Maude Barlow : Le Creux de Québec
Société

Maude Barlow : Le Creux de Québec

Dans son plus récent livre, Global Showdown, MAUDE BARLOW décrit la vague anti-mondialisation comme un futur grand mouvement politique international. Selon l’auteure et militante canadienne, l’essor de ce nouveau courant passe, entre autres, par la dénonciation de la Zone de libre-échange des Amériques, un accord dont elle décriera les abominations dans les rues de Québec lors du Sommet. Ou plutôt du Creux, selon Barlow…

"You can have democracy, or you can have corporate control. You cannot have both." Voilà comment une citation-choc de l’Américain Ralph Nader donne le ton au livre Global Showdown, qui vient tout juste de paraître aux éditions Stoddart. Co-écrit par Maude Barlow et Tony Clark, deux militants canadiens de longue date, ce livre montre clairement le choix des auteurs: la démocratie. Au grand dam des multinationales, Maude Barlow, présidente du Conseil des Canadiens, un groupe d’action politique indépendant, se porte à la "défense des intérêts des citoyens contre les accords commerciaux nuisibles et le pouvoir des grandes compagnies", comme elle l’indique en entrevue téléphonique.

Ce quatrième livre du duo Barlow-Clark (Barlow en a écrit plus d’une dizaine) s’inscrit dans la lignée des livres anti-mondialisation parus à la suite des manifestations de Seattle, événement vécu par les deux auteurs. Dans Global Showdown, Barlow et Clark dressent un petit historique des dernières manifestations anti-mondialisation, qu’ils jugent comme "les premiers balbutiements d’un mouvement politique qui deviendra l’un des plus grands de l’histoire moderne". Le livre démontre également comment les gouvernements et les organisations mondiales, tels le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, échafaudent une mondialisation à sens unique, où seuls les intérêts des grandes compagnies comptent vraiment. Loin d’être exemptes de toute critique, les multinationales se voient accuser de dilapidation des ressources et d’exploitation des travailleurs par les deux auteurs. Bref, il s’agit d’une (autre) lecture critique qui se penche sur les rudiments et les rouages de la mondialisation, à la lumière du mouvement créé à Seattle.

"Comme à son habitude, Maude Barlow est allée à Seattle et a dit que l’Organisation mondiale du commerce était diabolique et que nous ne devions pas jouer selon ses règles. O.K., d’accord. Mais où allons-nous alors? Que propose-t-elle? Que veut-elle exactement?" Aux paroles cyniques de Sergio Marchi, ambassadeur du Canada à l’OMC, la principale intéressée, également membre du International Forum on Globalization, n’a qu’une réponse: elle veut le retour, à l’ordre du jour des priorités, de la protection de l’environnement, des droits humains et des programmes sociaux, menacés par des accords commerciaux comme la future Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) entre 34 pays de l’hémisphère (sauf Cuba). C’est d’ailleurs pourquoi elle descendra dans les rues de Québec lors du Sommet des Amériques (le "Creux", selon elle), en criant son slogan: "Fair trade, not free trade!"

Le zèle de la ZLEA
Pour Maude Barlow, l’objet des négociations en vue de la création de la ZLEA a de quoi inquiéter. Car cet accord ne se limite pas au commerce des biens, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), mais aussi à celui des services. "Ceci entraînera l’érosion des services publics, affirme Barlow. On autorise progressivement la mise en vente et la privatisation de l’éducation et de la santé, la création d’un système à deux vitesses." Plus encore, dans le cadre de la ZLEA, selon la militante, aucun pays ne pourra voter ou modifier une loi qui irait à l’encontre des dispositions de l’accord, sous peine d’être poursuivi par une multinationale. "Ainsi, voter une nouvelle loi environnementale serait difficile si une compagnie jugeait qu’une telle règle nuit à ses activités. Une compagnie peut ainsi poursuivre un pays dont les lois affectent négativement ses activités, alors que ces lois ont été créées démocratiquement! Aussi, la protection des industries locales [par les subventions, entre autres] sera plus difficile, car les autres compagnies pourraient considérer cette pratique comme discriminatoire à leur égard, voire réclamer aussi un financement public devant cette concurrence "déloyale". Voilà ce que la ZLEA rend possible!"

La ZLEA pourrait également contenir une formule modifiée du célèbre Chapitre 11 de l’ALENA, qui prévoit l’octroi aux entreprises provenant des pays étrangers des mêmes droits que ceux des entreprises nationales, sinon des poursuites seraient encore envisageables. Déjà, dans le cadre de l’ALENA, la société américaine Sun Belt Water exige actuellement quelques centaines de millions de dollars en compensation de la part du Canada, parce que le gouvernement de la Colombie-Britannique a refusé de permettre l’exportation d’eau canadienne en Californie, notamment afin de protéger l’industrie locale. "En fait, l’entreprise prétend que le Canada viole l’accord de libre-échange, qui stipule que l’eau constitue un bien commercialisable, souligne Barlow. C’est inacceptable. Le champ libre est en quelque sorte donné aux compagnies et les gouvernements nationaux ont les mains liées."

Pourtant, les défenseurs de cet accord estiment qu’il permettra à des pays pauvres d’Amérique du Sud de trouver la voie de la prospérité, notamment en ayant la possibilité d’exporter leurs produits aux États-Unis. Barlow connaît bien la chanson. Et surtout le couplet final… "Le FMI et la Banque mondiale ont dit la même chose au Costa Rica, qui voulait s’ouvrir à la mondialisation. Voyez ce qui est arrivé. Le salaire moyen a diminué d’environ 20 % et il y a eu une coupe de 35 % des dépenses dans le domaine de la santé. Les conséquences sociales sont la hausse de la mortalité infantile et du chômage. Est-ce à ce prix que les pays pauvres doivent se développer? Je ne crois pas." Pour elle, les accords existent davantage pour permettre aux multinationales de s’installer partout, "à moindres coûts".

Selon Barlow, personne n’est à l’abri des conséquences catastrophiques du libre-échange à tous crins. Pas même le Canada, où l’ALENA présente aussi des ratés. Certes, "la valeur des échanges a augmenté", comme l’indique Barlow. Cependant, "il y a un prix à payer". "Depuis l’ALENA, le nombre de familles avec des revenus en bas de 20 000 $ et le nombre d’enfants pauvres ont fortement augmenté, alors que la majorité des revenus dus au commerce quittent le pays, puisque les propriétaires des entreprises sont le plus souvent américains."

Pour pallier ces ratés, Barlow ne se berce pas seulement de belles paroles et de beaux principes: elle propose aussi des solutions concrètes. "Nous voulons enlever des accords tout ce qui touche l’eau et les services publics, comme la santé et l’éducation. Aussi, il faut que ces accords comprennent des règles environnementales, des clauses de respect des droits humains, car plusieurs des 34 pays présents ne les respectent même pas! Il faut aussi réclamer des comptes des grandes compagnies et exiger, dans les accords, le respect de standards, tant environnementaux que sociaux. Lors des manifestations à Québec, nous tenterons de bien faire passer ce message."

Alternative citoyenne
D’après Maude Barlow, le Sommet de Québec sera l’occasion de dénoncer les torts de la mondialisation, en compagnie de milliers de manifestants par surcroît. D’ailleurs, le livre Global Showdown se veut une ode à l’implication citoyenne et une invitation (peu camouflée) à suivre ce nouveau mouvement de résistance qui formera un "futur grand mouvement politique", selon les auteurs. "C’est le plus fort mouvement citoyen de l’histoire moderne", indique Barlow.

Pourtant, les critiques réduisent beaucoup l’importance de ce mouvement, estimant qu’il faut un peu plus que des manifestations de rencontre internationale en rencontre internationale pour avoir du poids. "C’est vrai, confesse d’emblée Barlow. Mais je crois qu’il faut donner du temps au mouvement pour qu’il se consolide. Nous sommes à l’étape de la dénonciation et du rassemblement. Devant l’abdication du pouvoir politique, il faut se donner le temps de créer une alternative citoyenne bien préparée." Justement, ne serait-il pas temps d’avoir un programme ou, à tout le moins, une vision commune pour coordonner le mouvement anti-mondialisation? "Je crois que oui, nous devons avoir une vision éventuellement. Car il est temps de construire un mouvement solide avec des revendications précises. Il faut être spécifique pour bien se faire comprendre et obtenir ce qu’on veut, c’est la base du lobbying. Toutefois, nous ne sommes pas encore rendus à ce point, notamment à cause des différences existantes entre les groupes, des environnementalistes aux anarchistes. Je crois que cela viendra, par contre, en discutant et en voyant ce qui nous rassemble."

L’essor de cette "alternative citoyenne" ne se fait pourtant pas sans heurts. À Québec, lors du Sommet des Amériques, les fameuses mesures de sécurité (des milliers de policiers et des kilomètres de barrières grillagées) intimident les uns, enragent les autres, à commencer par Maude Barlow. "Ce sont des mesures jamais vues dans l’histoire du Canada, s’indigne-t-elle. On dénie au peuple la liberté d’expression, le droit de protester pacifiquement. C’est la criminalisation des manifestations, alors qu’elles sont à la base non-violentes."

Plus que de contrer les mesures de sécurité, la tâche la plus ardue pour Maude Barlow et les manifestants reste sûrement de convaincre les citoyens du bien-fondé de leur protestation. Car, il ne faut pas l’oublier (les sondages le rappellent d’ailleurs périodiquement), la grande majorité des citoyens sont en accord avec la conclusion d’accords de libre-échange… "C’est difficile de convaincre les gens, car les discours officiels ne présentent pas ces accords comme une menace, conclut Barlow. C’est pourquoi le soutien au libre-échange est très fort au Canada. Pourtant, il faut démontrer les preuves des conséquences négatives, comme je viens de vous le dire. J’aime cependant croire que les citoyens commencent à se réveiller et à se dire que si tant de gens manifestent, ce n’est certainement pas pour rien!"

Maude Barlow participera à une conférence du Sommet des peuples, le 21 avril, de 9 h 30 à 11 h 30, sous le chapiteau du Vieux-Port.