

Femmes et politique : Deux poids, deux mesures?
Les femmes sont-elles bienvenues en politique? Gouvernent-elles différemment? Sont-elles jugées plus sévèrement que leurs confrères? CHANTAL HÉBERT et CHANTAL MAILLÉ nous offrent leurs points de vue sur la question.
Nathalie Collard, Pascale Navarro
Chantal Maillé
est docteure en sciences politiques et prof à l’Institut Simone-de-Beauvoir de l’Université Concordia. Alors qu’elle était jeune intellectuelle, Maillé déplorait, dans Les Québécoises et la Conquête du pouvoir politique (1990), le peu de place accordé aux femmes. Dix ans et plusieurs livres plus tard, Maillé a délaissé ce domaine, développant d’autres thèmes (l’identité, le postmodernisme, la morale et l’éthique); mais elle n’en continue pas moins d’observer les liens entre les femmes et la politique. Et, bien qu’elle ait pris un certain recul par rapport à ce sujet, difficile pour elle de ne pas réagir devant les récents événements au Parti québécois, organisation qui a littéralement exclu de l’arène la ministre Marois pour laisser la place au patriarche rassurant Bernard Landry.
Comment analysez-vous le ralliement de Pauline Marois lors du départ de Lucien Bouchard, il y a quelque temps?
"Qu’une femme de cette envergure, avec ses capacités, ses qualités de politicienne et son expérience, n’ait pas réussi à justifier une course à la chefferie, a quelque chose de désespérant. Toutes les candidatures d’hommes et de femmes ne sont pas égales, bien sûr, mais celle de Pauline Marois est quand même forte. Elle était la seule femme qui pouvait émerger comme futur leader, et elle n’a pas réussi à s’imposer. C’est désolant…"
Pensez-vous qu’elle ait manqué d’appui de la part de ses collègues féminines?
"La solidarité n’est pas un principe de physique quantique, ce n’est pas non plus écrit dans le ciel. Si des femmes veulent, entre elles, passer un pacte de solidarité, cela devient alors une stratégie par laquelle on noue des alliances, et c’est le processus d’un résultat voulu, pensé. Mais ce n’est pas inscrit dans les gènes des femmes qu’elles seront solidaires. Cela dit, les femmes du PQ avaient l’air de l’avoir passé, ce pacte; Louise Harel a souvent déclaré qu’elles étaient solidaires. Mais on voit bien les limites de ce principe quand on est confronté à l’agenda politique, aux jeux de coulisses."
Pourquoi les femmes politiques tiennent-elles toujours ce discours de solidarité, alors que tout le monde sait que la politique exige un engagement partisan?
"Je crois que tout le monde se sent rassuré par ce genre de déclaration; c’est rassembleur. Et les femmes politiques tiennent ce discours uniforme pour démontrer leurs bonnes intentions. Mais on dirait que c’est un discours appris par coeur, une mise en scène. Même chose au sein des groupes féministes: si la solidarité était si importante, toutes les féministes auraient dû voter pour Alexa McDonough, puisque le NPD portait plusieurs des revendications de la Marche des femmes, notamment. Or, ce n’a pas été le cas."
Que pensez-vous de l’idée d’un parti des femmes?
"Si l’on avait le suffrage proportionnel (c’est-à-dire une représentation proportionnelle en chambre des élus sur le terrain), cela rénoverait sans doute l’intérêt que l’on a pour la politique, et aussi la façon de "penser" son vote. Si un parti des femmes réussissait à obtenir 5, 10 ou 15 % d’appui en général, cela se traduirait par une représentation (proportionnelle) des élues à l’Assemblée nationale. Elles seraient alors obligées de faire une coalition, comme dans tout gouvernement à représentation proportionnelle, et auraient donc plus de voix au chapitre.
L’idée de mettre de l’avant des partis de femmes peut paraître risible, mais dans les pays où cela existe, les femmes exercent réellement un pouvoir politique. Pour l’instant, l’idée d’un parti de femmes dans notre système électoral est inutile: il serait le 28e parti minoritaire qui ne servirait à rien…"
Que pensez-vous de cette tendance à la mode qui prétend que les femmes exercent le pouvoir différemment des hommes, et généralement mieux qu’eux?
"Je ne suis pas du tout d’accord avec ça. D’ailleurs, on peut faire aujourd’hui le constat d’une pluralité de styles en termes de pouvoir féminin: je ne vois pas ce qu’il y a de commun entre Sheila Copps et Agnès Maltais! Depuis 10 ans, plusieurs "laboratoires" ont permis de voir ce que donnait la théorie féministe essentialiste (qui veut que la femme soit différente par essence). Et on s’est bien aperçu que les femmes ne faisaient pas mieux que les hommes.
Mais dans notre monde, il y a une grande propension à analyser les politiciens et politiciennes en fonction de leur image, plus que de leurs actions. Le sexe faisant partie de la construction de l’image, on entretient cette idée de la différence de "la" femme."
Est-ce que c’est encore vrai que les politiciennes doivent en faire plus que leurs collègues masculins?
"Je ne sais pas vraiment… Je pense surtout qu’être en politique, c’est faire partie de cet univers fou, où il faut toujours être disponible, thème que les politiciens nourrissent aussi. Mais est-ce vraiment nécessaire? Ou est-ce que cela ne fait pas partie d’un ensemble de symboles reliés à l’exploit, au courage, à la performance?
Par exemple, les politiciens disent souvent que s’ils ne sont pas dans leur comté le week-end, les électeurs vont se scandaliser… Voyons donc! C’est ridicule. C’est complètement débranché de la réalité. Mais voilà le genre de choses auxquelles doivent adhérer hommes ou femmes pour faire partie du jeu.
Et c’est vrai aussi qu’il y a un machisme organisé, de grandes gueules dans les médias, par exemple, qui remettent toujours sur le tapis que les politiciennes sont des femmes. Mais est-ce vraiment nécessaire? Si vous êtes une femme en politique, vous avez beau essayer de l’oublier et de vous concentrer sur votre travail, on se chargera de vous le rappeler."
Pensez-vous que Lucien Bouchard aurait pu déclarer vouloir se rapprocher de sa famille, s’il n’y avait pas eu des femmes en politique pour faire valoir ces thèmes et ces valeurs depuis les dernières années?
"Voilà un gars de 62 an, qui a deux enfants de 9 et 11 ans, auquel vous ne trouverez pas d’équivalent féminin: jamais on ne verra une femme de 62 ans dire qu’elle a décidé de s’occuper de ses enfants! Comme pour Trudeau, on voit là un étalage de privilèges d’hommes ayant du pouvoir. Ils ont décidé de "choisir"; après avoir tout fait, être allés au bout de leurs ambitions, il devient important pour eux de s’occuper de leur famille… Mais il était temps!
Je ne doute pas du tout de la sincérité de Bouchard; néanmoins, on peut se poser des questions… Il y a plein d’hommes politiques qui ont de jeunes enfants: mais c’est quand plus rien ne les intéresse qu’ils décident de s’en occuper. Ils font leur choix au moment où ça leur convient à eux, pas nécessairement au moment où les enfants ont besoin d’eux. Ça, c’est un privilège."
(Pascale Navarro)
CHANTAL HÉBERT
Chantal Hébert est columnist politique au Toronto Star et au quotidien Le Devoir, animatrice de l’émission La Face cachée de la une, à Télé-Québec, et mère de deux jeunes hommes de 18 et 22 ans. Il y a 21 ans, elle devenait correspondante parlementaire à Queen’s Park pour la radio française de Radio-Canada. Depuis, elle pose un regard aiguisé et intelligent sur la politique québécoise et canadienne.
Vous souvenez-vous de votre première affectation?
"J’avais 25 ans quand j’ai été nommée à la couverture des affaires parlementaires en Ontario, en même temps qu’une autre collègue: Katherine Kovacs. Je m’en souviens car le bulletin interne de Radio-Canada avait publié un petit texte intitulé Deux femmes à Queen’s Park. Nous n’en étions pas revenues. On ne se voyait surtout pas comme deux femmes, mais plutôt comme deux journalistes. Jamais on n’aurait écrit Deux hommes à Queen’s Park!"
À l’époque, s’agissait-il d’un univers essentiellement masculin?
"Il n’y a pas eu de choc culturel à proprement parler, mais j’ai vite réalisé que les hommes étaient plus agressifs à l’endroit des femmes. Il y avait une connivence entre les hommes. Ils jouaient au hockey ensemble, ils allaient prendre un verre le soir, ils s’échangeaient des confidences… Les heures de travail étaient élastiques. Ce genre de rapport était tout à fait inaccessible aux femmes. Certaines, comme moi, avaient des enfants et voulaient être à la maison en soirée. De toute façon, il n’était pas question pour une femme de se retrouver dans un bar ou un resto avec un homme en dehors des heures de travail. C’était perçu comme une invitation et ça l’est encore aujourd’hui."
L’arrivée des femmes dans les bureaux politiques a-t-elle changé les règles?
"Oui, sans aucun doute. Je me souviens du premier party de Noël auquel j’ai assisté. C’était en 1977. Les femmes présentes étaient assises sur les genoux des hommes et je crois qu’elles étaient payées pour être là… Les choses ont beaucoup changé.
À l’époque, les collègues masculins avaient des enfants mais c’étaient leurs femmes qui s’occupaient de tout. Les villes politiques comme Ottawa étaient remplies d’hommes seuls qui habitaient loin de leur famille. Ils se retrouvaient le soir dans les restos, mangeaient, buvaient, s’échangeaient des informations.
Quand je suis entrée au Devoir, je me suis fait dire: "Si tu veux survivre, tu vas devoir fréquenter le Press Club." J’ai répondu: "Just watch me…" Nous, les femmes, avons créé ce que les Canadiens anglais ont baptisé le "quiche and Perrier journalism"."
Comment perçoit-on la maternité dans les milieux politiques?
"Par choix, j’ai eu mes enfants jeune, à 24 et à 28 ans. Dans les bureaux politiques, c’était quelque chose de complètement nouveau. On nous prenait moins au sérieux et l’on faisait des commentaires sur notre physique. Difficile de passer inaperçue dans un "scrum" quand tu es enceinte de huit mois! Aujourd’hui, il n’y a plus ce clivage. Les hommes prennent des congés parentaux et doivent quitter pour aller chercher les enfants à la garderie. Mais je dois dire qu’entre les années 88 et 95, ce fut difficile pour tout le monde. Il y a eu une élection chaque année, et plusieurs ménages n’ont pas passé au travers."
Comment qualifieriez-vous l’attitude des politiciens à l’endroit des journalistes femmes?
"C’est une erreur de penser que c’est juste une question d’âge ou de génération: Joe Clark est gender blind, alors que Brian Mulroney était incapable de "dealer" avec les femmes. Lucien Bouchard n’était pas très bon, alors qu’avec Jean Chrétien, il n’y a pas trop de problèmes.
Davantage de femmes couvrent la politique aujourd’hui, mais la majorité des chefs de bureau sont encore des hommes. Et quand les femmes viennent sur la colline, elles ont tendance à se confiner dans les dossiers sectoriels, comme la santé, par exemple. On ne peut pas dire que le nombre de femmes se soit multiplié au cours des dernières années. La politique est un milieu difficile: il faut compter sur d’excellentes sources et la plupart des contacts sont des hommes. C’est un domaine où les coins sont nombreux et les coudes sont pointus."
Est-ce qu’on couvre différemment les femmes en politique?
"Je ne suis pas certaine que les femmes en politique puissent faire de la politique. Je m’explique: prenons Sheila Copps, une femme qui a une bonne fibre politique, ou Deborah Grey, de l’Alliance canadienne, sans doute l’une des meilleures à la Chambre des communes présentement. Or, on a ridiculisé Copps, on l’a traitée d’hystérique et l’on dit de Grey qu’elle est pénible. Les gens n’écoutent même pas ce qu’elle a à dire. Quand Sheila Copps était vice-première ministre, c’était un poste sans importance. Depuis que c’est Herb Gray qui l’occupe, c’est redevenu un poste significatif. Une femme agressive, ça ne passe toujours pas.
Quant aux questions d’image, je me souviens des premières apparitions d ‘Audrey MacAughlin, alors chef du NPD. Tous les journalistes parlaient de la couleur de sa robe. Aujourd’hui, les choses ont changé en ce sens que tout le monde commente l’apparence de tout le monde. Les femmes ne se gênent plus pour parler du physique ou de l’apparence des hommes. Quand les femmes ont écrit à propos des épaules de Stockwell Day, l’été dernier, je dirais qu’elles ont vengé des décennies de commentaires semblables à l’endroit des femmes."
Les femmes sont plus nombreuses en politique. Est-ce que leur présence a changé quelque chose?
"Le parlement n’a plus la même odeur de gars qu’auparavant. La présence des femmes en politique a nettement élevé le niveau des débats en Chambre. Il y a 20 ans, il n’était pas rare de voir un député ou un ministre frôler les murs du parlement à deux heures de l’après-midi, complètement saoul. Aujourd’hui, ce sont les femmes qui assurent le bon fonctionnement du Parlement, à un point tel qu’on peut dire que c’est devenu un ghetto féminin.
Et vous savez quoi? Comme tous les lieux de pouvoir investis par les femmes, le Parlement a perdu de son pouvoir. Il s’est déplacé. Aujourd’hui, le pouvoir se trouve davantage dans le bureau des chefs, il est plus centralisé que jamais. Or, quand on analyse l’entourage immédiat des chefs, que remarque-t-on? Qu’il est surtout composé d’hommes. On n’en sort pas."
(Nathalie Collard)