Cyber-accros : La folie des serveurs
Société

Cyber-accros : La folie des serveurs

C’était inévitable. Parallèlement au développement technologique de notre société est apparue une nouvelle forme de dépendance… à Internet. Le problème est tel que nos voisins du sud conçoivent de plus en plus de services hospitaliers pour traiter les cyber-esclaves. Ne riez pas, on est loin de la science-fiction.

Famille qui éclate, perte du boulot, anxiété, déprime, angoisse… Des centaines de milliers, sinon des millions de cyber-accros seraient en train de couler à pic sur la planète. Leur seule bouée: des cliniques comme celle du McLean Hospital, affiliée à l’école de médecine de Harvard, sise à Belmont au Massachusetts.

Voilà belle lurette que la directrice du Centre d’étude sur la dépendance aux ordinateurs, Maressa Hecht Orzack, ne se demande plus si cette forme d’asservissement existe. Elle a même observé un nouveau phénomène: les jeunes sont de plus en plus nombreux à en être victimes, à s’adonner aux jeux "en ligne" durant des journées entières. "Cela peut avoir des effets négatifs sur leurs études et affecter leur sommeil. Ils peuvent développer beaucoup d’agressivité."

Quotidiennement, elle tente d’aider des "malades" à se libérer. Comment? Les experts ont élaboré de nouvelles thérapies. "Il s’agit de traitements psychologiques et, souvent, je recommande des patients à d’autres spécialistes qui pourront leur prescrire une médication adéquate", expose Mme Orzack. Bien que les rencontres soient généralement individuelles, il arrive que les familles doivent être impliquées. Parce que tout l’entourage en pâtit, est délaissé à la faveur de l’écran et du clavier. Surtout les conjoints lorsqu’il est question de cyber-infidélité.

"La plupart des gens qui viennent nous voir, généralement, sont en dépression. De plus, ils risquent d’avoir une faible estime d’eux-mêmes. Certains ont des phobies, ont peur d’aller à l’extérieur, en public. Ces gens n’entretiennent presque plus de relations avec autrui. Quelques-uns consacrent le plus clair de leur temps à Internet."

Mais la route vers la liberté serait longue et parsemée de multiples embûches. "Aujourd’hui, presque tout le monde utilise un ordinateur. La majorité des emplois l’impliquent et les universités, voire les écoles, l’exigent. Alors, je ne peux pas dire au sujet d’arrêter sa "consommation" comme on le fait pour d’autres dépendances", fait-elle valoir. On peut demander à un alcoolique de ne plus boire, mais pas à un esclave du Net de ne plus approcher un ordinateur.

"Donc, nous travaillons avec les patients pour trouver des solutions de rechange, d’autres activités à faire. Ils ont vraiment besoin d’apprendre à gérer leur horaire, à gérer la situation."

"C’est comme les problèmes liés à la nourriture. Vous ne pouvez vous en passer, c’est donc une question de modération, d’utilisation contrôlée", poursuit la Dre Kimberly Young, depuis son bureau de Bedford, en Pennsylvanie. Elle est la boss du Center for Online Addiction. Elle est également présentée comme la première à avoir identifié ce désordre comportemental, au milieu des années 90, et à avoir écrit sur le sujet. Elle divise son temps entre les soins, la formation, la recherche…

"Le traitement peut prendre des semaines, des mois… Mais vous ne guérissez jamais", indique-t-elle. Les malades ne peuvent donc apprendre qu’à gouverner leur existence.

La Dre Young a identifié cinq types de cyber-dépendants. D’abord, il y a ceux qui jouent constamment au solitaire durant leurs heures de travail; les accros de l’ordinateur. Différents des gamblers compulsifs, "magasineux" compulsifs ou courtiers amateurs qui peuvent y perdre leur chemise. Il y a également les maniaques de la recherche. Ils ne peuvent s’arrêter de fouiller sur le Web. Viennent ensuite les accros du bavardage en direct. Ils discutent régulièrement avec des amis virtuels et délaissent leurs proches. Finalement, il y a les fous du cyber-sexe.

Qui sont les plus nombreux selon les études de Mme Young? Les "toxicomanes" du sexe remportent la palme haut la main. Ne croyez toutefois pas que cette dépendance ait un genre. "Il s’agit, à parts égales, d’hommes et de femmes." Seule différence, la gent masculine recherche la domination ou la réalisation de fantasmes alors que le sexe opposé est friand de romance, d’amitiés profondes et adore l’anonymat offert par le médium.

L’anonymat. Voilà l’un des principaux attraits qui sautent aux yeux des cyber-esclaves. "Le Net est un "merveilleux" accès au sexe, au gambling. On peut y accéder facilement 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Et vous êtes dans le secret de votre foyer", remarque un clinicien de l’Illinois Institute for Addiction Recovery du Proctor Hospital de Peroria, Bob Gilroy.

C’est aussi le principal inconvénient aux yeux des spécialistes. "La rapide expansion et l’accessibilité d’Internet additionnées au fait que vous n’avez plus à vous tracasser pour sortir de votre maison, que vous êtes dans le confort de votre demeure, ne sont rien pour aider. Vous pouvez vraiment développer des comportements très compulsifs sans que personne ne puisse s’en rendre compte, s’inquiète M. Gilroy. Il est difficile pour ces gens de s’en apercevoir eux-mêmes parce qu’ils sont isolés."

Intrigués? Êtes-vous dépendants du cyberespace? Ou un de vos proches? La première interrogation à avoir est: "Combien de temps cette personne passe-t-elle dans Internet mais, aussi, combien de temps, lorsqu’elle ne navigue pas, pense-t-elle à ça, est-elle préoccupée par cela; est-ce qu’elle planifie son horaire pour y aller?"

Quant aux autres symptômes, il serait plutôt ardu pour les néophytes de les déceler. "Il faut être qualifié pour être en mesure de reconnaître les comportements typiques", regrette presque M. Gilroy.

Néanmoins, il y a des signes observables. L’irritabilité, les sautes d’humeur, la difficulté à se concentrer parce qu’on ne songe qu’à se rebrancher, le fait de quitter sa famille pour aller à la rencontre d’une relation du Net tout en étant convaincu que ce sera la quintessence de l’interaction humaine, des économies qui fondent, le manque de sommeil, etc.

L’une des principales caractéristiques demeure toutefois la propension à se concevoir une cyber-personnalité et à avoir de la difficulté à faire la part des choses, à la différencier de l’identité réelle. "Ils se créent une identité virtuelle. Par exemple, je peux dire que je mesure 6’6 » et que j’ai 24 ans. Certaines recherches nous indiquent que le tiers des femmes, de celles qui s’identifient en tant que telles dans Internet, sont en réalité des hommes… C’est le fantasme d’être qui on veut."

"Vous ne savez pas si vous parlez à une personne de votre sexe, du même groupe d’âge, à une jeune adulte, à un enfant ou à un aîné", note M. Gilroy.

"Puisque c’est totalement anonyme, ils peuvent donner forme à tous leurs fantasmes", renchérit Richard Davis. Il est professeur à l’Université polytechnique Ryerson, expert des comportements des internautes, formateur pour les experts et membre de l’International Society for Mental Health Online affiliée à l’American Psychology Association aux côtés de la Dre Kimberly Young. Il est aussi l’instigateur du seul site Internet canadien traitant du sujet: internetaddiction.ca. Les malades et leur famille peuvent y trouver de nombreuses ressources.

"Ça peut devenir problématique lorsqu’ils ne dressent plus de barrières entre ceux qu’ils sont dans le cyberespace et ceux qu’ils sont quand ils se débranchent. Ils ont des amis différents dans le Net, une identité différente, et lorsqu’ils se débranchent, tout cela devient confus."

Le pays des retardataires
Malheureusement, les psychologues et psychiatres de notre contrée font montre d’une fermeture certaine devant la problématique. "Oui, nous sommes en retard. Il y a des cliniques aux États-Unis qui réalisent ce type de traitements, mais aucune au Canada."

"Il y a de plus en plus de gens qui naviguent dans le cyberespace. On prévoit qu’il y aura plus de 500 millions d’internautes d’ici l’année prochaine. Il n’est donc pas farfelu de penser qu’une proportion appréciable de ces gens vont avoir des problèmes avec cela. Plus il y aura de gens branchés, plus il y en aura qui développeront de la dépendance", lance M. Davis.

"Nous devons nous ouvrir les yeux, nous rendre compte qu’il y a des gens qui visitent les psychologues et qui ont des problèmes avec Internet. Au Canada, il est plus que temps que nous nous instruisions sur ce sujet et que nous apprenions à les traiter." Pour l’instant, ces malades ne reçoivent pas les bons soins.

M. Davis garde espoir. Peu avant notre entretien, il avait rencontré les responsables d’un centre d’aide pour les accros en tout genre de Toronto pour les convaincre d’aider les cyber-esclaves. "Ce serait l’idéal et je crois que les plus grands centres de traitement des dépendances vont développer des programmes pour la dépendance à Internet."

En attendant, il convie les intéressés à son site Web. Il offre même un service de consultation "en ligne" et des trucs pour améliorer le quotidien des malades. Les autres intervenants consultés font de même. Maressa Hecht Orzack: computeraddiction.com Kimberly Young: netaddiction.com Bob Gilroy va même plus loin en offrant son numéro de téléphone sans frais: 1 800 522-3784. "S’ils ont envie d’en parler, nous pouvons faire une séance téléphonique."