Pierre Bourque : Docteur Jekyll et Mister Hyde
Société

Pierre Bourque : Docteur Jekyll et Mister Hyde

PIERRE BOURQUE semble voguer tout doucement vers une réélection à la barre de la nouvelle méga-métropole. Mais qui est vraiment cet homme? Devrions-nous lui faire confiance? ÉRIC GRENIER, l’auteur de notre chronique Droit de Cité, analyse ce politicien à deux visages. Deux Pierre, un coup.

Qui est l’étrange monsieur Bourque? Loin de nous l’idée pompeuse de répondre à cette question qui tarabuste le petit monde municipal depuis près de sept ans. Sept ans d’intenses séances de grattage de coco n’ont permis jusqu’à maintenant que de déterminer que Pierre Bourque expose deux facettes – ou deux faces, diront les plus cyniques d’entre nous: l’homme de compassion qui découche pour aller visiter miséreux en toute sincérité et qui se dévoue corps et âme pour le bien de sa communauté; et le petit politicien de basse-cour, bêtement manoeuvrier, d’une cruelle autorité, qui cultive une forme malsaine d’idolâtrie pour sa propre personne.

Qui est le vrai Pierre Bourque? Est-il le bon docteur Jekyll ou le malfaisant monsieur Hyde?

Le malfaisant monsieur Hyde
C’est par un beau printemps qu’est apparu dans le paysage politique Pierre Bourque, en 1994. L’atmosphère fleur bleue de l’éclosion printanière aidant, il a semblé pour une majorité de Montréalais une bouffée de fraîcheur, après huit ans de régime technocratique sous Jean Doré. Il a juré de ne pas être un politicien comme les autres, et il a tenu promesse. Au point où l’ex-ministre responsable de la Métropole, Serge Ménard, devait avouer "qu’il était parfois difficile à suivre".

C’est par ailleurs la seule promesse qu’il ait tenue. Déjà en 1995, après quelques mois de règne seulement, on s’apercevait que la machine avait des ratés. Plus tard, il a bien fallu se rendre à l’évidence: Pierre Bourque, le jardinier de la campagne électorale de 1994, le pro-vert, le pourfendeur des sociétés paramunicipales, l’incorruptible, l’ami de tout le monde, était porté disparu, probablement enlevé par des extraterrestres et remplacé par un clone commandité par le tout-Montréal affairiste!

Ce qui expliquerait en partie pourquoi il nous parle "klingon" lors des points de presse impromptus. "Non, non, tout va merveilleusement bien", répondait-il en 1998, alors que sa ville était sur le point d’être mise sous tutelle par le gouvernement du Québec, que le comité exécutif était paralysé par des poursuites judiciaires, et que les membres du parti le désertaient au même rythme que des rats de cale. Désormais minoritaire au conseil municipal, il n’arrivait plus à imposer quoi que ce soit et la Ville s’enfonçait dans un gouffre financier sans fond.

"Non, non, tout va bien." Quand Bourque devise ainsi, on a l’impression qu’il tient un rôle dans Ben Hur. On se demande: "À qui il réplique comme ça, à Charlton Heston?"

Pour finir le plat, une pluie de contraventions pour financement électoral frauduleux s’abattait sur son parti. Bourque s’engagera timidement à faire un peu plus attention "dans la mesure du possible"!

Ce manque de respect envers les institutions démocratiques de base laissera les Montréalais songeurs. De toute façon, l’homme s’est révélé maître du "I didn’t do it. It’s him!". Rejetant sans cesse la faute sur l’ancien directeur général de son parti et la verte jeunesse de sa formation politique pour expliquer ses démêlés avec le bureau du Directeur général des élections; sur son prédécesseur, pour la désorganisation totale du service des finances; sur ses proches collaborateurs, pour la paralysie du comité exécutif, des déloyaux qui osaient s’opposer à certaines orientations du maire.

Pierre Bourque s’avère un capitaine fort ingrat, se réservant toujours le seul canot de sauvetage.

Cette tendance à esquiver sa part de responsabilité pour les gestes commis par son équipe ne s’est jamais manifestée aussi cruellement que lors du scandale des vignettes de stationnement. Dix cadres ont été faussement accusés, et injustement congédiés. Pour un simple problème de pucerons, le maire a vaporisé à l’agent orange. Par instinct de survie, son régime a fait vivre aux cadres congédiés l’anthologie de Kafka en temps réel: Le Château, Le Procès, La Colonie pénitentiaire, quasiment La Métamorphose! Certains ont sombré dans la dépression, d’autres ont frôlé la catastrophe financière, des familles et des couples ont été détruits.

La Commission municipale devait par la suite forcer la Ville à réengager les cadres et à leur verser deux millions de dollars en réparation. La Commission a jugé la décision du maire précipitée, non motivée, déraisonnable et abusive. Elle lui a rappelé l’Inquisition. Preuves d’une éthique aux contours passablement flous.

L’homme qui rasait les arbres
En matière d’environnement, Bourque inquiète. Oh! certes, les citoyens pris la main dans un sac blanc d’épicerie transformé en sac à ordures sont passibles d’amendes de 300 dollars à la première récidive.

Mais, par ailleurs, la Ville sous Bourque a tenu à nous annoncer qu’elle permettait la construction de deux terrains de golf dans le parc-nature de Rivière-des-Prairies. Qu’elle appuyait une augmentation du trafic aérien au-dessus de Montréal pour rapatrier les vols internationaux à Dorval.

Qu’elle ne s’opposait pas au dragage du fleuve malgré les risques de contamination. Qu’elle ne s’opposait pas à l’augmentation du trafic automobile sur l’île par la construction de nouveaux ponts de nouvelles autoroutes. Qu’elle était heureuse d’entendre le vrombissement de tous ces avions et hélicoptères transportant à basse altitude des panneaux-réclame dans le ciel de la ville, lors de festivals. Elle a songé à raser le square Dominion pour y construire un stationnement sous-terrain, et permis à Outremont de se débarrasser de ses neiges souillées, chez les résidants du Mile-End. Des BPC s’échappent dans le fleuve près de l’autoroute Bonaventure sans que cela n’inquiète le maire.

C’est le mont Royal qui a le plus souffert du virage béton de Bourque, ses flancs situés hors du périmètre du parc étant livrés à la merci des promoteurs immobiliers. Le débat autour de la Ferme sous les noyers, laissée à l’abandon par son propriétaire, l’armée canadienne, en est devenu le symbole. "Le ministère de la Défense aurait pu y installer une base militaire comme à Valcartier", nous a fait valoir une des proches collaboratrices du maire. Diantre, on n’y avait pas pensé! Comme si, sans la célérité de l’équipe Bourque, Montréal eût été sous l’assaut d’on ne sait plus quel fléau. Dieu seul sait, si la Ville avait permis une longue consultation populaire sur le projet, comment une invasion d’écureuils sauvages aurait pu nous menacer!!!

En fait, comme les chiens de Pavlov devant le beau nonosse, Pierre Bourque et son équipe bavent d’appétit devant l’argent des "développeurs". Pierre Bourque a entrepris de faire de la place à ses altesses venues d’on ne sait trop quel bas-fond du monde brun de l’immobilier, et de tasser sans ménagement ceux qui soumettent une autre idée du développement. Une démocratie qui s’exprime à coups de briques et de truelles. "Ce n’est pas une bande de mécontents, qui ne sont jamais contents de toute façon, qui va nous empêcher de développer cette ville", répondra le maire.

Bref, pas le temps d’attendre: le train du développement passe à 7 h; et à 7 h 01, il sera trop tard.

Le bon docteur Jekyll
Pierre Bourque, cet homme à la rhétorique bonasse, étonne par son sens de la survie. Avec même pas une fraction des attaques et des tuiles qu’il a dû essuyer depuis qu’il est en politique, d’autres auraient abandonné bien avant. Lui poursuit son petit bonhomme de chemin, en trotte pour sa consécration en tant que père du Nouveau Montréal. Plus téflon que ça, tu t’appelles Jean Chrétien.

Quand il a pris le pouvoir en 1994, Montréal était une déchue, une galeuse, une infectieuse atteinte de paralysie cérébrale. Contre toute attente, Montréal est sortie de l’enfer.

Pierre Bourque, le maire, est à l’image de sa ville. De complètement cabossé qu’il était moins d’un an après son élection, il est aujourd’hui l’un des hommes politiques les plus puissants du Québec.

Pierre Bourque, un phénix? Encore faut-il qu’il ait été roussi. Or, c’est pire: il avait été carrément anéanti. Au début de 1998, il ne restait presque plus rien de Pierre Bourque et de son parti. Qu’une infime trace de la grosseur d’un bâtonnet d’ADN.

Non, Pierre Bourque n’a pas eu à renaître de ses cendres: il a été reconstitué. Depuis les sondages faméliques du printemps 98, où son parti ne recevait guère plus d’appui populaire que le parti marxiste-léniniste, Pierre Bourque, a été reconstitué du plus petit chromosome jusqu’au bout du toupet. D’abord son image a été polie par l’un de ces "faiseurs d’images", Pierre Desjardins, considéré depuis comme le Stephanopoulos – le génie derrière l’élection de Bill Clinton en 1992 – de la politique municipale. Puis, par Guy Coulombe, son directeur général depuis deux ans. L’arrivée de Guy Coulombe à la direction générale de la Ville aura permis de constater que, confiné de force à l’intérieur de balises claires, Bourque est capable de grandes choses, et même de cohérence. Son exploit d’avoir su imposer la ville unifiée, malgré les plaques tectoniques qui le séparaient du gouvernement québécois à ce sujet, en fait foi.

Bien qu’il ait reçu de l’aide pour se refaire, encore fallait-il que ses "reconstructeurs" aient sous la main un minimum de matière brute.

Cette matière brute, c’est la candeur, la chaleur humaine, l’abnégation devant la critique, et une grosse dose d’orgueil de la volonté.

C’est en public, parmi le vrai monde – cela dit sans mépris aucun -, que Pierre Bourque est à son meilleur. Il est plus à l’aise dans ses Samedis du maire qu’à l’hôtel de ville. "Quand on le regarde à la télé, il ne passe pas toujours très bien, confiait il y a trois ans Robert Dolbec, le chargé des communications du parti Vision Montréal. Mais devant le vrai monde, il est impressionnant."

Le style Bourque, ce n’est pas une idéologie, pas un projet de société, ni même un programme. C’est un état d’esprit. Le bourquisme, c’est une question d’attitude, d’orgueil de volonté, comme je le disais plus tôt.

Ça s’est manifesté de façon évidente lors de la campagne de 1998, campagne à laquelle il a donné une sacrée leçon électorale à ses adversaires trop confiants: une campagne, ça se gagne électeur par électeur, quitte à coucher chez eux.

Sa nuit chez une famille de réfugiés a été qualifiée de pur cynisme par ses adversaires et la plupart des observateurs. Les organisateurs l’étaient peut-être, cyniques, mais le maire s’est prêté à l’exercice avec une sincérité authentique, et un plaisir manifeste.

Si les autres politiciens sont visiblement mal à l’aise d’embrasser les bébés, ce n’est pas le cas avec Bourque. Il aime embrasser les bébés.

Lors de sa découche dans Côte-des-Neiges, je l’ai accueilli à son arrivée dans le quartier, je l’ai même bordé, puis réveillé, et j’ai déjeuné avec lui et sa famille d’occasion. Presque 24 heures en sa compagnie, sans autres journalistes, sauf quelques minutes de tournage pour la télé.

Pierre Bourque a été accueilli dans Côte-des-Neiges comme un Père Blanc débarquant au Ghana en 1957. Les pelouses avaient été tondues; les ordures, ramassées. Même si la démarche sentait l’opportunisme à plein nez, ce n’étaient quand même pas les organisateurs de Bourque qui avaient tondu le gazon. Sa visite était appréciée.

Entre deux réflexions ésotériques, Pierre Bourque fait parfois preuve d’un relativisme réaliste salutaire, théorie mise en pratique lorsque les péquistes jonglaient avec le péril de l’anglais pour refuser une consolidation des structures de la région montréalaise. S’inquiéter plus encore de l’avenir du français à Montréal, on l’enferme dans un pot de formol, avait dit le maire. Le coup avait porté. "Le débat des deux solitudes est dépassé", avait-il tranché.

"Pierre Bourque, c’est l’acceptation de la différence, m’avait affirmé le sénateur libéral Marcel Prud’homme, le soir de la réélection de Bourque. Pas de la bébête tolérance. Il accepte la différence comme une partie de lui-même."

C’est pour cette générosité que ses électeurs lui ont pardonné tous ses écarts de conduite lors de son premier mandat, et l’ont réélu. Chez ses partisans, on parle de lui comme d’un homme de parole, un exemple d’ardeur au travail et d’indépendance d’esprit, malgré toute la démonisation dont il était victime dans les médias.

Pierre Bourque est l’auteur d’un populisme nouveau genre, moins porté sur l’exploitation des frustrations et des peurs des gens que sur leurs espoirs d’un monde meilleur. Mais comme c’est le cas avec le vrai bon docteur Jekyll, on ne sait jamais quand le vilain monsieur Hyde prendra le dessus…