Médias : Guerre des nerfs entre La Presse et Le Devoir
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Médias : Guerre des nerfs entre La Presse et Le Devoir

Depuis le début de la Commission parlementaire sur la concentration de la presse, les quotidiens La Presse et Le Devoir se livrent une petite guerre des nerfs comme on n’en avait pas vu depuis longtemps dans le monde des médias québécois.

Depuis le début de la Commission parlementaire sur la concentration de la presse, les quotidiens La Presse et Le Devoir se livrent une petite guerre des nerfs comme on n’en avait pas vu depuis longtemps dans le monde des médias québécois.

Rappelons les faits: au lendemain de l’achat de Vidéotron par Quebecor, puis des journaux du groupe Unimédia par Gesca (propriétaire de La Presse), la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a demandé la tenue d’une commission parlementaire qui examinerait les tenants et aboutissants de ces transactions sur la liberté de la presse au Québec.

Première anomalie: le gouvernement québécois est partie prenante du processus puisqu’il a rendu possible l’achat de Vidéotron par Quebecor en avançant 2,2 milliards de dollars via la Caisse de dépôt et placement du Québec. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement est bien prêt à céder ce petit bonbon aux journalistes. Et hop! on s’embarque pour une commission parlementaire à la fois bidon et nécessaire.

Bidon, parce qu’elle n’empêchera pas les transactions de se finaliser. Nécessaire, car le résultat de ces acquisitions donne des frissons dans le dos: en termes de concentration de la presse, on dit que le Québec se retrouvera au premier rang des pays membres du G8. C’est une position peu enviable. Même dans le plus petit village du fin fond de l’Arkansas, les citoyens sont assurés d’une certaine diversité de points de vue par une loi américaine qui limite la propriété croisée. Un propriétaire ne peut pas posséder un poste de télé et un journal dans le même marché.

Risque-t-on de retrouver le Québec sur une affiche de Reporters sans frontières (l’organisme qui milite en faveur de la liberté de la presse) l’an prochain?

Dans ce débat, La Presse et Le Devoir défendent des positions diamétralement opposées. D’un côté, Le Devoir a décidé de surfer sur la menace de la concentration de la presse pour défendre sa propre existence. "Dans un tel contexte, dit en substance la direction du journal, la survie du Devoir est primordiale pour assurer une diversité de points de vue." Dans un même souffle, Le Devoir propose donc la création d’un fonds qui viserait à assurer la survie des médias indépendants au Québec.

Cette analyse de la situation a fait sursauter Alain Dubuc, éditorialiste en chef de La Presse, qui a répliqué aux arguments du Devoir samedi dernier. "Le Devoir a beaucoup été aidé, a-t-il écrit dans La Presse. Par l’État qui lui a réservé une enveloppe publicitaire, par Quebecor qui l’a tenu à bout de bras par intérêt commercial, par Hydro-Québec qui l’a soutenu, par un abri fiscal, une Spec, par le Fonds de solidarité, par des investisseurs comme Charles Sirois, par une campagne de financement massive. Rien n’y a fait. (…) Le projet d’aide présenté à la commission parlementaire, qui a semblé séduire, consiste à exiger des journaux plus riches, lire Gesca et Quebecor, une contribution pour aider les journaux indépendants, lire Le Devoir. Cela créerait une situation tout à fait anormale que l’on ne retrouve dans aucun autre secteur d’activité. (…) Il est difficile d’accepter que sa survie se fasse à nos frais, parce que cette aide viendrait en quelque sorte récompenser les échecs d’un quotidien qui, par ses choix et ses stratégies, n’a pas réussi à rejoindre les Québécois et les Québécoises."

À noter qu’Alain Dubuc ne mentionne pas dans son texte que le syndicat des journalistes de La Presse s’est prononcé en faveur de la création de cet éventuel fonds d’aide aux médias indépendants.

Conflit d’intérêts au Devoir?
Ce n’est pas la première salve de La Presse à l’endroit du Devoir. Il y a quelques semaines, le journaliste Éric Trottier révélait que le journaliste économique Gérard Bérubé (du Devoir) s’était placé en position périlleuse en conseillant (sans rémunération, nous dit-on) l’homme d’affaires Sylvain Vaugeois qui s’est montré intéressé à acheter les journaux du groupe Unimédia ainsi que… Le Devoir. Or, au même moment, Bérubé écrivait une série d’articles sur la vente des journaux du groupe Unimédia! Vous me suivez toujours?

Dans l’édition du Devoir du 16 septembre dernier, Gérard Bérubé parlait de Sylvain Vaugeois en ces termes:

"(Sylvain Vaugeois) croit également qu’il représente une solution valable à cette concentration sans précédent qui se dessine dans la presse écrite québécoise, autour de deux grands monopoles. (…) Sylvain Vaugeois, le bagarreur, est gonflé à bloc. "Je vais remporter la bataille Unimédia. Je dois la remporter. Ce n’est pas vrai que le Québec va devenir l’otage d’une concentration sans précédent des médias." (…) Monsieur Vaugeois n’a pas voulu s’étendre sur l’appui qu’il aurait reçu. Ni sur le montage financier de l’opération ni sur le prix offert à Hollinger. Mais la structure financière et la viabilité du projet ont été confirmées par deux études indépendantes, dont l’une a été menée par une importante firme d’experts-comptables internationale. Rencontré hier à son bureau de la rue Saint-Hubert, Sylvain Vaugeois avait du feu dans le regard. Et une détermination plus grande encore que celle qui l’animait lorsqu’il a eu à déplacer les montagnes pour plonger le Québec dans l’ère du multimédia, puis dans celle du commerce électronique. (…) Il croit que Le Devoir peut et doit reprendre la place qui lui appartient dans cette génération du contenu. S’il ne réussit pas, Le Devoir va se retrouver écrasé entre deux grands empires de presse. (…) "La société québécoise ne doit pas perdre cette institution", a-t-il martelé, sans vouloir en dire davantage."

Hum…

Le journaliste Gérard Bérubé s’est-il placé en conflit d’intérêts en dépeignant Sylvain Vaugeois et son projet sous un jour aussi positif alors qu’il était en même temps son conseiller et que Le Devoir faisait partie des projets de monsieur Vaugeois? La question vaut la peine d’être posée.

Inutile de dire que Le Devoir a crié au scandale lorsque le journaliste Éric Trottier a dévoilé ce conflit, qualifiant la démarche de La Presse de "cheapo et minable" (dixit Jean-Robert Sansfaçon, rédacteur en chef) alors que son directeur, Bernard Descôteaux, accusait La Presse de connaître cette nouvelle depuis des semaines, et d’avoir délibérément retardé sa sortie pour qu’elle coïncide avec les travaux de la commission. "Pourquoi avoir attendu deux mois pour sortir la nouvelle?" a-t-il écrit.

Pourquoi, en effet? J’ai posé la question au journaliste Éric Trottier qui m’a répondu: "Parce que je suis tombé malade et que j’ai été absent pendant six semaines. On savait qu’on se ferait accuser d’avoir planifié la publication de la nouvelle en pleine commission sur la concentration de la presse, mais on a décidé de la publier quand même."

Bref, vous l’aurez vu, les nerfs sont à fleur de peau dans toute cette affaire et il y a effectivement confusion des genres. Cela dit, deux choses sont sûres: 1) La survie du Devoir était menacée bien avant l’achat des journaux d’Unimédia par le groupe Gesca; 2) Le quotidien de la rue de Bleury devrait prouver qu’il jouit de l’appui d’une partie de la population avant de réclamer de l’argent. Pourquoi ne pas créer une association semblable aux Friends of Canadian Broadcasting (un groupe de Canadiens qui milite pour la survie de la télévision publique), question de montrer qu’il y a bel et bien un nombre suffisant d’individus prêts à défendre publiquement ce journal?

D’autre part, Le Devoir a raison, il faut s’inquiéter de la concentration de la propriété dans les médias. Le fait que Gesca soit propriétaire de 50 % des titres de la presse francophone n’a rien de réjouissant. Et l’achat de Vidéotron par Quebecor devrait sonner une grosse alarme dans la population québécoise. Mais au fait, où est-elle, la population québécoise? Comment expliquer son silence?