Société

Médias : Comment interviewer un tueur?

La course à l’exclusivité est un sport national dans les médias, particulièrement aux États-Unis. Le 18 octobre 1999, le journaliste Stephen Dubner, de l’hebdomadaire Time, rendait tous ses collègues jaloux en publiant une entrevue avec Ted Kaczynski, le fameux Unabomber emprisonné pour avoir tué des gens par le biais de lettres piégées.

Dubner est le seul à avoir obtenu une entrevue avec le célèbre meurtrier, mais ce n’est pas parce que les autres journalistes n’ont pas essayé. Récemment, Ted Kaczynski léguait à la University of Michigan’s Special Collections Library la plupart de ses papiers personnels. Parmi ceux-ci, des lettres de plusieurs grands noms du milieu journalistique américain, qui se sont mis pratiquement à genoux pour obtenir une entrevue avec lui. De Good Morning America à 60 Minutes II, tout le monde lui a fait parvenir une demande d’entrevue, comme s’il était Tom Cruise!

Voici des extraits (traduction libre) de ces lettres, publiées sur le site Internet The Smoking Gun, spécialisé dans le dévoilement de documents secrets.

Don Dahler, correspondant national pour l’émission Good Morning America, à ABC:

"Cher monsieur Kaczynski, je sais que vous publierez vos mémoires le mois prochain et peut-être permettront-ils aux gens de mieux vous comprendre; mais je crois fermement que la seule façon de vraiment comprendre quelqu’un, c’est de le regarder dans les yeux, d’entendre sa voix, de sentir sa passion, et pas seulement de lire ses opinions et ses explications. (…) Je sais qu’à vos yeux, je représente une forme de technologie que vous détestez, mais je sais aussi (ayant lu des extraits de votre journal rendu public par le gouvernement) que vous savez utiliser tout ce qui vous tombe sous la main pour atteindre vos objectifs. J’espère que vous saurez m’utiliser, moi, pour expliquer votre point de vue à la nation et au monde entier. (…) J’ai, moi aussi, une cabane dans les bois qui n’a ni électricité ni eau courante. (…) Je suis intrigué par vos sentiments à l’endroit des ravages de la technologie sur l’environnement. Vous pouvez m’appeler à frais virés."

Katie Couric, animatrice du Today Show, à NBC:

"Je voulais vous laisser savoir personnellement que je serais très intéressée à m’asseoir avec vous pour une entrevue. Cela vous donnerait une chance de vous expliquer devant notre auditoire, qui est considérable, ainsi que de partager vos préoccupations avec le public. (…) Si vous voulez en discuter, je serais plus qu’heureuse de vous parler au téléphone et même d’aller vous rencontrer, sans obligation de votre part. N’hésitez pas à m’appeler à frais virés à n’importe quel moment."

Shawn Efran, producteur de 60 Minutes II, à CBS:

"Je suis recommandé par un de vos amis, John Zerzan. Je veux être très clair à propos de qui je représente. Je travaille pour le chef d’antenne Dan Rather, de CBS News, et je produis des reportages présentés dans le cadre de l’émission 60 Minutes II. Il ne s’agit pas de l’émission à laquelle votre frère et votre mère ont participé. Ils sont passés à l’émission 60 Minutes with Mike Wallace. Il s’agit d’émissions séparées, avec un personnel différent. Les gens qui ont travaillé sur le reportage avec votre frère n’ont aucun droit de regard sur notre émission. Si vous acquiescez à notre demande, plus de 10 millions de personnes verront le reportage qui vous permettra de réfuter ce que votre frère et votre mère ont dit sur vous. Si vous ne voulez pas me rencontrer, ou même considérer une entrevue, je serais tout de même curieux de savoir dans quelles circonstances vous accepteriez d’accorder une entrevue à la télévision. Laissez-le-moi savoir. Vous pouvez m’appeler à frais virés."

CNN, Barbara Walters, le magazine Wired et même la comédienne Roseanne, qui animait un talk-show à l’époque, ont approché le meurtrier pour obtenir une entrevue. Le producteur du Roseanne Show a insisté sur la personnalité non conformiste de son animatrice, tandis que le journaliste de Wired a écrit une longue lettre sur la naissance d’une nouvelle communauté grâce à Internet et aux nouvelles technologies. Mais la palme de l’hypocrisie revient toutefois à l’hebdomadaire littéraire The New Yorker, qui se drape dans des oripeaux "nobles" pour obtenir une entrevue avec le tueur:

"Cher monsieur Kaczynski, nous préparons un texte sur l’influence de la violence dans les médias. Nous cherchons à comprendre pourquoi certaines personnes éprouvent le besoin de revivre ce qu’elles ont lu dans les livres ou vu à la télévision. Votre lien avec le roman The Secret Agent, de Joseph Conrad, est la raison pour laquelle je vous écris aujourd’hui. Par le passé, plusieurs personnes se sont identifiées à des personnages de fiction: je pense à John Hinckley, influencé par le film Taxi Driver; ou encore à Mark David Chapman qui, après avoir assassiné John Lennon, a fait référence au livre Catcher in the Rye, de Salinger. (…) Bien sûr, ce sont des cas extrêmes de conduite criminelle. D’une certaine façon, ne sommes-nous pas tous influencés par ce que nous voyons et par ce que nous lisons? Mon questionnement est le suivant: l’artiste est-il responsable du comportement des gens qui ont été influencés par son art?"

Morale de cette histoire: il n’y a pas de morale dans les médias. Seule la cote d’écoute compte. Rappelons que Ted Kaczynski a été condamné à la prison à vie pour avoir commis trois meurtres, avoir blessé 22 personnes et avoir été en possession d’explosifs.

Archives de l’âme
L’équipe d’Ad Hoc films est décidément très prolifique. Sa série 24 Heures dans l’histoire se poursuit avec Archives de l’âme, ou l’autopsie d’un moment mythique de l’histoire du Québec: la fameuse Nuit de la poésie qui a eu lieu le 27 mars 1970 et qui, pour certains, aurait été un des déclencheurs des événements d’Octobre. À l’occasion, environ 4000 personnes s’étaient réunies dans la salle du Gesù, à Montréal. Les documentaristes Luc Cyr et Carl Leblanc ont travaillé à partir du film La Nuit de la poésie produit par l’ONF. Fidèles à leur réputation, ils ont déniché des documents inédits et ont récolté des témoignages originaux qui aident à remettre cet événement inoubliable dans une perspective historique. À voir, dimanche 25 mars à 21 h 30 sur Télé-Québec.

Une chronique au pilori
En terminant, j’aimerais revenir sur ma chronique concernant l’entrevue de Christiane Charette avec Bernard Landry, publiée dans l’édition du 8 mars dernier, et intitulée Christiane Charette au pilori. À la lecture de l’abondant courrier suscité par cette chronique, j’ai réalisé que les gens avaient peut-être mal compris mes propos. J’ai relu ma chronique, elle me semble claire; mais j’aimerais tout de même en rappeler les grandes lignes: je n’ai jamais écrit que Christiane Charette avait mené une bonne entrevue. J’ai écrit qu’elle avait attaqué Bernard Landry et qu’il n’y avait pas eu d’échanges entre l’animatrice et le premier ministre du Québec.

Je n’ai jamais écrit que Christiane Charette avait été critiquée PARCE QU’elle était une femme. J’ai dit que les commentaires à son endroit étaient paternalistes et condescendants, preuve qu’il y avait encore des attitudes sexistes dans les médias. En d’autres mots, si l’entrevue avait été menée par un homme, on se serait sans doute contenté de souligner que l’entrevue était ratée. On aurait peut-être même parlé d’"échanges virils".

Est-ce qu’on se serait permis de donner une leçon de journalisme à Bernard Derome (qui a pourtant quelques mauvaises entrevues à son actif)? Est-ce que Pierre Bourgault aurait écrit "je l’aurais frappé", s’il s’était agi de Jean-François Lépine ou de Claude Charron? Je ne le crois toujours pas. Voilà, c’est tout.