Armes à feu : Tirs croisés
Société

Armes à feu : Tirs croisés

La loi sur l’enregistrement des armes à feu est en application depuis le début de l’année. Une loi qui fait le bonheur des militants pro-contrôle, mais qui exaspèrent les amateurs de revolvers et de fusils. Échange viril.

La corrélation entre le nombre de propriétaires d’armes à feu sur un territoire donné et le nombre de décès par armes à feu serait de 92 %. C’est du moins la conclusion d’une étude réalisée par Ted Miller, chercheur principal pour le Pacific Institute for Research and Evaluation, un organisme américain sis à Berkeley, en Californie.

"Il y a une relation très forte entre les deux, dit monsieur Miller, que nous avons joint à sa résidence, au Maryland. Vous êtes beaucoup plus sujet à être victime d’un meurtre ou d’un suicide si vous avez une arme à la maison." Victime d’un suicide? "S’il n’y a pas d’arme à feu à la maison, la personne dépressive pourrait utiliser un autre moyen moins efficace d’attenter à sa vie, et nous pourrions la sauver. Mais avec un fusil, il y a beaucoup plus de chances qu’elle meure lors de cette tentative."

Un rapport publié en 1999 par le Comité international de la Croix-Rouge va encore plus loin. Moins il y a d’armes à feu dans une communauté, moins on y dénombrerait de projets suicidaires. Selon ce document, "un haut taux de possession d’armes à feu est fortement lié à un haut taux de violence en général".

Une réalité qui inquiète Ted Miller. "Actuellement, le nombre d’armes à feu au Canada est en hausse importante. Les fabricants d’armes à feu essaient d’en vendre beaucoup plus."

Louise Viau, professeure en droit à l’Université de Montréal, abonde. "Les fabricants d’armes ont fait le plein de clientèle masculine il y a déjà un certain nombre d’années. Après ça, ils ont commencé à suggérer aux femmes de s’armer", explique-t-elle. Madame Viau est impliquée dans le dossier depuis le massacre de Polytechnique et a déjà siégé au Conseil consultatif sur les armes à feu. Elle aussi croit que la nouvelle cible des marchands d’armes est le Canada.

Tout comme Ted Miller, Louise Viau est convaincue de l’importance de la nouvelle législation en la matière. "J’ai vu un document des Nations unies. Il prouvait qu’il y avait un lien direct entre les pays qui avaient les contrôles les plus stricts en matière d’armes à feu et le nombre d’homicides impliquant des armes à feu. Au niveau de la violence conjugale, ça aussi c’est démontré. La maison la plus sécuritaire, c’est celle où il n’y a pas d’armes à feu. Prenez pour acquis qu’une arme à feu, c’est un produit dangereux. Si vous n’avez pas ce produit dangereux dans votre maison, vous courez moins de risques."

Mais est-ce qu’un fusil ne peut pas représenter une bonne protection pour le nid familial? "Votre arme, si elle est entreposée dans l’entre-toît de votre sous-sol et qu’il y a un voleur qui entre chez vous, pensez-vous que vous allez aller la chercher? La seule façon dont votre arme puisse vous être utile, c’est que vous dormiez avec, chargée."

Loin de la coupe aux lèvres
Pour madame Viau, la loi obligeant les propriétaires d’armes à feu à enregistrer leur joujou et à détenir un permis de possession n’a que du bon. "C’est sûr que les retombées concrètes, ça peut prendre un certain temps avant qu’on les voie. Mais il n’en demeure pas moins qu’on a senti une plus grande >conscientisation< de la population."

Néanmoins, on est loin de la coupe aux lèvres. Les évaluations officielles indiquent qu’il y a 2,3 ou 2,4 millions de propriétaires présumés d’armes à feu au pays. On ne peut savoir combien de plus en ont acheté sur le marché noir. De cet essaim, deux millions ont fait une demande de permis. Il en reste ainsi quelques centaines de milliers qu’on ne peut retracer.

Est-ce un échec? Sûrement pas pour la présidente de la Coalition pour le contrôle des armes à feu et professeure de droit à l’Université polytechnique Ryerson, Wendy Cukier. Elle préfère voir l’équation dans l’autre sens. "Plus de 80 % des gens ont demandé un permis. Avant la loi, seulement 33 % des propriétaires d’armes à feu avaient un permis d’acquisition."

Nous sommes plus en sécurité? "Un permis est destiné à réduire les risques, pas destiné à éliminer les risques, admet-elle. C’est comme le permis de conduire. Il ne garantit pas que quelqu’un ne fera pas de la vitesse ou qu’il ne prendra pas le volant en état d’ébriété. Il y a encore 3 000 personnes qui meurent dans des accidents de la route, il y a encore des gens qui boivent et qui conduisent, il y en a encore qui dépassent les limites de vitesse, mais une chose est sûre: le nombre de morts sur les routes a diminué."

Quant aux armes en circulation sur le marché noir, surtout de petits fusils, l’Oncle Sam est encore une fois mis au banc des accusés. "Une bonne part de notre problématique liée aux fusils de poing est due à l’absence d’un bon contrôle aux États-Unis."

Victimes de la bureaucratie?
À la National Firearms Association, le plus puissant groupe de pression canadien contre la législation, on a de la difficulté à digérer ces propos. Le président de l’aile québécoise, Phil Simard, ne voit pas du tout en quoi une carabine est plus ou moins dangereuse selon que son propriétaire ait ou non un permis. "Ce n’est pas le permis qui réduit le nombre d’accidents: c’est l’entraînement et le fait de suivre des cours sur le maniement des armes."

Selon monsieur Simard, il y aurait environ six millions d’armes à feu au pays. Il évalue que moins de 1 000 décès seraient attribuables aux armes à feu, dont une majorité de suicides. Il en arrive donc à la conclusion que le ratio est de moins de 1/100 de 1 %.

"On n’est pas contre les permis, dit Phil Simard. Le problème, c’est la façon de faire du gouvernement. Il veut qu’on enregistre les carabines de chasse et les fusils. C’est un gaspillage d’argent et de temps parce que les criminels n’enregistreront jamais leurs armes. L’argent mis dans ce système d’enregistrement serait bien mieux dépensé en engageant davantage de policiers ou en investissant plus d’argent dans d’autres programmes sociaux, comme la santé."

Phil Simard conteste la législation. "Il reste de 300 000 à 500 000 personnes qui n’ont pas fait application pour leur permis. Et ils sont devenus des criminels le 1er janvier. Ça n’a pas de bon sens! Ils sont devenus des criminels pas parce qu’ils ont tiré sur quelqu’un, mais parce qu’ils n’ont pas suivi un règlement bureaucratique et qu’ils n’ont pas leur petite carte en plastique.

Deux visions visiblement irréconciliables.