidence, le fameux off the record. À ne jamais dévoiler."
Détournement de mandat?
N’y a-t-il pas un grand danger que, à ce petit jeu, les journalistes perdent leur autonomie à l’égard de l’État et que les gagnants soient les sources contrôlant l’information?
"Le journaliste est manipulé, c’est sûr, parfois il ne voit pas tous les enjeux, où est-ce que la source veut l’amener. Mais il joue aussi le jeu et peut pratiquer l’aveuglement volontaire en disant qu’il ne sait pas tout."
Lors de l’Irangate qui ébranla l’administration Reagan, les journalistes américains auraient refusé de resserrer l’étau autour d’Oliver North pour éviter de "brûler" leur source. En général, les journalistes sont-ils volontairement trop complaisants à l’égard des fantômes?
"En réalité, le grand risque est que les médias ne soient plus là pour représenter la population mais eux-mêmes et leur entreprise, qu’il y ait un détournement de mandat, en quelque sorte. Ceux qui ont souvent recours aux sources anonymes le font beaucoup pour faire passer des messages politiques qui ne sont pas toujours d’intérêt public, dans ces cas ils sont plus près des sources, et davantage en collaboration."
Les périodes d’intenses activités politiques, comme la démission de Lucien Bouchard, influent-elles sur le recours à l’anonymat? Les risques de dérapages ne sont-ils pas ainsi plus élevés?
"Oui, il y a plus de risques de dérapages, on l’a vu avec l’affaire Clinton-Lewinsky. Il y a effervescence, tout le monde veut son scoop. Mais étant donné l’incertitude, on spécule beaucoup, d’où le risque d’erreur accru."
Les crises de leadership sont courantes en politique, on se souvient surtout des cas Ryan, Lévesque et Johnson. Quel rôle joue l’anonymat lors de tractations internes?
"Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’anonymat ne sert que rarement à formuler des critiques contre qui ou quoi que ce soit, il a surtout pour but de faire avancer des dossiers. Cependant, lorsqu’on veut critiquer, c’est bien sûr la voie par excellence."
Déontologie et démocratie
Que dit le code de déontologie des journalistes à propos du recours aux sources anonymes?
"La règle en Occident est de citer et d’identifier les sources. On peut cependant y déroger si l’information est importante, s’il n’y a pas d’autres façons de l’obtenir et pour protéger la source des représailles possibles. Malheureusement, dans mon enquête, les journalistes ne justifient jamais le recours à l’anonymat."
Cette pratique ne risque-t-elle pas d’entraver le principe d’imputabilité des membres de l’État?
"Cela peut être une échappatoire. Les politiciens ont le devoir de rendre des comptes. Mais il y en a qui nient ce qu’ils ont dit sous le couvert de l’anonymat parce que la balloune a pété trop fort, le journaliste doit donc renier les informations qu’il a coulées. Là, c’est pas drôle."
Pour conclure, cette pratique sert-elle bien la population et la démocratie? Doit-on l’encourager, du moins, la tolérer?
"Dans l’ensemble, c’est une pratique qui peut être valable si elle est utilisée avec précaution et rigueur par les journalistes. Les sources, elles, vont essayer de nous en passer, c’est la game. Le journaliste est là pour ne pas accepter n’importe quoi et se souvenir que sa loyauté première va à la population. Fondamentalement, la responsabilité incombe donc aux journalistes et aux médias."