The Ruckus Society : L'art de la guerre
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The Ruckus Society : L’art de la guerre

Comme les policiers, les douaniers et le reste des forces de l’ordre, les opposants au libre-échange panaméricain s’entraînent en vue du Sommet de Québec. Des activistes québécois ont même fait appel à la Ruckus Society, une organisation qui se spécialise dans le désordre tactique.  Portrait.

"Les techniques de répression des policiers s’améliorent beaucoup. On va devoir mettre beaucoup d’efforts sur nos programmes de formation à nous pour ne pas être dépassés", constate Antoine Casgrain, formateur en désobéissance civile impliqué dans l’Opération Québec Printemps 2001 (OQP 2001).

Prenez le vieux cliché voulant que les activistes soient des illuminés incapables de s’organiser et mettez-le aux vidanges. Ou plutôt au recyclage. Des manifestations comme on en a vu à Seattle, Washington ou Prague, et comme on en verra bientôt à Québec, ça demande planning et stratégie. Les ONG et autres groupes militants en sont parfaitement conscients et multiplient les efforts en ce sens. Ils tiennent de plus en plus d’ateliers de formation technique et tactique. Dans quel but? Augmenter la visibilité et l’efficacité de leurs actions.

Début mars, OQP 2001 offrait des ateliers au Cégep de Sainte-Foy. On y a enseigné l’abc de la ZLÉA, les fondements de la résistance pacifique, des trucs pour se protéger des flics, ainsi que les conséquences juridiques possibles d’un acte de désobéissance civile. D’ici avril, des activités semblables se tiendront dans divers établissements scolaires partout en province et sans doute à la grandeur du pays.

Qui dirige ces ateliers? Règle générale, d’autres activistes. Des militants qui, comme les gens de l’Opération SalAMI, ont l’expérience du terrain. Mais des spécialistes de la manif, ça existe. Question d’améliorer sa force de frappe, le Creative Action Training a fait appel à des professionnels du désordre organisé: la Ruckus Society, basée à Berkeley, en Californie.

ParticipAction
La Ruckus Society est un organisme sans but lucratif fondé en 1995 par l’Américain Mike Roselle, un vétéran de la lutte pour la protection de l’environnement (Rainforest Action Network et Earth First!). Structure à personnalités multiples, Ruckus combine les fonctions de cellule d’action, de firme de consultants pour militants et de réseau d’entraîneurs versés dans l’action directe non violente.

"Nous avons voulu créer un programme qui permettrait aux gens d’acquérir des compétences et de passer à l’action plutôt que de rester assis à argumenter", explique James Roof dans le site de l’organisme. Ruckus croit à la nécessité de poser des gestes concrets, capables de susciter des débats. L’organisation américaine croit aussi que la protestation n’arrive pas spontanément et qu’elle demande la participation d’activistes expérimentés.

Ruckus tient plusieurs camps de formation par année, quasiment toujours aux États-Unis. Dans ces camps d’une durée moyenne d’une semaine, quelques-uns de ses 75 moniteurs affiliés offrent divers ateliers théoriques et techniques. Les "élèves" militants y apprennent entre autres les bases d’un blocus réussi, des techniques de désobéissance civile, d’escalade, de repérage et même d’écoute électronique! Intercepter les communications radio est une toujours bonne façon d’amasser de l’information sur une cible… "Nous sommes aussi intéressés à savoir ce que fait la police, puisqu’elle réagit souvent aux gestes que nous posons, nous", explique Nadine Bloch, entraîneuse américaine dépêchée à Montréal au début du mois de mars.

Pour s’assurer qu’une action sera efficace et sécuritaire, Ruckus insiste sur l’importance de la planification, de la stratégie et de la logistique. "L’action directe n’est pas un modèle, c’est une boîte à outils, explique John Sellers, directeur de Ruckus. Nous essayons de présenter aux gens tous les outils disponibles et de leur apprendre à sélectionner ceux dont ils ont besoin."

"Il faut faire preuve de créativité, ajoute-t-il. Souvent, les activistes se prennent au jeu; quand un type d’action fonctionne, ils veulent la refaire encore et encore. Il ne faut cependant pas oublier de penser à la méthode la plus avisée et la plus stratégique: quel est l’objectif? quel est le meilleur moyen de l’atteindre?"

Les manifestations visant essentiellement à faire passer un message clair et puissant, Ruckus accorde une attention toute particulière aux bannières. L’installation spectaculaire – et clandestine – de bannières gigantesques fait partie de ses sports favoris. Par exemple, à Seattle, des grimpeurs en ont déployé une au sommet d’un grue géante. On pouvait y lire les mots "démocratie" suivi d’une flèche à gauche et "WTO" (OMC) suivi d’une flèche à droite. D’autres bannières dénonçant la cruauté envers les animaux ou la destruction de forêts centenaires ont aussi été installées à divers endroits par des commandos entraînés par Ruckus au cours des dernières années.

"Nous voulons que les activistes soient capables de rendre des enjeux très complexes en images simples capables de traverser le filtre des médias de masse qui appartiennent aux grandes corporations. Les grands médias demeurent l’instrument le plus important dans la fabrication des opinions partout sur la planète. Même si on reconnaît leur incapacité pathologique à porter des débats, ils sont notre seule chance de rejoindre le grand public", remarque M. Sellers.

Passer le mot
La principale raison d’être de Ruckus est de partager son expérience. Les activistes du collectif québécois Creative Action Training (CAT) en ont profité. En mars, Mme Bloch, une entraîneuse de Ruckus établie à Washington, est venue à Montréal. "Il est rare qu’on fasse venir des gens de l’extérieur. Ça se fait en ce moment parce que la ZLÉA est une question majeure qui touche beaucoup de gens. Ça unit les gens", dit une jeune femme impliquée dans CAT. Elle affirme par ailleurs qu’un groupe de médecins de la rue en provenance des États-Unis viendra également donner des ateliers de formation à Montréal et à Québec, fin mars.

Tout en reconnaissant le caractère exceptionnel de la visite de Mme Bloch, un autre "creative action trainer" affirme pour sa part qu’il est naturel d’aller chercher l’expertise aux États-Unis ou au Canada anglais lorsqu’elle n’existe pas au Québec. "Il est toujours utile d’avoir une autre perspective", dit-il. L’atelier de Mme Bloch, auquel ont participé des membres de SalAMI, de la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes) et d’autres militants, portait entre autres sur la planification d’actions directes.

Les effets de cet atelier se feront-ils sentir dans les rues de Québec? C’est à voir. Chez Ruckus, on soutient que les résultats sont probants. Dans son site Web, l’organisation constate avec plaisir une augmentation de la quantité et de la qualité des actions militantes menées depuis quelques années. Elle s’octroie sans fausse modestie une partie du crédit pour ces récentes réussites.

Les autorités semblent le croire aussi. Ruckus et son directeur font l’objet d’une surveillance étroite de la part des forces policières canadiennes et américaines. Interdit de séjour au Canada depuis sa participation aux manifestations contre le World Petroleum Congress tenu à Calgary en juin, M. Sellers a de nouveau fait la manchette en août, lorsqu’il a été mis en arrêt à la suite de la casse survenue lors d’une convention républicaine à Philadelphie. La justice américaine a exigé une caution d’un million de dollars pour sa remise en liberté. "Ils ont prétexté que j’étais le grand manitou, raconte-t-il. Ils m’ont qualifié de terroriste."

Officiellement, Ruckus ne viendra pas à Québec. L’organisation sponsorise toutefois une caravane sur les biotechnologies qui tentera de passer la frontière pour se joindre aux protestations. Tout déterminé qu’il soit, M. Sellers met un bémol à tout ce branle-bas de combat: "Je suis solidaire avec les gens qui seront à Québec, dit-il. Mais nous ne devons pas tout miser sur notre capacité à empêcher la tenue du Sommet. Que nous soyons capables de bloquer ce genre de rencontre n’est pas l’essentiel; il s’agit de liberté d’expression et du type de planète que nous voulons laisser à nos enfants. Il faut défier ces gens sur les enjeux."7


"Le pacifisme n’est pas passif"
JOHN SELLERS a milité pendant six ans au sein de Greenpeace avant de se joindre à la Ruckus Society. De moniteur d’escalade, il est passé à la tête de l’organisation il y a presque trois ans. Extrait d’un entretien avec un militant pacifique que les autorités américaines ont qualifié de terroriste.

De l’extérieur, la Ruckus Society a l’air d’une firme de consultants pour militants et aspirants fauteurs de trouble, est-ce le cas?
"Nous les appelons "fauteurs de trouble stratégiques". Foutre le bordel est une chose; obtenir des résultats en faisant du trouble, c’en est une autre. Nous voulons aider des militants qui ont un objectif stratégique, des gens qui veulent créer des actions inspirantes, bâtir une résistance populaire contre la domination des grandes corporations et autres types de tyrannie ailleurs dans le monde. Même si, à plusieurs égards, nous sommes une firme de consultants, nous sommes d’abord et avant tout une organisation qui vise à entraîner et augmenter la capacité d’action des activistes dans le but de mener des campagnes plus efficientes."

Vos techniques de surveillance et de repérage rappellent celles des militaires, devrait-on plutôt vous appeler une "guérilla pacifique"?
"Nous plaidons en faveur d’actions non violentes, mais nous croyons que le pacifisme n’est pas passif. Il existe un pacifisme militant qui permet d’attaquer ses adversaires, de créer des confrontations stratégiques avec eux, mais de manière à obtenir le respect du public et à inciter d’autres gens à poser un geste à leur tour. Si nous sommes perçus comme une guérilla pacifique, je pense qu’on pourra vivre avec cette étiquette. Il y a en effet une certaine parenté entre ce que nous enseignons et ce que les forces de l’ordre apprennent dans le cadre de leur travail. Nous tenons à faire usage des derniers avancements techniques dans les domaines des communications ou de la surveillance et de tout autre moyen permettant d’amasser de l’information afin de poser des actions sécuritaires et efficaces."

Comment pouvez-vous vous assurer que vos "élèves" utiliseront leurs compétences dans des actions pacifiques?
"Comment un moniteur de conduite peut-il être certain que son élève ne va pas se saouler, prendre le volant et tuer des gens? Nous n’enseignons absolument aucune technique violente dans nos camps. Nous vérifions les références qui nous sont fournies, notre processus de candidature va en profondeur. Nous provoquons aussi des débats à ce sujet dans nos camps et si quelqu’un affirme qu’il pourrait soutenir la violence dans certaines situations, nous allons le confronter ouvertement et publiquement."

Vous êtes devenu réticent à parler aux médias, pourquoi?
"Les médias sont fascinés par le visage tactique de Ruckus, mais je ne crois pas qu’ils parlent vraiment des enjeux. Quand tant de gens travaillent fort pour défier la vision du monde des grandes corporations – qui misent sur l’exploitation des ressources naturelles et des être humains – et que les médias ne s’attardent qu’à un sous-groupe qui pose des gestes cool d’un point de vue médiatique, ça devient un risque."

Les autorités ont-elles peur de Ruckus?
"J’aimerais le croire… J’espère que nous faisons un travail d’une qualité suffisante pour être considérés comme une menace pacifique contre le statu quo. C’est sûr que j’ai vu la mise augmenter en ce qui concerne la durée des séjours derrière les barreaux, les montants des cautions ou l’étroitesse de la surveillance dont certaines personnes sont l’objet – moi inclus. Plutôt que de devenir paranoïaque, je crois que nous devrions le porter comme un insigne d’honneur. S’ils s’intéressent à nous, c’est sans doute qu’on est sur la bonne voie."

Propos recueillis par Alexandre Vigneault