Sommet des Amériques : (6) La face cachée des Amériques
Société

Sommet des Amériques : (6) La face cachée des Amériques

Le Sommet de Québec, qui débutera la semaine prochaine, est présenté comme le rendez-vous des 34 démocraties des Amériques et de leurs chefs d’État. Pourtant, Amnistie internationale dispose de dossiers étoffés de transgressions de droits de la personne pour 26 d’entre eux. Voici la face cachée de ce "jubilé" continental.

"Une démocratie sans respect des droits humains, ça n’a de démocratie que le nom."

Porte-parole pour la section canadienne francophone d’Amnistie internationale, Anne Sainte-Marie trouve insensé que les États américains moussent les discussions sur la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) alors que peu d’entre eux obtiennent la note de passage quant à l’observance des droits de la personne. "Que les chefs d’État ne reconnaissent pas la primauté de ces droits sur quelque autre entente que ce soit, ça nous dépasse. […] Il nous semble primordial de les remettre au coeur et en prémisse de ce qui va se discuter à Québec."

Amnistie serait particulièrement agacé par ce qui revêt tous les atours d’une antinomie. "Les 27 pays [26 plus Cuba] où les violations ont été commises se sont pourtant tous engagés, en signant des traités internationaux, à respecter les droits fondamentaux. […] C’est comme si, de les préciser sur papier, les gouvernements s’en contentaient et ne se sentaient aucune obligation de passer aux actes et de réellement traduire concrètement, pour leurs populations respectives, ces engagements."

Pourtant, il ne leur viendrait jamais à l’esprit de bafouer leur compromission dans les ententes commerciales, au dire de Mme Sainte-Marie. "Ça vaudrait des pénalités de plusieurs millions de dollars aux pays délinquants, alors que violer des accords qui traitent des droits fondamentaux, bien cela, c’est comme permis, c’est comme toléré. Il y a une contradiction, un non-sens, une faille."

"Et c’est aberrant de violer des droits, que ce soit le droit de ne pas être torturé, le droit à l’intégrité physique, le droit de ne pas être exécuté, le droit à un procès équitable. Ce sont des choses qui sont fondamentales et c’est balayé du revers de la main, poursuit-elle, passionnée. C’est comme si de laisser le droit d’une compagnie de faire des profits pesait 100 millions de fois plus, parce que ça se chiffre en termes de centaines de millions, que le droit à la vie des individus."

"Quand vous êtes en violation de vos engagements en termes de droits humains, vous risquez peut-être d’avoir un petit rapport aux Nations unies que très peu de personnes vont lire, qui n’a pas vraiment d’impact sur le comportement d’un pays", renchérit Diana Bronson du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique.

Mme Bronson vient tout juste de publier un rapport sur la Zone de libre-échange des Amériques et les droits primordiaux pour l’organisme mieux connu sous le nom Droits et démocratie. "Il y a 900 négociateurs qui travaillent sur l’élaboration de la ZLÉA et il y a 41 personnes dans tout le système interaméricain de protection des droits", désapprouve-t-elle. La sous-alimentation des organes de contrôle, tant en billets verts qu’en personnel, serait chronique.

Cela illustre bien la vision des pays américains, selon elle. "Il n’y a aucun État actuellement qui prend la peine de vérifier si les dispositions dans l’accord [de libre-échange] entrent en conflit avec des obligations de droits humains qu’ils ont prises. […] Nous croyons que la ZLÉA va empirer et menacer certains droits humains dont les droits à la santé, à l’éducation, à l’alimentation et à la liberté d’expression."

"De présenter [le Sommet] comme le grand rendez-vous des grandes démocraties du monde, je n’y crois pas." Est-ce que, finalement, les pays cherchent à se donner bonne conscience? "Bonne conscience, je ne sais pas. Bonne image, peut-être. […] Ils ne vont pas négocier du tout, les chefs d’État. C’est un photo up", juge-t-elle.

"Et qu’on se barricade derrière des murs de fer barbelé pour parler de démocratie, il y a une grande ironie là."


Vautours d’horizon
Impossible d’établir un palmarès des pires violations des droits de la personne dans les Amériques. On peut toutefois avancer, si on se fie aux dossiers d’Amnistie internationale, que certains chefs de gouvernement qui seront à Québec ont les mains plutôt sales…

"On ne discerne pas de rang. Mais la Colombie, c’est un gouffre au niveau des droits humains, s’exclame Mme Sainte-Marie. Entre l’armée, les forces armées d’opposition, les groupes de lutte à la drogue et les mercenaires, il y a des milliers de morts."

Exécutions, enlèvements, villages déplacés, persécution des défenseurs des libertés, dont des ecclésiastiques, sont au nombre des multiples problématiques observées. Amnistie disposerait même de preuves sur la commission d’un massacre dans une école par l’armée. Des enfants de 6 à 15 ans abattus afin de mieux asseoir sa domination. De plus, les personnes qui commettent des violations de droits suprêmes jouiraient d’une impunité certaine. (Président: Andrés Pastrana Arango)

En Jamaïque, terre d’accueil de vacanciers, on dénote "un très haut degré de violence". Quelque 800 citoyens assassinés en 2000, dont 12 policiers. Des témoins de ces crimes sont menacés ou disparaissent. Il est également question d’arrestations illégales, de mauvaises conditions de détention et d’exécutions extrajudiciaires. (Premier ministre: Percival James Patterson)

Tout près, à Haïti, "la situation des droits humains s’est détériorée." Alors qu’on avait noté une amélioration enviable depuis 1994. Le système de justice est jugé dysfonctionnel, sujet à la corruption et complètement surchargé. Aussi, plusieurs policiers seraient mêlés à des dossiers de morts de civils dans des circonstances nébuleuses. Durant les élections, des forces de sécurité illégales auraient fait régner la terreur. (Président:Jean-Bertrand Aristide)

Nos voisins du sud ne sont pas en reste. En mai 2000, le comité contre la torture des Nations unies a déposé un rapport sur les États-Unis. En prison, cas de torture, souvent à caractère raciste ou sexiste (viols). Utilisation de ceintures à électrochocs, de chaises de restriction, enchaînement, travaux forcés, mineurs dans les institutions pour adultes, etc.

La brutalité policière serait également monnaie courante. Des opérations se termineraient souvent par la mort de suspects non armés, dont une majorité fait partie des minorités visibles. De plus, 85 personnes ont été exécutées en 2000, dont des déficients intellectuels. Notons également que l’Oncle Sam n’a pas encore signé la Convention internationale sur les droits de l’enfant. (Président: George W. Bush)

Au Venezuela, les prisonniers sont particulièrement malmenés. En 1999, 400 auraient été tués, soit par des gardiens, soit par des codétenus. Les conditions d’incarcération "s’apparenteraient à un traitement cruel, inhumain et dégradant", note-t-on dans le rapport annuel d’Amnistie internationale. Il y aurait beaucoup de cas de torture et de mauvais traitements commis par des policiers ainsi que de nombreuses disparitions et exécutions extrajudiciaires. (Président: Hugo R. Chavez Frias)

Asile de bien des richesses, les Bahamas sont surtout pointés du doigt pour le maintien de la peine de mort, souvent par pendaison. "Vous pouvez bien vous douter que ce ne sont pas les grandes fortunes qui se retrouvent dans les couloirs de la mort", s’insurge Anne Sainte-Marie. (Premier ministre: Hubert Alexander Ingraham)

Même s’il ne sera représenté qu’au Sommet des peuples des Amériques, Cuba ne pourrait être passé sous silence, selon Amnistie. Les libertés d’expression et d’association y seraient toujours restreintes et les manifestations pacifiques réprimées violemment. Aussi, des citoyens seraient emprisonnés sous prétexte de leur prise de position contre le régime, qu’ils n’auraient d’ailleurs pas le loisir de sélectionner au suffrage universel. (Premier secrétaire: Fidel Castro)

Malgré les recommandations des corps internationaux, El Salvador n’aurait pas entrepris la mise en place d’un système de justice indépendant. La criminalité demeure ainsi vigoureuse. Il est, au surplus, fait mention de cas de torture et de brutalité policière. Mais le principal problème demeure l’impunité des coupables des violations des dernières années. Celles-ci auraient atteint des sommets très élevés. (Président: Francisco Flores)

A priori on serait porté à croire le contraire, mais le Canada fait aussi partie des cibles d’Amnistie internationale. Le Comité contre la torture des Nations unies a demandé à notre gouvernement de ne plus refouler aux frontières les demandeurs du statut de réfugié susceptibles d’être torturés dans leur pays d’origine. Autre recommandation: juger ou extrader les personnes soupçonnées d’avoir eu recours à la torture qui se cachent sur notre territoire. On a, en outre, jugé préoccupant le décès de deux Amérindiens, retrouvés gelés en Saskatchewan et qui auraient été abandonnés par des policiers. En passant, Mme Sainte-Marie certifie que "ni le Canada, ni les États-Unis n’ont signé aucun des traités interaméricains concernant les droits fondamentaux." (Premier ministre: Jean Chrétien)

Évidemment, la liste pourrait se poursuivre encore longtemps. "Sur les 34 pays à venir à Québec, aucun n’a un dossier parfait", signale Mme Bronson, responsable du programme Mondialisation et droits humains chez Droits et démocratie.

Néanmoins, le spectacle ne serait pas si sombre. Des pas de géant auraient été franchis. "Il ne faut pas sous-estimer les progrès énormes qu’il y a eus en Amérique latine depuis 15 ans. On n’est plus à l’étape des dictatures militaires et c’est fondamental."

En guise de conclusion, Mme Bronson philosophe sur la notion de démocratie. "On ne peut pas être démocratique. On peut l’être plus ou moins. C’est un processus perpétuel. […] Est-ce que quelqu’un sans ressources dans la rue à Montréal, qui n’a pas de quoi manger et personne pour l’aider, ou un réfugié qui se trouve en prison croit qu’il est dans un État démocratique?"


Mexique
Le nouveau président mexicain, Vincente Fox Quesada, s’amène à Québec avec une aura de sauveur. Pourtant, dans son pays, on attendrait toujours les vraies réformes qui mettront fin aux abus endémiques des droits de la personne.

"Un des plus graves problèmes, c’est le système de justice, lance une "militante" du Center for Human Rights Miguel Agustin Pro Juarez de Mexico, Allison Cooper. Les gens peuvent être détenus arbitrairement. Il y a régulièrement de la torture. Souvent, les personnes n’ont pas droit à un procès équitable. […] Si vous n’avez pas de système de justice fort, ça amène beaucoup de violations des droits fondamentaux."

"Les débordements de l’armée sont également très problématiques. L’armée a été investie de pouvoirs judiciaires, c’est là que ça se complique."

"Il y a aussi des crimes par rapport aux droits humains culturels, sociaux et économiques, poursuit Mme Cooper. C’est ce dont il est question en ce moment avec la grand-messe des Zapatistes. Aussi, les populations indigènes sont victimes de discrimination dans tout le pays. On ne leur reconnaît pas les mêmes droits à une terre, à l’éducation, aux soins de santé. Les cultures et langues indigènes ne sont pas reconnues."

"[En outre], il y a des exécutions sommaires", assure Mme Cooper. Des personnes arrêtées par les forces de l’ordre sont assassinées? "Oui."

Amnistie internationale ajoute qu’il y a bon nombre de prisonniers de conscience et que journalistes et défenseurs des libertés individuelles seraient victimes d’intimidation et de harcèlement.

Reste à espérer, selon Mme Cooper, que Vincente Fox cessera de discutailler sur les changements à apporter et qu’il agira. Elle avoue tout de même qu’elle perçoit "un signe de progrès" dans son accession au pouvoir.


Costa Rica
"L’État est négligent et irresponsable. Il ne se conforme pas aux décisions internationales dont celles émanant de la Commission interaméricaine des droits humains."

Selon Luguely Cunillera, avocate au Center for Justice and International Law de San José, le Costa Rica du président Miguel Angel Rodriguez Echeverria fait tout pour projeter une image reluisante de respect des droits de la personne. Mais, sur le terrain, les abus seraient nombreux.

"Les populations indigènes et les populations noires sont complètement marginalisées. Leurs besoins ne sont pas pris en compte par le pouvoir. […] Le gouvernement se fout d’eux, il ne les inclut pas dans les prises de décisions." Mme Cunillera parle même de persécution.

Les nombreux immigrants illégaux auraient aussi maille à partir avec les autorités douanières. "Surtout les Nicaraguayens. […] Le processus de détention aux frontières est totalement exempt de respect." Par exemple, s’ils se font pincer un vendredi, ils seront détenus illégalement durant toute la fin de semaine "sans nourriture, dans des conditions impropres".

La juriste fait également allusion à la corruption, à une liberté de la presse brimée et, un sujet qui la touche beaucoup, à la prostitution juvénile, "un très grave problème au Costa Rica".

Néanmoins, Mme Cunillera garde la foi. "Ils agissent mieux que plusieurs pays d’Amérique centrale. […] Ils nient toujours [les violations]. Mais, quand il n’y a plus de doute, qu’ils ne peuvent plus les cacher, ils agissent. Toutefois, leur première réaction est toujours la négation."


Pérou
Au Pérou, tous les espoirs sont permis depuis la chute du gouvernement Fujimori. Mais son héritage marque toujours le quotidien de centaines de milliers de citoyens opprimés.

"Nous avons une myriade de problèmes issus du passé. […] Il y a 500 000 personnes qui sont des réfugiés dans leur propre pays. Elles ont dû quitter leurs terres parce que c’était devenu trop dangereux. Un demi-million de personnes coincées entre l’armée et la guérilla", expose la coordonnatrice nationale pour les droits humains, Sofia Macher. Elle est la porte-parole pour les 61 organisations populaires du pays.

"Nous avons 5 000 individus qui ont disparu durant la guerre civile. Ils ont été capturés par l’armée ou la police, puis nous avons perdu leur trace. Nous devons découvrir ce qu’il est advenu de ces gens." Des milliers de civils auraient été assassinés par les forces de l’ordre et les rebelles.

Aussi, le nouveau gouvernement aura fort à faire pour prouver ses bonnes intentions et changer les mentalités jusque dans les postes de police. "Il y a encore un bon nombre d’innocents qui sont sur une liste de personnes recherchées par les policiers." Des centaines d’autres seraient toujours emprisonnés bien que blanchis. Beaucoup auraient subi des mauvais traitements, de la torture.

Le gouvernement de transition de Valentin Paniagua aurait accepté de faire le ménage. Il a même levé l’amnistie pour les criminels de l’ancien régime. Reste à prouver sa réelle volonté. "Nous espérons pouvoir avoir la possibilité de régulariser la situation."


Guatemala
Le pouvoir guatémaltèque aurait une emprise féroce sur ses concitoyens et réprimerait tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la contestation.

Même le dirigeant du plus haut tribunal serait sujet à de vives pressions. "Le président de la Cour suprême du Guatemala a été victime d’un attentat. Des coups de feu ont été tirés dans sa résidence", soutient un membre de la Comision de derechos humanos, Conrado Martinez. N’y a-t-il pas eu une enquête? "Oui, mais rien n’a été clarifié."

"De plus, les défenseurs des droits humains et les journalistes sont menacés. Ils reçoivent des appels téléphoniques: "Arrêtez-vous parce que ce que vous faites est mauvais"." Évidemment, M. Martinez préfère ne pas mettre en cause l’équipe présidentielle d’Alfonso Portillo. "Probablement que cela n’émane pas du gouvernement. Mais lui et le ministère public n’enquêtent pas sur ces cas. Alors personne ne peut dire d’où ça vient et les gens sont terrorisés."

Les forces de l’ordre feraient d’ailleurs montre d’une tolérance considérable, se fermeraient les yeux devant des délits évidents. "Il y a énormément de lynchages populaires et la justice, la police nationale, ne fait rien pour arrêter cela." Notons que, selon Amnistie internationale, l’impunité octroyée aux criminels est l’un des plus graves maux qui affligent le pays.


Brésil
Perçu comme l’un des leaders de la future Zone de libre-échange des Amériques, le Brésil du président Fernando Henrique Cardoso vivrait une crise sociale majeure.

"C’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. […] Des millions de citoyens vivent sous le seuil de la pauvreté", prétend Girceu Travesso, de l’exécutif national du Centre unique des travailleurs, regroupant 3 000 syndicats affiliés et représentant quelque 20 millions de membres.

"Il y a un grand problème de chômage, une déréglementation du marché de l’emploi et l’éducation publique est amochée." Ce qui causerait beaucoup de frustration, surtout chez les jeunes. "À cause des tensions sociales engendrées par l’exclusion, nous avons un très haut niveau de criminalité parmi les adolescents."

Et les jeunes qui se feraient pincer par les agents de la paix seraient détenus dans des conditions dégradantes. "Ils sont vraiment mal traités dans ces institutions [prisons pour mineurs]. Alors, il y a constamment des rébellions. En trois ans, nous avons connu 15 ou 20 rébellions au cours desquelles des enfants ont été torturés."

La situation serait encore pire dans les prisons surpeuplées des adultes, selon les données recueillies par Amnistie internationale. Même les conditions de travail des geôliers seraient atroces. On remarque, de plus, que les escadrons de la mort sont toujours en service. L’objectif: éliminer les jeunes sans-abri et les prostituées.

Le combat des paysans sans terre se solderait également par des décès. "En 10 ans, nous avons compté, je crois, environ 200 personnes qui ont été tuées. Elles essaient d’obtenir leur bout de pays pour travailler. Il y a donc un conflit avec les grands fermiers. La plupart des propriétaires terriens ont la police dans la poche, ou leur propre armée, et ils tuent des gens", rapporte M. Travesso.

Est-ce que Fernando H. Cardoso a mis en place des mécanismes afin de favoriser l’exercice des droits de la personne? "Non. Je crois qu’il est le principal responsable pour ces situations." Le syndicaliste a, vous l’aurez remarqué, des opinions tranchées. Il accuse vertement le chef d’État d’avoir fait primer les impératifs liés aux accords commerciaux sur le bien-être de ses concitoyens.