Règlements de comptes : Montréal vue par les régions
Société

Règlements de comptes : Montréal vue par les régions

Montréal va bientôt grossir, enfler, et prendre plus de place que jamais. Comment voit-on cette ville lorsqu’on habite hors de son giron? Nous avons posé la question à trois journalistes habitant Québec, Hull et Trois-Rivières. Ils nous ont répondu avec franchise, sans mâcher leurs mots. Attachez vos tuques!

François Desmeules, rédacteur en chef de Voir Québec

Connaissez-vous l’histoire vraie de ces deux Montréalais qui sont montés vers Québec par la 40? Pour rentrer en ville, à l’approche des sorties de l’autoroute, ils ont pris le pont et se sont retrouvés sur la 20 Ouest, direction… Montréal.¸

Cette erreur probablement provoquée par un inhabituel afflux d’air pur dans des organismes nourris aux vapeurs d’essence vaut bien une courte morale: Montréal, c’est comme Rome. Puisque au Québec, tous les chemins y mènent, on n’en sort que pour mieux y retourner.

Ce n’est pourtant pas parce que la bête est belle qu’on ne peut s’en séparer. Montréal, contrairement à ces visages ridés que la distance épargne, même de loin et prise de haut, a un charme qui frise le zéro.

Si, comme l’a répété le neurasthénique maire Bourque, Montréal n’est plus la ruine des années 80, où l’on ne faisait pas la différence entre une université et une gare d’autobus, elle demeure d’est en ouest un modèle de désordre esthétique, de paysages urbains disparates qu’aurait cousus à coups d’artères interminables un docteur Frankenstein de l’urbanisme.

Depuis la nuit des temps, la ville se lit sur la boussole des classes sociales. D’un bord, l’univers anglais quadrillé à la militaire avec ses antiques symboles, le Peel Pub et le Beaver Club. De l’autre, Saint-Denis et ses cafés-terrasses usés comme une chanson de Beau Dommage. En bas, le quartier des affaires, inhabitable, immonde, comme tout ce qui borde René-Lévesque. Et en haut, le bel immobilisme discret des privilégiés, élitistes, autonomistes, veillant jalousement à protéger l’évaluation foncière de leurs quartiers.

La ville se déguste donc à la carte. Pour survivre à l’anonymat, il faut y faire son nid, trouver un coin, une cour fleurie, un bout de rue, un appart hors de prix, un resto bourré d’amis. Et la ville morcelée se transforme en île au trésor où, entre deux escalades de l’Himalaya local, des barjos avides de cultures populaires factices qui gloussent devant les nouveautés du catalogue sadomasochiste de chez Sexe-Cité mangent chaque jeudi des nouilles sans glutamate, et écoutent Un gars, une fille, tout en racontant à leurs copines de travail comment ils ont déniché chez Warshaw une authentique copie de vase Ming. Toutes choses qui jadis faisaient envie au reste du Québec.

Car depuis que le bortsch casher de l’épicerie polonaise de Côte-des-Neiges et la truite qui chante sont arrivés jusque dans l’étouffante bourgeoisie de Québec, Montréal n’est plus le paradis des trouvailles. Elle garde cependant encore le privilège d’un certain chic. Cherchez une Rolex Oyster, un complet de chez Lanvin, un concessionnaire Ferrari ailleurs dans la province… Vous n’en trouverez pas. Pourquoi? Parce que là-bas, il existe un marché.

Le marché, c’est aussi, à l’heure d’Internet, ce que l’on prétexte pour justifier la scandaleuse concentration des industries culturelles dont souffre la métropole.

Concentration des diffuseurs et des décideurs, accumulation des richesses et des moyens de production financés par tout le reste de la province. Deux cents émissions de télé contre six en région. Que les esprits qui s’inquiètent abondamment des conséquences de la concentration de la presse réfléchissent à la piètre représentativité d’une province qui concentre son pouvoir culturel dans une seule ville. Faut-il venir d’ailleurs pour flairer les accointances, la pseudo-concurrence, les allers et retours d’ascenseur, les conflits et les alliances dénouées les soirs d’ADISQ, de Coqs d’or et de MétroStar? Les chasses gardées d’une dizaine de grosses machines?

La ville qui, elle, n’a que peu de concurrence peut bien feindre une souveraine indifférence à l’endroit du tiers-monde québécois. Elle présume trop souvent que le vrai talent ne peut s’épanouir qu’en ses murs. À peine faut-il qu’un metteur en scène, un acteur, un chanteur en région vienne fausser le concert des éloges en vase clos pour que Montréal, ombrageuse, s’invente des fêtes pour elle toute seule et relègue le reste en sous-catégories.

Dieu seul sait si la critique montréalaise concéderait subitement plus de génie à Robert Lepage s’il déménageait dans la métropole! Et qui sont ces paranoïaques qui prétendent par les temps qui courent que si Agnès Maltais, Québécoise notoire, a été écartée du ministère de la Culture, c’est par un hypothétique lobby montréalais?

Heureusement pour nous, intervenants culturels, et donc perpétuels immigrants en puissance, les métropolitains ont l’intégration facile. D’ailleurs, plus de 20 % d’entre eux habitent la ville depuis moins de cinq ans. Et ces nouveaux arrivants, venus du reste d’un Québec qui se vide tranquillement, croient vivre au centre d’un excitant creuset culturel depuis qu’ils ont entendu Dédé Fortin chanter du reggae entre deux musiciens sénégalais.

Qu’importe que cet élargissement culturel n’ait aucune incidence sur la manière presque sectaire dont les minorités se concentrent systématiquement en quartiers spécifiques sur toute l’île. Qu’importe qu’en matière de culture cet entonnoir menace de transformer le reste du Québec en zone sinistrée. On aime le chien du voisin tant qu’il ne vient pas chier sur son terrain.


Éric-Olivier Dallard, rédacteur en chef de Voir Outaouais

Montréal, la ricaneuse
Montréal n’est pas une "ville-reine". Elle n’en a ni le charisme, ni la noblesse. De la grandeur qu’il lui faudrait, elle n’a que la grandiloquence. Montréal est une reine mal baisée. Une reine qui ne sait choisir ses guerres et qui ne tient pas ses promesses, inconstante et batifolant.

Montréal est l’inconscient collectif du Québec. Là où se planquent tous ses maux, ses inavouables désirs; là où se réfugient ses contradictions les plus paradoxales, ses visions les plus mégalomanes.

C’est un pays sans en être un. C’est cent pays où, d’emblée, l’on veut vivre mille vies: saint et junkie, sage ermite et rock star… où l’on veut les cuillères percées de Georges-Vanier et la sérénité royale de sa montagne. On y veut vivre "sa bohème", mais ce n’est pas Montmartre! Du coup, l’on n’a plus d’identité, comme l’endroit. Montréal a des traits des villes d’Enki Bilal, déshumanisantes. De ces endroits immenses où l’on croit pouvoir blottir sa vie. Mais où, dans le meilleur des cas, l’on ne blottit que son ennui, sa désillusion. Montréal est un vieux bourgeois qui n’a rien d’attirant, bien campé sur son banc de certitudes amères et frileuses, amer et frileux, qui ricane, pathétique. Montréal est un homme incapable de sourire. Montréal est une femme qui rit aux larmes. D’un rire qui ressemble aux larmes.

Paradoxale Montréal, disais-je. Pourquoi l’aimé-je tant? Pourquoi cette fascination? Pourquoi cet amour chaque fois que j’y mets les pieds, le coeur, que j’y pose les yeux? Ce n’est ni à Paris, ni à Berlin, ni à Cracovie que j’ai appris à prendre une ville, à l’apprendre, à m’apprendre à travers elle… c’est à Montréal. C’est le cadeau qu’a fait Montréal au p’tit mec de Québec qui vit (qui "survit", entends-je déjà prononcer avec sarcasme) maintenant en Outaouais.

Et pourtant…

Une ville contrastée, colorée? Noire et blanche, tu parles d’un contraste! Tu parles de couleurs! Tout y est "absolument génial" ou "nul à chier", selon l’air du temps. L’intelligence est dans la nuance, mais Montréal n’en a que faire, de la nuance, puisqu’elle a une intelligentsia qui pense pour elle. Qui la pense. Qui la panse. Qui l’encense, même dans la critique. Elle abrite une diversité qui n’a plus rien de fécond; comme pour les pages de ses journaux, comme pour ses émissions, il n’y a plus de débat; c’est le même cloître qui se parle à lui-même, redondant et se (ré)confortant.

C’est la même camarilla. La même coterie qui élève des voitures à Outremont (la haine et les moteurs sont frères jumeaux) et qui fait pousser des électroménagers en banlieue. Qui adopte des puces dans la ville technologique et qui signe avec fierté son esclavage en conduisant une Z3. Qui réconcilie maladroitement son discours de gauche avec ses petites lâchetés bourgeoises et qui s’embrume gentiment sur Saint-Laurent. C’est le festival du cynisme et de la fuite. C’est de la tristesse à l’état brut. C’est l’État-brute.

Après le Plateau, c’est Hochelaga-Maisonneuve qui sera "absolument génial" comme quartier, vous dit-on? Va pour Hochelaga-Maisonneuve!

Ce qui me fait le plus sourire à propos de Montréal, c’est qu’elle pratique avec ostentation un name dropping et un maraudage affolants, sur le dos des régions dont, "vampirisante", elle a tôt fait de s’approprier les meilleurs éléments culturels et économiques. Un exemple parmi des centaines: la une de l’édition de Voir que vous avez entre les mains et qui présente Vincent Letellier, alias Freeworm, qui vient… de l’Outaouais!

Tant de provinciaux montent à Paris! Versailles ne s’intéresse pas à ses serfs, à son peuple, à ses sujets… sauf quand ceux-ci s’intéressent à elle. Comme pour ce texte, commandé par Martineau.

Apostropher Montréal, c’est risquer ses capricieuses réactions. Il faut être fou. Un fou pour amuser la reine.

L’écrivain Philippe Sollers avait eu cette très belle formule, il y a quelques années, sur le plateau de l’émission Bouillon de culture, animée par Bernard Pivot: "L’inhumanité, c’est se placer au-dessus." C’est cela, Montréal. Très exactement.


Karine Parenteau, journaliste et rédactrice en chef du journal Le Sorteux, en Mauricie

On t’aime, nous autres!
Tu sais quoi, Montréal? On t’AIIIIIME, en Mauricie! Le Québec profond a beau dire ce qu’il veut sur ton compte, on ne changera pas d’idée. Y en est pas question. Tu sais, même si entre toi et Québec on n’existe pas ou qu’on est synonyme de "pause-pipi" sur la 40, ce n’est pas grave. On a juste à parler de notre parc national et de nos grandes gueules, comme Chrétien, Duplessis et Mailloux, puis tout le monde nous replace et nous tombe dessus. Comme pour toi! C’est l’fun, hein!

On rit bien, mais ce n’est pas pour être kétaine qu’on t’aime. Inquiète-toi pas, on te laisse tes embouteillages, tes déneigements tardifs, tes nids-de-poule, tes coûts de logement élevés, ton stress puis ta pollution. Bon, O.K., c’est vrai, avec la senteur de la Wayagamak de Cap-de-la-Madeleine et du smog de l’Alcan de Shawinigan, on ne devrait pas parler. Mais on a la Saint-Maurice! Si tu savais combien de Montréalais se réfugient sur ses berges dans leur chalet chaque été…

Tu sais, Montréal, on ne veut pas le dire trop fort, mais on t’envie. Devant toi, on souffre d’un complexe d’infériorité. Placé entre les deux plus importantes villes du Québec, on a l’impression qu’on ne fait pas le poids. Pourtant, on n’a pas à avoir honte d’artistes comme Gilles Bellemare, Jacques Crête, Judith Cowan, Roger Gaudreau, Bryan Perro ou encore de la revue d’art Le Sabord et du Festival international de la poésie. Malheureusement, l’excellence de nos artistes et organismes culturels n’est pas encore reconnue par la majorité de la population. Elle préfère toujours courir au Centre des arts de Shawinigan ou à la Salle Thompson pour voir tes vedettes. Tellement que les médias électroniques réservent une place ridiculement minime aux artistes régionaux. Mais cela, ce n’est pas de ta faute; c’est celle du complexe.

Et ce complexe s’entretient facilement. Depuis plusieurs années, on remporte toujours la palme du taux de chômage le plus élevé au Canada; pendant que toi, Montréal, ton économie semble rouler à plein régime. Cela est illusion, certes (la pauvreté est criante chez toi), mais c’est assez pour que tu nous voles nos jeunes. Par chance, après quelque temps, certains reviennent. Ils ont besoin d’air, de nature et d’un peu plus de calme. Chez toi, il faut se battre continuellement. Certains n’en ont plus la force et ce n’est pas une question de lâcheté.

Malgré cette envie, on réussit à t’aimer et à être fasciné par toi. À moins d’une heure trente de chez nous, une mégalopole rivalise avec New York et Paris. Les arts, la vie intellectuelle, les technologies y brillent. Impossible de s’ennuyer chez toi. C’est pour cette raison qu’on te visite régulièrement, même si Québec est plus proche. En fait, quand on veut du plein air et de la tranquillité, on va à Québec. Par contre, quand on veut de l’action, de la culture et de la nouveauté, on te choisit. On privilégie ainsi le cinéma, le théâtre, les spectacles, le sport, les restaurants exotiques et le magasinage. À la grande surprise des Montréalais, il nous arrive de décider d’aller te voir la journée même, quand ce n’est pas en plein coeur de l’après-midi. Il suffit de lire un article de journal ou d’entendre une station de radio de Montréal, qu’on capte aussi bien que les régionales, pour que cela s’opère. Après tout, le temps que met un résidant de Laval à se rendre au TNM en métro et celui que prend un Trifluvien pour aller à Montréal n’est-il pas le même ?

À force de te voir, tu nous inspires. Les décors et concepts des bars, restaurants et boutiques de notre centre-ville, tout comme les cafés-librairies, les nouveaux sons et les nouvelles tendances, viennent de toi. Malheureusement, à vouloir te copier, on se tire parfois dans le pied. Quand on est original et qu’on sait adapter des modèles, on est gagnant, comme le sont la Cité de l’énergie, la Seigneurie de la Nouvelle-France, la pièce de théâtre Les Troyennes, présentée dans un amphithéâtre en plein air, et, bien sûr, notre fameux Festival western de Saint-Tite! Sinon, on vit avec un éléphant blanc comme le Musée des arts et traditions populaires. Mais ça, c’est le problème de la folie des grandeurs de Trois-Rivières.

En plus de t’aimer, Montréal, on doit te remercier. Grâce à toi, des artistes étrangers peuvent s’arrêter à nos festivals et salles de spectacles. L’exemple de la troupe Malabar, qui a fait le festival Juste pour rire et le festival Théâtre de rue de Shawinigan l’été dernier, en est un bon. Tout comme celui de Coup de coeur francophone qui nous a fait découvrir les spectacles de Juliette et Marie-Jo Thério.

Voilà, tu croyais peut-être que le Québec te massacrerait. En Mauricie, ce n’est pas le cas. Notre amour pour toi, même s’il est sur fond d’envie et de jalousie, est vrai. En fait, c’est une chance que tu sois là. Grâce à toi, tu nous permets d’ouvrir notre fenêtre sur le monde.