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Ève Salvail : Sous l’Ève la femme
Elle n’a pas d’âge. Presque pas de sexe. "Idole et symbole, révélation et piège, voilà le double aspect de l’humaine beauté depuis Ève." (Sainte-Beuve, XIXe siècle)
Patricia Couture
Photo : Éric-Olivier Dallard
Femme ou fille. Universelle, elle porte le nom de la première, Jean-Paul Gauthier l’a consacrée sienne. De retour au Premier Jardin, face à face de la singulière Femme avec elle-même, regards sur celles qu’elle représente au pluriel, métaphore de la dualité au féminin.
Ça commence par il était une fois l’histoire d’Ève Salvail. Son conte de fées, elle l’a encore au fond des yeux et dans son rire gamin, même si elle a officiellement "arrêté" depuis deux ans. "C’est pas réel ce qui m’est arrivé… moi, la p’tite punk pas rapport." Encore un peu ébaubie, elle semble bien vouloir en revenir. "J’ai toujours su que ça allait être éphémère, c’est pour ça que j’ai jamais trop poussé là-dedans et que j’ai arrêté avant d’être trop "vieille"." Elle n’a pas eu besoin de pousser, on l’a propulsée.
Voir paris et mourir
Ève s’étire et s’installe dans sa nouvelle vie. "Moi, je voulais être artiste, illustrer les couvertures de livres et les pochettes de disques." Présentement, elle essaie de devenir ce qu’elle a voulu être. Malgré cette trêve, mais aussi grâce à elle. "Ça fait partie de moi maintenant; non, c’est plus gros que moi!" Elle raconte ses 10 années de catwalk, d’horaires qui se télescopent, de virus qui se propagent de fille en fille par le même tube de fond de teint, de décalage continu, et de régime forcé: "On peut bien être maigres, les mannequins. En Europe, y’a jamais un maudit restaurant d’ouvert quand toi t’as le temps d’aller manger!" Depuis, elle s’est donné le temps, le choix aussi. Elle s’est mise à la musique. "J’aime le fait que ça se passe la nuit, que ça se crée la nuit et se joue la nuit. C’est un tout nouveau rythme de vie pour moi. Une journée de mannequin commence toujours avant le lever du soleil. Moi, je ne pouvais pas faire le party, mes deux priorités étaient de dormir et de bouffer. Sans ça, je devenais folle! Avec la musique, je suis libre. Je me couche et je me lève quand je veux, je m’habille comme j’en ai envie. Plus besoin de petites crèmes…" Elle a les cheveux rouges ébouriffés à la garçonne, porte les vêtements de l’ado de votre voisin. Elle n’a pas d’âge. Presque pas de sexe.
Les filles d’Ève
La top-modèle insiste pour dire que ce n’est pas qu’elle en a eu assez du culte du corps; elle ne l’a jamais pratiqué. Métier oblige: elle n’avait de préoccupation que sa chair, cependant qu’elle sentait ses aspirations, ses émotions, son esprit bafoués. "Je n’avais pas l’impression de m’accomplir", répétera-t-elle plusieurs fois, aussi hautes que soient les cimes qu’elle a touchées. "Et puis, c’est difficile de ne pas le prendre personnel. Quand on ne te choisit pas pour un contrat, c’est toi que l’on refuse, c’est ton corps, ta maigreur, ton nez et en même temps toute ta personne. Une toune, tu peux l’arranger, mais là ce que tu vends, c’est toi. T’es née comme ça, tu peux pas le mettre plus beau. Tu vends ta surface, le superficiel."
Lui rappeler qu’elle a fait partie intégrante de cette industrie de l’image, lui parler de la tyrannie exercée sur nous toutes à un degré plus ou moins grand de notre névrose, du pouvoir et de l’impact qu’elle et ses consoeurs-emblèmes ont sur le principe féminin en général la laisse pantoise et sans voix. "J’étais pas consciente de tout ça, avouera-t-elle. Nous autres, on voit ça de l’intérieur. Moi j’ai jamais acheté de ces magazines. Avant d’entrer dans le métier, j’ignorais tout de ce milieu et son influence ne m’avait jamais atteinte." Est-ce que maintenant, informée et investie d’importance, elle se sent une responsabilité? La mine contrite, elle avance: "C’est certain qu’on ne projette pas l’idéal de ce qu’on devrait projeter. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des femmes ne sont pas faites comme nous, alors je me demande pourquoi. Pourquoi des mannequins de plus en plus jeunes et de plus en plus maigres, à moitié nues, ça fait vendre aux madames de 40 ans. Ça me dégoûte un peu ce qu’on représente."
Elle déplore aussi l’étiquette d’ingénue demeurée que l’on colle aux mannequins, seule revanche à la portée des simples mortelles. Pour défendre sa paroisse, elle parle abondamment de celles qui ont commencé à faire les choses différemment, à se faire femmes d’affaires, propriétaires de restos, à prendre position dans les médias sur des questions politiques et sociales, à agir socialement, notamment en participant à des galas bénéfices pour lutter contre le sida, pour toutes les causes. "La Fondation canadienne pour l’anorexie voulait me prendre comme porte-parole et sinon, j’ai fait beaucoup, beaucoup de ces galas", insiste-t-elle.
She’s a lucky, she’s a star
C’est galvanisée par ses nouveaux arguments qu’elle repart: "J’suis pas nécessairement d’accord avec ce que je véhicule, mais tout ça c’est du marketing. Le produit final c’est pas moi, tout a été refait. Même moi, j’peux pas accoter la fille sur mes photos. Le look tout nu, c’est pas moi, c’est le designer, le photographe. C’est l’industrie les responsables et les femmes qui décident d’embarquer. Les petites filles sont fashion victims, big deal! Nous autres, on était punk avec des colliers qui nous piquaient le cou et des initiations qui feraient encore freaker mes parents. Je ne me sens pas coupable, juste participante à quelque chose de moche, mais si c’était pas moi, ce serait une autre. Je refuserai pas une job en me disant: "Je le ferai pas! Pour le sake de la Femme!" No way! Moi aussi je suis une femme, moi aussi je veux ressembler à quelqu’un d’autre. J’veux être Alanis Morissette, j’veux ses dents, ses cheveux pis sa voix".
Ses idoles sont le reflet du paradoxe féminin contemporain qu’elle incarne: la femme à la dégaine adolescente, l’éternelle enfant aux angoisses et au vécu de femme. Elle admire la poigne de Janet Reno, l’érudition d’une présentatrice à CNN, le pouvoir, la maturité de Madonna, sa musique, son influence sur la mode et sur les genres. Dans le monde de la mode elle adule Claudia Schiffer, la première "grande" à être venue lui parler, parce qu’elle est saine, simple, respire la bonté et la santé, mais aussi Gia, la première femme connue à mourir du sida, pour son irrévérence et son côté anarchique: "Elle aussi était punk avant de devenir mannequin. Durant les défilés, elle lançait ses vêtements, s’assoyait sur la scène, criait ou décidait simplement de ne pas sortir ce jour-là. Elle se pétait à l’héroïne." Enfin, elle craque littéralement pour Britney Spears, en rotation permanente dans son lecteur CD et dont les chorégraphies constituent son yoga matinal. "Elle est fantastique! Elle a une très bonne voix, de bonnes mélodies et un catchy que je recherche en musique. C’est son deuxième album qui a vraiment gagné mon respect. Elle est revenue en disant: "Vous pensiez que j’étais rien qu’une dumb blonde à grosses boules? Ben, I’am not that innocent!" Elle n’est pas tombée dans le mélo genre "je t’aimais, je m’excuse, reviens-moi, tu m’as trahie", elle dit plutôt "je prendrai pas ta merde pour plus que deux secondes!" Ça c’est du féminisme!"
Féministe Ève?
Elle souligne fièrement que le métier qu’elle a exercé est le seul au monde où, à travail égal, les femmes gagnent, et de très loin, plus que les hommes, qui doivent se contenter de miettes et de conditions de travail désolantes, alors que les tops sont traitées en reines. "Ils font pitié c’est vrai, mais ce n’est que justice pour toutes!" Et la condition féminine dans le monde? "Mes voyages m’ont appris beaucoup de choses." Sa révolte occidentale semble s’être muée, sinon en acceptation, en compréhension: "Les femmes sont beaucoup battues, partout. Mais ce sont elles qui m’ont arrêtée quand j’ai essayé d’en défendre une contre son mari, sous le regard impassible d’un policier. C’est dans notre culture, m’ont-elles expliqué." Les femmes voilées pour la femme dévoilée? "Quand tu vois des milliers de personnes qui croient en quelque chose depuis des millénaires, je me sens bien petite. Ça me fâche, mais ça me dépasse."
Ève et la création
"J’ai passé tellement de temps à ne rien créer." Fille d’artiste (son père, Reno Salvail est photographe), elle s’est véritablement abreuvée d’idées et d’influences à chacune de ses escales planétaires. Elle s’est toujours exprimée par le dessin et le fait maintenant en musique, qu’elle chérit depuis les bands de son adolescence à Matane. À New York, où elle a vécu quelque temps, elle chantait pour un groupe alternatif, 10 Watt Mary. "Tu peux cacher des choses en dessin, mais en musique tu t’ouvres, tu mets tout sur la table." La voilà revenue et cernée, cette pudeur, cette prudence. Après huit mois de dur labeur donc, elle accouchera bientôt d’un album qu’elle écrit avec Lucas, l’Italien, un ancien (?) lover, en collaboration avec Brian Adams, avec qui elle a développé une connivence immédiate, lors d’une séance photos destinée à un livre au profit du cancer du sein. Ça s’appellera Seven, pas Ève Salvail, pudeur oblige.
èveOlution
Digne échantillon féminin de sa génération Y, la bientôt trentenaire jongle avec les mêmes désirs, les mêmes diktats: conjuguer carrière et famille tout en excellant sur les deux tableaux. Ève attend d’être assez "bonne" pour avoir des enfants: "J’ai mon besoin de femme, dit-elle, mais je ne corresponds présentement à aucun des critères de mère. Je n’ai rien à leur offrir qu’un milieu instable et fou. J’ai connu trop de mannequins qui avaient des enfants élevés par les gardiennes." S’imprime ensuite l’image de cette autre qui avait son bébé en coulisses et qui entre deux tétées paradait une nouvelle collection. C’est l’habilleuse ("une femme qui te connaît pas du tout, qui est juste là pour faire fiter le linge") qui tentait de contenir les vagissements du nourrisson, pendant que sur le podium la nature impétueuse, dans une blouse à 5 000 dollars, comme appelée par les cris affamés, explosait et se répandait au vu et au su de tous. La féminité dans toute sa splendeur.
"J’attends d’avoir assez d’argent pour avoir ma maison, mon coin à moi où je pourrai installer ma future p’tite famille." Si elle a peur de manquer de blé, qui en a assez? Sur ce qu’elle a fait de tous ses fashion dollars, c’est encore la discrétion incarnée.
Franchement, elle pense à se ranger, à se couler dans le moule, l’émule de Gia, la punk, la serveuse des Fouf’, la femme-dragon? "J’y pense pas, j’en rêve!" Patience Ève, "on ne naît pas femme, on le devient".