Le trafic des femmes : Le corps en marchandise
Chaque année, deux millions de femmes se retrouvent dans l’engrenage du trafic sexuel. Marchandées comme du bétail, exportées comme des produits et exploitées comme des esclaves, elles deviennent involontairement des filles de joie (sic) sous le joug de trafiquants issus du crime organisé. Alors que la traite des femmes se mondialise, la crise s’intensifie. Et les femmes réclament de l’aide…
Vendredi dernier, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a démantelé un vaste réseau d’immigration clandestine qui opérait au pays depuis plus de 10 ans. Ce réseau aurait réussi à faire entrer annuellement quelque 1200 ressortissants chinois et coréens aux États-Unis, après les avoir amenés et hébergés dans le Sud-Ouest de l’Ontario. À la suite d’investigations de la GRC ainsi que des autorités américaines et sud-coréennes, une vingtaine de personnes ont été arrêtées, dont des têtes dirigeantes qui auraient empoché des millions de dollars du fruit de leur trafic. Derrière cette opération de grande envergure se cache un fait encore plus troublant: parmi les ressortissants se trouvaient des femmes asiatiques recrutées par les trafiquants du réseau pour ensuite être forcées à se prostituer aux États-Unis ou même vendues à des réseaux clandestins de prostitution. Rien de moins que le trafic sexuel faisait partie des activités illicites du réseau démantelé…
"Des informations nous laissent croire que le trafic de femmes était, en partie, au coeur de leurs méfaits, affirme Paul Marsh, responsable des communications pour la GRC. Depuis quelques années, même si les autorités tentent sérieusement de le stopper, le Canada est devenu une des plaques tournantes de ce genre de trafic." En effet, inutile de chercher bien longtemps les preuves de la prolifération du trafic des femmes au Canada: une pléiade de sources et de chiffres le prouvent. D’après une étude conjointe de Condition féminine Canada et de l’Université de Toronto, les politiques d’immigration laxistes du Canada amènent le pays à jouer un rôle de plus en plus important dans le trafic international d’esclaves sexuelles. Selon la GRC et Immigration Canada, de 8000 à 16 000 femmes par année entrent ou transitent au pays à des fins de commerce sexuel via des réseaux de trafiquants. Un rapport de la Central Intelligence Agency (CIA) publié en avril 2000 identifie même le Canada comme un centre de transit pour les groupes criminellement organisés qui marchandent et importent aux États-Unis des femmes étrangères contraintes à se transformer en travailleuses du sexe. Bref, la traite des femmes prolifère.
Si le Canada semble en apparence un terreau fertile pour le trafic sexuel, il ne se classe pas parmi les leaders mondiaux en la matière. Loin de là. Car le monde entier se retrouve aux prises avec ce problème criant, et particulièrement le Tiers-Monde. Selon un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), pas moins de deux millions de femmes (jusqu’à quatre, selon différentes sources) seraient annuellement impliquées contre leur volonté dans le trafic sexuel. Certaines d’entre elles seraient même vendues à des proxénètes pour travailler sous une forme de servitude, en majorité dans l’exploitation sexuelle et domestique. De plus, la vente et la traite des femmes représentent "des activités montantes au sein des entreprises criminelles internationales", comme l’indique Antonio Nicaso, expert torontois du crime organisé. Toujours d’après les sources onusiennes, ce trafic serait même la troisième activité illicite en importance pour le crime organisé (après la drogue et les armes), son chiffre d’affaires s’élevant à sept milliards de dollars US par année!
"De plus en plus de femmes sont devenues de simples produits sur le marché international. Elles sont commercialisées, transportées et marchandées par des trafiquants pour être exploitées, notamment à des fins de prostitution, de pornographie et de travail forcé." Aurora Javate de Dios parle en toute connaissance de cause, puisqu’elle est directrice de la Coalition contre le trafic des femmes pour la région de l’Asie Pacifique et résidante des Philippines, un des pays les plus touchés par ce type de trafic. Son inquiétude s’est ajoutée à celle d’autres représentantes d’organismes internationaux de lutte contre ce fléau humain, réunies dernièrement à Montréal dans le cadre d’une conférence publique sur la mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel, à l’instigation du Comité québécois Femmes et développement. Toutes ces invitées condamnaient la même dure réalité: celle des femmes "dealées" comme de la vulgaire marchandise, puis transformées en chair à canon phallocrate.
Itinéraire de marchandises
"Besoin urgent de jeunes secrétaires, mannequins et serveuses en Amérique du Nord. Une chance unique de travailler et de voyager. Appelez vite!" Voilà comment, selon Paul Marsh, une simple annonce publiée dans les journaux entraîne des femmes asiatiques dans le piège sordide du trafic qui les mènera sur le continent américain. "Le commerce sexuel commence souvent de cette façon, du moins pour les femmes asiatiques qui passent par le Canada et finissent aux États-Unis, précise Gunilla Ekberg, juriste et chercheuse à la Coalition contre le trafic des femmes. Dans un pays pauvre, le bassin principal des femmes exploitées dans la traite, une telle annonce est alléchante, car celles-ci désirent sortir de la misère et faire vivre leur famille qui se trouve dans des conditions économiques difficiles."
Les recruteurs, véritables hommes de main des trafiquants criminellement organisés, usent de différents stratagèmes pour repêcher des femmes. Dans le meilleur des cas, ils arpentent villes et villages et présentent une offre "visa en main" à de jeunes femmes recherchant une vie meilleure à l’étranger. Dans le pire des cas, ils les kidnappent et les séquestrent, ou bien les achètent de leurs parents, qui ont peine à survivre et qui croient aux illusions de brillant avenir pour leurs filles que font miroiter les recruteurs. Dans tous les cas, comme le raconte Gunilla Ekberg, "elles se dirigent vers le Canada, sans savoir ce qui les attend".
Après un voyage sur mer ou, plus rarement, dans les airs, l’entrée au Canada est assurée par de faux papiers. Une fois les frontières franchies, les jeunes femmes déchantent vite: les emplois s’avèrent évidemment inexistants et les conditions de vie, exécrables. Dépouillées de tous leurs papiers d’identité par les trafiquants, elles sont tenues sous bonne garde, menacées, puis transportées clandestinement aux États-Unis. Vendues à des propriétaires de bordels clandestins ou de bars de danseuses et forcées de se prostituer, elles vivent une profonde désillusion orchestrée par un régime de terreur. Ignorantes des lois qui pourraient les protéger, elles ne réclament pas d’aide, craignant les représailles.
Si cet exemple d’itinéraire, basé sur des témoignages reçus et colligés par la Coalition internationale contre le trafic des femmes, concerne le Canada, les femmes victimes de marchandage parcourent davantage d’autres régions du monde. D’ailleurs, le trafic sexuel fait surtout rage en Asie. Chaque année, selon la Global Alliance to Abolish Traffic in Women, près de 300 000 femmes asiatiques se retrouvent impliquées dans le trafic vers l’Europe de l’Ouest et environ 250 000 autres sont vendues à l’intérieur de l’Asie. Pire encore, environ 50 % de toutes les prostituées asiatiques travaillent sous les ordres et les menaces de trafiquants internationaux.
La demande émanant du tourisme sexuel a contribué à l’essor du trafic en Asie. Par exemple, d’après l’Unicef, au moins 10 000 femmes impliquées annuellement dans le trafic sexuel et provenant des pays voisins de la Thaïlande arrivent dans ce pays où elles finissent prostituées dans des établissement spécialisés, le tout afin d’alimenter le tourisme sexuel. Malgré une situation qui frise la crise sociale, les gouvernements des pays concernés ferment les yeux sur cette pratique, aveuglés par les revenus touristiques importants. En passant, selon la Coalition contre le trafic des femmes, le tourisme sexuel brasserait cinq milliards de dollars par an et de 2 % à 14 % du PNB des pays asiatiques serait assuré par l’industrie du sexe…
"Malheureusement, l’Asie se tourne de plus en plus vers le commerce sexuel, se désole Aurora Javate de Dios. Les Philippines contiennent 300 000 prostituées involontaires issues du trafic et sont aussi une source de marchandise humaine pour au moins 74 pays. Le Japon importe des filles pour le divertissement; la Malaisie, Hong-Kong et Taiwan s’en servent pour la prostitution; le Laos les emploie comme main-d’oeuvre; tandis que l’Europe et l’Amérique du Nord les achètent comme épouses par correspondance."
D’ailleurs, selon Condition féminine Canada et le Philippine Women Centre de Vancouver, le mariage par correspondance (mail bride order) est devenu un volet important du trafic des femmes à l’échelle internationale. Certains réseaux répertorient même les femmes dans des catalogues et assurent une garantie de trois mois d’obéissance! Pour les hommes à la recherche de docilité, quelques milliers de dollars suffisent à conduire une femme sans moyens et rêvant au confort occidental dans un mariage arrangé. D’après la Coalition to Abolish Slavery and Trafficking, cette pratique existe davantage qu’on ne le pense et constitue une manifestation contemporaine de l’esclavage. "Les femmes se font souvent donner des ordres et sont battues, mais elles sont tenues au silence, car elles ont peur d’être déportées, dénonce Aurora Javate de Dios. L’exploitation domestique fait vraiment des victimes et augmente en raison du trafic des femmes."
Crise mondiale
"Il faut voir le trafic sexuel comme une violence faite aux femmes que nous nous devons de combattre, affirme Colette De Troy, coordonnatrice du Centre belge pour une politique contre la violence envers les femmes. C’est un problème mondial dont tout le monde doit se sentir préoccupé." De fait, chaque année, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 300 000 femmes, principalement venues de l’Est et que l’on surnomme "Natasha", se prostituent de force dans les capitales européennes. L’Afrique et l’Amérique latine ne sont certes pas en reste. "Au Togo, 80 % des prostituées des maisons closes sont d’origine étrangère", et donc issues du trafic, note Célestine Akouavi Aïdam, membre du Groupe Femme, Démocratie et Développement du Togo. "Environ 15 % des prostituées en Amérique latine sont brésiliennes, et la plupart involontairement dans ce pays qui est le champion de l’exportation de femmes en Amérique", souligne Priscila Siqueira, présidente du Service de la femme marginalisée de Sao Paulo.
Si le trafic sexuel prolifère à l’échelle mondiale, voire se "mondialise", toutes les femmes interrogées s’entendent pour dire que c’est en raison d’un manque flagrant d’actions directes pour le contrer. Certes, l’ONU a adopté, en novembre dernier, un protocole contre le trafic des femmes en vue d’un esclavage sexuel. Et, oui, la plupart des pays (occidentaux, du moins) augmentent les peines infligées aux trafiquants et accordent des recours aux victimes, comme le prouvent les efforts de l’Union européenne et la première législation américaine contre l’esclavage moderne, le Trafficking Victims Protection Act adopté par le Sénat américain à l’automne 2000. Toutes ces résolutions s’avèrent pourtant encore trop timides. "Depuis quelques années, les pays occidentaux sont sensibles à l’exploitation des femmes, indique Colette De Troy. Mais il reste que des cellules policières enquêtent contre le trafic de la drogue et des armes, mais pas contre le trafic humain."
En effet, selon un rapport de la CIA, le trafic des femmes est rarement puni aux États-Unis: alors que 50 000 femmes étrangères entrent sur le territoire annuellement pour alimenter l’industrie du sexe, le gouvernement américain n’a engagé de poursuites que pour 250 cas au cours des deux dernières années! Bien que des coups de filet surviennent de temps à autre, ils ne servent à rien pour décourager les trafiquants, sinon à rappeler que le problème s’aggrave sans cesse. Au Canada, un rapport de la GRC diffusé en janvier dernier démontrait que malgré les millions de dollars dépensés pour renforcer les lois et la surveillance aux frontières, le trafic d’êtres humains prolifère au pays. "La traite des femmes fait partie de l’ensemble de la problématique du trafic d’êtres humains dans le monde et nous faisons tous les efforts avec des partenaires internationaux pour que nos frontières soient plus étanches", affirme Doug Kellam, responsable des communications pour Citoyenneté et Immigration Canada.
Les différentes représentantes d’organismes internationaux interrogées réclament toutefois beaucoup plus que des promesses de bonne volonté. Elles veulent en venir à condamner le trafic sexuel et à secourir les victimes manipulées. Mais comment?
"En Suède, note Colette De Troy, une loi adoptée en janvier 1999 s’attaque aux consommateurs en criminalisant l’achat de services sexuels." Résultat: diminution de la demande, du recrutement de femmes et du trafic international au pays. Est-ce la solution? Par ailleurs, des résultats moins satisfaisants sont obtenus lorsque la prostitution est légalisée. "Des bordels légaux ont été aménagés aux Pays-Bas, mais 60 % des prostituées d’Amsterdam sont des étrangères qui pratiquent dans l’illégalité, dans des conditions épouvantables." Une erreur, la légalisation?
Bref, le débat entourant la réglementation du travail du sexe prend un tout autre visage à la lumière du trafic international des femmes. Pourtant, aucune réponse ne semble actuellement la bonne. Mais une chose est sûre: des actions doivent être entreprises pour éliminer le trafic sexuel. Sinon, comme l’indique Colette De Troy, "serions-nous en train de légitimer un nouvel esclavage commis par des gens qui font de l’argent sur le dos de pauvres femmes"?
Canada: danseuses nues demandées!
Les autorités canadiennes prennent au sérieux la menace du trafic sexuel. À preuve, depuis deux ans, la GRC, la police de Toronto et celle de l’Ontario ont créé des équipes spéciales d’intervention, comme les projets Almonzo et Omit, qui se vouent à l’éradication de l’infiltration du trafic international d’esclaves sexuels au pays. À la suite de ces enquêtes, plus de 200 trafiquants ontariens et propriétaires de clubs de danseuses (liés à des groupes criminellement organisés de Chine, Taiwan et Roumanie, entre autres) ont été accusés de proxénétisme et de violation des lois de l’immigration en faisant entrer au pays et travailler de force des femmes d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe de l’Est.
"Les policiers du pays se chargent d’enquêter afin de découvrir si des bars de danseuses ou des activités à caractère sexuel ne sont pas liés au trafic. C’est évident que c’est une préoccupation", affirme Doug Kellam, responsable des communications pour Citoyenneté et Immigration Canada. "Il faut continuer à lutter contre le trafic de toutes sortes, sexuel inclus, pour contrecarrer les plans du crime organisé et sécuriser les frontières du pays", note pour sa part Paul Marsh, de la GRC.
Néanmoins, des législations canadiennes facilitent les activités du trafic sexuel. Par exemple, chaque année, depuis trois ans, quelque 1000 autorisations d’emploi comme "danseuses exotiques" sont accordées à des femmes étrangères. Les lois de l’immigration les autorisent à venir au pays comme danseuses à condition qu’elles obtiennent une offre d’emploi. À l’époque, Développement Ressources humaines Canada avait jugé cette pratique nécessaire en raison d’un manque de danseuses nues au pays… Aujourd’hui, on le devine, les trafiquants utilisent cette exception pour amener au Canada des femmes qui serviront plutôt de prostituées involontaires. Les autorités de l’immigration revoient aujourd’hui cette clause, qui semble générer plus d’abus que d’emplois…