L'Affaire Lepage : Le mépris
Société

L’Affaire Lepage : Le mépris

Ce qu’il est convenu d’appeler "l’affaire Lepage" a fait couler beaucoup d’encre au cours des derniers jours. Le coordonnateur de notre section Théâtre était l’un des trois journalistes qui se sont retrouvés sur la liste noire de Robert Lepage. Il a pris la plume pour répondre au metteur en  scène…

J’ai longtemps hésité avant de commenter "l’affaire Lepage". Étant l’un des trois journalistes à qui il a refusé l’accès à sa conférence de presse, organisée par le Festival de théâtre des Amériques, je me trouvais un peu juge et partie dans cette polémique. D’autant plus que le metteur en scène est toujours incapable de me fournir une explication valable, se réfugiant derrière le caractère "intime et personnel" de sa décision.

Or, depuis une semaine, le débat est devenu plus général: l’onde de choc provoquée par les caprices d’une star a transformé l’affaire en procès du journalisme culturel au Québec.

Alors, il est temps de réagir.

Qualité = box-office?
Les propos tenus par Robert Lepage au Point et à La Presse témoignent à la fois d’une méconnaissance et d’un mépris sournois de la profession de critique. Hélas, cette attitude est beaucoup plus répandue qu’on ne le croit chez les artistes.

Récemment, je me suis retrouvé, par hasard, assis à côté d’une metteure en scène lors d’un dîner avec des gens d’affaires. Cette artiste – que j’estime beaucoup – a passé la soirée à m’appeler son "ennemi"… J’ai tourné ça à la blague.

C’est curieux, mais je ne connais aucun critique qui, même sous le mode de l’humour, associe les artistes à des ennemis. Au contraire, pour bien faire leur métier, les critiques doivent absolument respecter les artistes. Ils ne passeraient pas le tiers de leur vie à rendre compte de tout ce qui grouille et scribouille dans le monde culturel sans un profond amour de l’art, et une réelle empathie pour les créateurs.

Bien sûr, il y a des dérapages, de l’incompétence. Personne n’est parfait.

Dans un éclair de génie, Robert Lepage a soutenu ne plus avoir besoin des journalistes pour vendre des billets; ses shows étant à guichets fermés. Il faut être sûr de soi pour lancer ça. Même Luc Plamondon, un soir de scotch et de mauvaise presse, aurait été plus élégant. Car le succès est autant précaire que précieux; bien des stars sont devenues has been du jour au lendemain.

Mais le plus navrant, c’est d’entendre un créateur intelligent tenir un discours bassement commercial. Comme si la qualité d’une oeuvre se résumait au box-office.

Encore là, les propos de Lepage révèlent un désir insidieux répandu dans le milieu: celui de museler l’opinion, l’analyse et le discours critique face à une oeuvre d’art au profit de la promotion et de la "plogue".

Vous en doutez? Dans une lettre à La Presse, vendredi dernier, un ex-danseur des Ballets de Montréal s’est porté à la défense de Robert Lepage. Il remercie l’homme de théâtre d’obstruer le travail de Robert Lévesque, par exemple, car ce dernier est incapable d’avoir un jugement constructif. "J’apprécie beaucoup plus le sens critique simple et juste de Francine Grimaldi", écrit-il.

Quelle bêtise! La Vadrouilleuse a toujours soutenu ne pas faire de critique, mais plutôt de rapporter les événements culturels.

Ce danseur n’est pas une exception. Bien des gens se réjouissent quand Robert Lepage avance que "les artistes ont autant le droit de choisir avec qui ils veulent dialoguer que les journalistes". Voilà un beau sophisme!

On ne peut comparer les choix éditoriaux d’un média avec les caprices d’une star. À Voir et dans les quotidiens montréalais, les chefs de pupitre n’ont pas de liste noire pour guider leur choix.

La planification d’un journal se fait avec rigueur et passion, en tenant compte de bien des contraintes. Et toujours en collégialité. Dans l’intérêt de bien informer leurs lecteurs, les journaux culturels parlent autant d’une pièce de Feydeau au Rideau Vert que d’une création expérimentale à Tangente.

L’art du dérapage
Souvent, la méconnaissance est à la source du mépris. Le globe-trotter du théâtre québécois a affiché son mépris des journalistes en évoquant "une certaine médiocrité de la presse montréalaise".

Selon lui, les critiques ne voyagent pas assez à travers le monde. Et ce n’est pas en se pointant au Festival d’Avignon, estime Lepage, qu’ils vont prendre le pouls de la dramaturgie mondiale.

Passons sur le fait que la majorité des journalistes travaillent pour des entreprises privées, donc qu’ils ne sont pas subventionnés pour couvrir les festivals internationaux. Regardons plutôt la réalité de la couverture de l’actualité culturelle d’une métropole. Lepage croit-il que la presse berlinoise est au parfum de la création scénique à Tokyo, et vice versa? Soyons sérieux!

Mais le metteur en scène en rajoute. Il affirme que les Québécois sont encore colonisés en 2001! Pourquoi donc? Parce qu’on n’est pas sortis du duplessisme? Parce que notre identité culturelle est floue? Non, les pauvres Québécois sont colonisés parce qu’ils n’entendent pas assez parler de ses succès à l’étranger…

En plus de l’art dramatique, Lepage vient de nous prouver qu’il maîtrise parfaitement l’art du dérapage. En levant le nez sur la médiocrité des critiques, le globe-trotter snobe par la bande son public. Car ce dernier n’a pas la chance de comparer les oeuvres de Lepage aux dernières créations de Peter Stein, Stanislas Nordey ou Stuart Seide.

Ce n’est pas d’hier que les vedettes regardent de haut les "ratés sympathiques". Les créateurs et les critiques forment deux solitudes du milieu artistique.

Cependant, pour le bien de l’art et du public, ne tombons pas dans la surenchère en établissant un fossé infranchissable entre ces deux solitudes.

Il est possible de se côtoyer dans le respect. En 1995, Robert Lepage s’est confié au journaliste Rémy Charest dans un ouvrage.

Finalement, Robert Lepage est peut-être simplement épuisé par le succès. Je lui suggère un peu de repos et de réflexion. Pourquoi pas en Avignon… à l’ombre du palais des Papes!