Naomi Klein inc. : La PME de la gauche
Société

Naomi Klein inc. : La PME de la gauche

La journaliste canadienne NAOMI KLEIN, dont le livre antimondialisation No Logo vient de paraître en français, incarne maintenant la poster girl de la nouvelle gauche. D’après cette auteure, les manifestations représentent les premiers balbutiements du prochain grand mouvement politique international. Québec serait-elle LA prochaine Seattle, comme elle le prétend?

En janvier dernier, lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse, les autorités policières du pays étaient aux aguets pour protéger de toute protestation cette rencontre des grands argentiers du monde. Comme à chaque événement du genre, des mesures de sécurité hors du commun ont été adoptées et, bien sûr, des manifestants ont été coffrés. Toutefois, fait surprenant, même de simples libraires britanniques ont été arrêtés! En fait, à la frontière suisse, les autorités douanières ont refusé le droit de passage à ces bouquinistes en prétextant qu’ils possédaient dans leurs bagages un produit qui pourrait compromettre grandement le bon déroulement du Forum. Que transportaient ces libraires britanniques de si subversif? Des bombes? Des armes? Des missiles? Eh bien non: il s’agissait plutôt… de copies du livre No Logo de Naomi Klein!

En constatant à quel point les autorités suisses craignaient de voir la lecture de No Logo monter à la tête des manifestants et faire ainsi dégénérer la rencontre de Davos, inutile de douter de la réputation gauchisante de ce bouquin un tantinet révolutionnaire… Car l’engouement créé auprès de la gent militante demeure sans précédent. Plus qu’une lecture de chevet pour manifestants de tout acabit, No Logo – La tyrannie des marques représente le petit catéchisme des activistes et le Das Kapital du mouvement antimondialisation. Une prise de conscience percutante.

Journaliste et militante torontoise âgée de 30 ans qui signe une chronique politico-économique au Globe and Mail, Naomi Klein ne voulait pourtant qu’écrire un essai tout simple: elle a plutôt publié LE manifeste de l’agit-prop. Tout en invitant les citoyens à se soulever, cette critique du business as usual décrit rigoureusement dans No Logo les exactions des grandes compagnies: prolifération des sweatshops, exploitation des travailleurs, course folle au profit, dilapidation des ressources naturelles, marketing mensonger, envahissement de la publicité et des marques de commerce, etc. "J’ai voulu écrire ce livre pour outiller les militants antimondialisation et leur expliquer qu’ils doivent dénoncer la domination des intérêts des grandes compagnies sur le respect des droits humains", indique l’auteure. Après quatre années d’enquête qui l’ont menée de Manille à Mexico, Klein a donc colligé les preuves des torts commis par les multinationales et abouti à un verdict de condamnation de 500 pages. "Les lieux d’origine anonyme sont liés à des marchandises hautement identifiées, écrit-elle. On a retracé le parcours des chaussures de sport Nike jusqu’aux sweatshops vietnamiens, les petits accessoires de Barbie à la main-d’oeuvre enfantine de Sumatra, du café au lait Starbucks jusqu’aux champs de café brûlés par le soleil du Guatemala, et du pétrole Shell jusqu’aux villages pollués et appauvris du delta du Niger." Bref, sous la plume vindicatrice de Klein (Naomi, pas Calvin, sinon: quelle insulte!), des marques de commerce dévoilent une face cachée où exploitation et production deviennent synonymes.

La sortie du livre No Logo s’est avérée symbolique: elle s’est produite quelques semaines seulement après le coming out du mouvement antimondialisation à Seattle, en décembre 1999. Timing parfait, quoi. Depuis, le livre a été traduit en neuf langues et est maintenant publié en français au Québec chez Leméac. Ainsi, Klein est devenue une véritable révélation partout sur la planète, le commentaire le plus élogieux provenant du célèbre The Times de Londres, qui l’a sacrée "personne de moins de 35 ans la plus influente au monde"! C’est dire… Comme le mouvement antimondialisation ne connaît ni leader, ni hiérarchie, ni même porte-parole, Klein a été élue un maître à penser un peu par défaut, pourvu d’un discours plus accessible que celui de Noam Chomsky, selon certains militants. Son "fan-club", composé d’accros du site www.nologo.org, comprend des supporters issus de tous les milieux: à preuve, le groupe britannique Radiohead a même consacré le livre de Klein en décidant de refuser toute commandite d’entreprise pour sa plus récente tournée.

Devant un succès aussi retentissant, Naomi Klein se retrouve sur toutes les tribunes: une interview, une conférence, un voyage à l’étranger ou une offre d’emploi comme conseillère en marketing (sans blague!) n’attendent pas l’autre. Bref, la journaliste est maintenant faite de contradictions: elle est devenue ce qu’elle dénonce, c’est-à-dire une marque de commerce (celle de la "nouvelle gauche"), et No Logo a même été transformé en slogan par des manifestants versant dans le marketing… Ce sort pour le moins paradoxal ne l’embarrasse pourtant pas outre mesure. "Les gens penseront bien ce qu’ils voudront, affirme-t-elle en entrevue téléphonique de Los Angeles où elle prononçait, la semaine dernière, des conférences sur la mondialisation, notamment dans des collèges et universités. Je ne suis pas et je ne veux pas devenir une leader, car il n’y a pas de chef mais plusieurs voix dans ce mouvement antimondialisation, ce qui constitue sa force. Après tout, je ne fais que mon travail: soulever les torts de la mondialisation et décrire ce nouveau mouvement."

Son travail de dénonciation l’a pourtant jetée à la rue. À l’occasion de manifs, s’entend. Après Seattle, Washington, Windsor, Prague et Porto Alegre, Naomi Klein se rendra à Québec dans le cadre du Sommet des Amériques, le nouvel arrêt sur l’itinéraire antimondialisation. Pour Klein, cependant, il s’agit bien plus que d’une autre destination pour manifestants engourdis en mal de défoulement protestataire. "Je pense que le Sommet de Québec est un événement encore plus important que la rencontre de Seattle!" À preuve, elle s’attend à une mobilisation sans précédent et jure de livrer elle-même une performance fracassante dans le cadre d’une conférence au Sommet des peuples, les 20 et 21 avril. Comme elle le note dans No Logo, derrière chacune de ses interventions, son but reste clair: alimenter l’essor du "prochain grand mouvement politique à l’échelle internationale". Rien de moins.

Naomi au Sommet
La nouvelle a de quoi horripiler Naomi Klein: alors que les simples citoyens ne pourront franchir le périmètre de sécurité du Sommet des Amériques à Québec, des PDG et des représentants de compagnies pourront se le permettre à leur guise, moyennant quelques milliers de dollars. Par exemple, Bombardier, Alcan et Air Canada ont déboursé au moins 500 000 dollars pour devenir des "commanditaires" de l’événement, mais, surtout, pour avoir la chance de discuter de leurs intérêts avec les grands argentiers américains. Comble de la provocation pour Klein, les compagnies pourront même afficher leurs logos sur des banderoles! "Rien que ça, c’est une raison de manifester! lance-t-elle. Les citoyens n’ont pas le droit de savoir ce qui se dit derrière les barricades, mais de grandes compagnies le peuvent. Ce fait illustre le pouvoir des multinationales de se mêler de l’ordre du jour politique."

Heureusement pour Klein, comme aucune réunion internationale n’échappe maintenant aux manifestations antimondialisation, Québec ne fera certainement pas exception à la règle. Est-ce cependant suffisant de se regrouper à Québec et de se donner rendez-vous Sommet après Sommet uniquement pour manifester? "L’enjeu à Québec est de garder le momentum, affirme celle qui a rencontré des manifestants de Boston jusqu’à Los Angeles qui se préparaient à converger vers Québec. De plus, le but de cette rencontre n’est pas intangible: il s’agit de créer une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Il faut donc manifester pour rappeler que les droits humains et l’environnement, entre autres, doivent être au programme."

La tâche ne sera pourtant pas simple. Car l’étendue des mesures de sécurité et l’omniprésence de quelque 5000 policiers font figure de tentative de bâillonnement de la liberté d’expression des citoyens, selon Klein. "Ce qui est en train d’arriver à Québec est un scandale international, souligne-t-elle. Les policiers ont déjà réussi en grande partie leur plan en créant un climat de peur avant même le début du Sommet. Des Américains et des Canadiens viennent souvent me voir après mes conférences pour me dire qu’ils veulent aller à Québec, mais qu’ils ont peur d’être aspergés de poivre de Cayenne ou d’être arrêtés sans raison valable. Cette peur n’est pas justifiée, ils cèdent plutôt à l’intimidation policière. Pourtant, aucune preuve ne permet aux policiers d’agir de la sorte, car jamais les manifestants ne prônent la violence; et ils ne deviennent hors de contrôle que s’ils n’ont pas suffisamment d’espace pour s’exprimer. À mon avis, les policiers veulent marginaliser l’opposition, s’assurer qu’il ne reste que les radicaux, créer un ennemi finalement. Et ce qu’ils font, c’est une recette pour un désastre. Pourtant, je dirais à la blague que la police a intérêt à ce qu’il y ait des manifestants qui fassent du grabuge pour justifier ses dépenses…"

De nature revendicatrice, Naomi Klein diffusera très prochainement une lettre publique, signée par une panoplie de personnalités, qui dénonce justement les mesures de sécurité outrancières mises de l’avant à Québec. En partie, il s’agit d’une réaction épidermique à un récent rapport du Service canadien de renseignements et de sécurité (SCRS) qui décrit le mouvement antimondialisation comme… une menace terroriste potentielle pour le pays! "On pense que les militants sont de gros criminels, affirme-t-elle. Le militantisme est devenu le nouveau terrorisme. Il y a une tentative de criminalisation de la protestation populaire. Et c’est déplorable."

Si Klein s’avoue satisfaite de la publication prochaine des textes des négociations de la ZLÉA en vue du Sommet, elle ne se fait pas d’illusions: "Les négociations se feront de toute façon en catimini. Mais je pense qu’à Québec, les choses vont commencer à bouger. Et le Sommet est l’occasion parfaite pour la gauche canadienne de se manifester."

Renaissance de la gauche
C’est à partir de manifestations comme celles qui se dérouleront à Québec que Klein constate l’émergence de la "nouvelle gauche", celle qui agit plus qu’elle ne parle devant la domination du diktat économique sur les règles démocratiques les plus élémentaires. Comme elle le prophétise dans son livre, "lorsqu’un plus grand nombre de gens découvriront les secrets des marques qui composent la trame mondiale des logos, leur indignation alimentera le prochain grand mouvement politique, une vague ample et déterminée d’opposition aux transnationales".

Pourtant, des voix s’élèvent pour se faire rabat-joie et lancer quelques critiques aux militants antimondialisation, les affublant d’adjectifs comme "désorganisés", "disparates", "rétrogrades" et "utopistes". Klein ne fait ni une ni deux pour répliquer à ces rebuffades. "Présenter les manifestants comme des gens qui sont contre les échanges économiques, c’est complètement faux. Ils sont contre la dilapidation de plusieurs secteurs au cours de ces échanges, comme l’éducation, la santé, l’environnement, les droits humains. De plus, c’est vrai, les militants sont de tous les horizons, ils sont autant environnementalistes qu’anarchistes. Mais c’est la force du mouvement, je crois. Car puisque la lutte est globale, les causes défendues doivent l’être tout autant. À bien y penser, ce n’est pas tant un mouvement contre la mondialisation: c’est un mouvement pour la démocratie."

Représentante involontaire de ce nouveau courant, Naomi Klein estime que la gauche doit opérer un changement de cap au Canada, un mouvement nécessaire devant la dérive des partis de gauche comme le Nouveau Parti démocratique. "Je ne crois plus à un parti national comme tel, ni à une prise de pouvoir de la gauche, note-t-elle. Pour bien se démarquer, la gauche devrait créer un parti national de militants municipaux qui feraient campagne dans des régions plus réduites, certes, mais à propos d’enjeux globaux. Chaque lutte locale deviendrait donc rapidement globale, et les citoyens pourraient s’engager plus facilement, contrôler un peu plus ce qui se passe."

D’après l’auteure, une des premières revendications de la gauche devrait être de réclamer une reddition de comptes des grandes entreprises. Sa logique est simple: puisque des statistiques démontrent que des compagnies sont devenues plus puissantes et riches que bien des gouvernements, que leur chiffre d’affaires dépasse le produit national brut de plusieurs pays, elles doivent faire face aux mêmes obligations de transparence. "Nous disons: si vous êtes aussi puissantes que les gouvernements, nous allons vous traiter de la même façon. Vous devez rendre des comptes et être transparentes. Autrement dit, nous devons les affronter parce qu’elles prennent, par des accords internationaux, le contrôle quasi total de nos vies, et elles constituent le lieu du pouvoir, les organes qui décident vraiment en coulisse du programme politique."

Militante dans le sang
Contrairement aux apparences, Naomi Klein n’a pas toujours eu cette ferveur militante. Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle a passé sa crise d’adolescence… à magasiner des vêtements de marque! Véritable "mall rat", acheteuse quasi compulsive, elle se pavanait avec des vêtements Esprit, Levi’s et Jordache, dont elle aimait les logos, surtout sur ses fesses… Une fois à l’Université de Toronto, où elle a étudié l’anglais et la philosophie, elle s’est penchée sur ce qui se cachait derrière l’étiquette. Alors, si des femmes ont brûlé leur soutien-gorge pour se déclarer ouvertement féministes à une certaine époque, Klein, elle, a en quelque sorte "brûlé" ses vêtements de marque pour s’afficher comme une citoyenne libre et affranchie d’un marketing féroce.

Ce geste n’a rien de trop étonnant, puisque Klein a la protestation dans le sang: elle est issue d’une famille de militants. Un de ses grands-pères, un marxiste avoué, a été congédié par Walt Disney pour avoir tenté de syndiquer les animateurs de Fantasia. À la fin des années 60, pour protester contre la guerre du Viêt Nam, ses parents (une artiste féministe et un professeur de médecine) se sont exilés des États-Unis et ont décidé de s’installer à Montréal, ville où Naomi est née en 1970.

Plus que son arbre généalogique et que ses années de militantisme étudiant, un voyage en Indonésie aura convaincu Naomi Klein d’écrire un livre pour dénoncer les méfaits de la mondialisation. Dans la ville de Kaho, elle a rencontré des travailleuses, dont la moyenne d’âge s’élevait à peine à 17 ans, qui s’échinaient sur des machines afin de coudre des vêtements pour un maigre dollar US par jour… Pour quelle compagnie travaillaient ces jeunes filles? La London Fog. Coïncidence de la mondialisation, s’est alors dit Klein, son appartement de Toronto était jadis… une usine de pardessus London Fog! "L’esclavage moderne existe dans les zones franches industrielles ou dans certains États du Tiers-Monde, véritables paradis fiscaux pour sociétés capitalistes, écrit-elle, inspirée par sa récente découverte. Pendant ce temps en Occident, les usines ferment les unes après les autres et migrent sous des cieux plus complaisants, les mises à pied massives se succèdent à un rythme effréné, les contrats à temps partiel ou intérimaires remplacent les emplois permanents, les acquis sociaux sont laminés, voire disparaissent."

Au cours des autres voyages qui ont mené à l’écriture de son livre, Klein a rencontré des travailleurs exploités et surmenés fabriquant des produits de marque à la chaîne: des espadrilles Nike, des jeans Old Navy, des écrans d’ordinateur IBM, des kakis Gap. Exemple parmi tant (trop) d’autres qui illustre les abominations de certains compagnies, elle écrit que "Nike a payé Michael Jordan plus en 1992 pour endosser et porter ses produits (20 millions US) que ce que la compagnie a payé pour ses 30 000 travailleurs indonésiens qui les fabriquaient"… Klein juge d’ailleurs hypocrites tous ceux (certains économistes en particulier) qui tentent de décrire les sweatshops et les conditions précaires de la main-d’oeuvre comme un passage obligé de la mondialisation et un signe de l’avènement prochain de la prospérité dans les pays pauvres. "Comme si la souffrance d’un peuple n’avait aucune importance, indique-t-elle, comme si on ne pouvait faire autrement."

Dans les pays occidentaux, selon Klein, c’est le marketing à tous crins qui fait des ravages, en investissant les écoles, la culture et l’espace urbain, entre autres. Plutôt que d’inciter les citoyens à boycotter certains produits de grandes marques ("l’achat sélectif est utile, mais représente encore trop peu"), elle les invite à agir plus globalement en allant manifester à Québec lors de la tenue du Sommet des Amériques. "Puisqu’un changement de gouvernement ne modifie aucunement les politiques économiques et que nos lois démocratiques ne peuvent punir les compagnies ni les empêcher de faire ce qu’elles veulent, il faut manifester notre désaccord, car personne n’agira à la place des citoyens. Il est possible de cette façon d’amener la création de mécanismes au moyen desquels on peut réglementer les multinationales. Il existe des accords commerciaux et des lois qui peuvent être >responsables>, donc qui n’enfreignent pas les droits humains et qui assurent un juste droit de parole aux citoyens. Tout ce qu’on demande, finalement, c’est un peu plus de démocratie."

Naomi Klein animera des discussions sur les enjeux de la mondialisation et prononcera une conférence dans le cadre du Sommet des peuples des Amériques à Québec, les 20 au 21 avril.