Société

La semaine des quatre jeudis : Ni avec toi ni sans toi

Connaissez-vous l’histoire vraie de ces deux Montréalais qui sont montés vers Québec par la 40? Pour rentrer en ville, à l’approche des sorties de l’autoroute, ils ont pris le pont et se sont retrouvés sur la 20 Ouest, direction… Montréal.

Cette erreur probablement provoquée par un inhabituel afflux d’air pur dans des organismes nourris aux vapeurs d’essence vaut bien une courte morale: Montréal, c’est comme Rome. Puisque au Québec, tous les chemins y mènent, on n’en sort que pour mieux y retourner.

Ce n’est pourtant pas parce que la bête est belle qu’on ne peut s’en séparer. Montréal, contrairement à ces visages ridés que la distance épargne, même de loin et prise de haut, a un charme qui frise le zéro.

Si, comme l’a répété le neurasthénique maire Bourque, Montréal n’est plus la ruine des années 80, où l’on ne faisait pas la différence entre une université et une gare d’autobus, elle demeure d’est en ouest un modèle de désordre esthétique, de paysages urbains disparates qu’aurait cousus à coups d’artères interminables un docteur Frankenstein de l’urbanisme.

Depuis la nuit des temps, la ville se lit sur la boussole des classes sociales. D’un bord, l’univers anglais quadrillé à la militaire avec ses antiques symboles, le Peel Pub et le Beaver Club. De l’autre, Saint-Denis et ses cafés-terrasses usés comme une chanson de Beau Dommage. En bas, le quartier des affaires, inhabitable, immonde, comme tout ce qui borde René-Lévesque. Et en haut, le bel immobilisme discret des privilégiés, élitistes, autonomistes, veillant jalousement à protéger l’évaluation foncière de leurs quartiers.

La ville se déguste donc à la carte. Pour survivre à l’anonymat, il faut y faire son nid, trouver un coin, une cour fleurie, un bout de rue, un appart hors de prix, un resto bourré d’amis. Et la ville morcelée se transforme en île au trésor où, entre deux escalades de l’Himalaya local, des barjos avides de cultures populaires factices qui gloussent devant les nouveautés du catalogue sadomasochiste de chez Sexe-Cité mangent chaque jeudi des nouilles sans glutamate, et écoutent Un gars, une fille, tout en racontant à leurs copines de travail comment ils ont déniché chez Warshaw une authentique copie de vase Ming. Toutes choses qui jadis faisaient envie au reste du Québec.

Car depuis que le bortsch casher de l’épicerie polonaise de Côte-des-Neiges et la truite qui chante sont arrivés jusque dans l’étouffante bourgeoisie de Québec, Montréal n’est plus le paradis des trouvailles. Elle garde cependant encore le privilège d’un certain chic. Cherchez une Rolex Oyster, un complet de chez Lanvin, un concessionnaire Ferrari ailleurs dans la province… Vous n’en trouverez pas. Pourquoi? Parce que là-bas, il existe un marché.

Le marché, c’est aussi, à l’heure d’Internet, ce que l’on prétexte pour justifier la scandaleuse concentration des industries culturelles dont souffre la métropole.

Concentration des diffuseurs et des décideurs, accumulation des richesses et des moyens de production financés par tout le reste de la province. Deux cents émissions de télé contre six en région. Que les esprits qui s’inquiètent abondamment des conséquences de la concentration de la presse réfléchissent à la piètre représentativité d’une province qui concentre son pouvoir culturel dans une seule ville. Faut-il venir d’ailleurs pour flairer les accointances, la pseudo-concurrence, les allers et retours d’ascenseur, les conflits et les alliances dénouées les soirs d’ADISQ, de Coqs d’or et de MétroStar? Les chasses gardées d’une dizaine de grosses machines?

La ville qui, elle, n’a que peu de concurrence peut bien feindre une souveraine indifférence à l’endroit du tiers-monde québécois. Elle présume trop souvent que le vrai talent ne peut s’épanouir qu’en ses murs. À peine faut-il qu’un metteur en scène, un acteur, un chanteur en région vienne fausser le concert des éloges en vase clos pour que Montréal, ombrageuse, s’invente des fêtes pour elle toute seule et relègue le reste en sous-catégories.

Dieu seul sait si la critique montréalaise concéderait subitement plus de génie à Robert Lepage s’il déménageait dans la métropole! Et qui sont ces paranoïaques qui prétendent par les temps qui courent que si Agnès Maltais, Québécoise notoire, a été écartée du ministère de la Culture, c’est par un hypothétique lobby montréalais?

Heureusement pour nous, intervenants culturels, et donc perpétuels immigrants en puissance, les métropolitains ont l’intégration facile. D’ailleurs, plus de 20 % d’entre eux habitent la ville depuis moins de cinq ans. Et ces nouveaux arrivants, venus du reste d’un Québec qui se vide tranquillement, croient vivre au centre d’un excitant creuset culturel depuis qu’ils ont entendu Dédé Fortin chanter du reggae entre deux musiciens sénégalais.

Qu’importe que cet élargissement culturel n’ait aucune incidence sur la manière presque sectaire dont les minorités se concentrent systématiquement en quartiers spécifiques sur toute l’île. Qu’importe qu’en matière de culture cet entonnoir menace de transformer le reste du Québec en zone sinistrée. On aime le chien du voisin tant qu’il ne vient pas chier sur son terrain.