Humour misogyne : La chasse aux beaufs
Société

Humour misogyne : La chasse aux beaufs

Dans Pourquoi je suis Chienne de garde, un ouvrage féministe décapant, ISABELLE ALONSO, présidente des Chiennes de garde, dénonce la nouvelle misogynie ambiante. Parmi ses cibles: les humoristes, qui cachent leur bêtise sous le "second degré". Étant donné que cette pratique sévit autant ici qu’en France (voir: la popularité des jokes de blondes), nous avons décidé de publier un extrait de ce livre coup-de-poing. À lire au premier degré.

"Moi, pour mes vingt-cinq ans mes copains m’avaient payé une pute. Mais ce soir ça serait pas possible, vous êtes trop nombreux…"

C’est par ces mots qu’Alain Chabat commença sa présentation de la cérémonie des Césars, le 19 février 2000 (je ne garantis pas l’exactitude des termes). Dans le public, une bonne proportion de femmes. On suppose que cette désopilante introduction a été répétée, inscrite sur le prompteur sans que quiconque exprime une réserve.

Alain Chabat a d’autres talents que pingouin logorrhéique pour soirées de prestige. C’est aussi un bouffon professionnel d’envergure. Un jour qu’il se demandait comment se faire un peu de thune en vitesse et sans se surmener le neurone, il eut une idée. Et que nous pondit-il, drôle et subversif comme on le connaît? Une cassette vidéo qui s’appelle Bricol’Girls!

À l’écran, trois filles en string, à qui une voix masculine tente d’enseigner les rudiments du changement de vitre, collage de papier peint ou maîtrise de la perceuse, spécialités viriles bien connues. Par exemple, voici une des trois filles, chargée de changer une ampoule qui vient de griller. Elle essaie de la dévisser, mais c’est trop chaud! Elle y avait pas pensé, bêtiote comme elle est! Pour pas se brûler la mimine, faut utiliser un tissu, lui conseille la voix de Monsieur. Un tissu? Ah! Elle a une idée! Elle se déhanche en contre-plongée, gigote de la croupe, parvient à enlever sa culotte, et, enfin, dévisse l’ampoule emmaillotée de dentelle.

Le ressort de ces irrésistibles effets comiques? Les filles c’est bête, les filles c’est beau, c’est ça qu’est rigolo! Et ça dure une heure, sur le même registre!

Ça ne vous fait pas rire? Ni la vanne ni la cassette? Même pas un sourire? Vous avez un problème. Vous n’avez pas d’humour. Pas de finesse. Z’êtes pas drôle. Z’êtes une simplette dépourvue de second degré.

Ah! le second degré! S’il y a un truc qu’une gonzesse doit savoir maîtriser, c’est ce qu’il est convenu d’appeler le second degré. Le fameux second degré, filtre de lecture qu’on vous brandit sous le nez quand vous refusez d’être coopérative. On vous gratifie d’un jeu de mots nauséabond? On tient devant vous des propos insultants de misogynie? On vous traite comme une débile? Ne soyez ni offensée ni vexée, ce serait décevant. Vous savez que tout ça n’est qu’une plaisanterie sans gravité, vous savez bien qu’on vous adore! Faire la gueule serait indigne de vous! Ce qu’on attend, c’est que vous y alliez de ce sourire de lapin que les rigolos patentés adorent voir se dessiner sur nos frimousses quand ils nous balancent une vanne à la con! Ç’a l’aspect du machisme, ç’a le goût du machisme, mais c’en est pas, figurez-vous! C’est du deuxième degré!

Pas drôles, et lâches, en plus! Avancent masqués. Refusent de se reconnaître grossièrement bénéficiaires du sexisme ambiant. À croire que, même pour eux, agression verbale et mépris ancestral sont durs à assumer. Alors ils maquillent leur hargne du fard hypocrite du second degré. Ils aiment rigoler, c’est tout. C’est pas des brutes épaisses, au contraire, c’est des rois de la distance!

Ou vous riez jaune en faisant la fiérote, genre ça ne me touche pas, et vous confirmez implicitement les propos désobligeants qu’on tient sur vous. Ou bien vous ne riez pas, signe que vous manquez complètement d’humour ou que vous n’avez pas compris. Dans les deux cas, bonne conscience garantie pour le bouffon de service. Alternative classique: pile tu perds, face tu gagnes pas; brave paillasson ou coincée tristoune, demeurée dans les deux cas.

Le cerveau dans les roustons, le cynisme en bandoulière, nos facétieux se trouvent irrésistibles. Et se célèbrent mutuellement à longueur de temps sur les ondes et les écrans. Mais essayez seulement de railler leur virilité, tentez de leur faire découvrir les charmes du second degré exercé à leurs dépens! Et vous verrez qu’en plus de leurs nombreux talents ils sont les David Copperfield de la rigolade: disparu, l’humour, évanouie, la distance, tout froissé, l’ego. Bobo. Pas habitués à ce genre de coups de griffe. Peuvent devenir méchants, même, quand on teste leur deuxième degré.

Il va sans dire qu’on n’exige que des femmes qu’elles soient des athlètes du second degré. Qu’elles prennent avec le sourire ce qui les humilie, dans un exercice quotidien de masochisme appliqué. Il y a belle lurette que nul ne se hasarde à aller asticoter les Noirs, ou les Juifs, ou les Arabes, autres cibles habituelles de la beauferie. Les laborieux du calembour, du jeu de mots foireux et de la chute cocasse parviennent merveilleusement à se retenir, du moins en public.

Certaines choses sont devenues impossibles à dire. Et c’est tant mieux. D’autres, en revanche, sont distillées en permanence par la pub, les médias, la littérature et autres occupants de la parole dominante.