

Militer : Sommet des Amériques
De tous les âges, en provenance d’un peu partout sur le globe, les personnes venues à Québec afin d’exprimer leur indignation se suivent mais ne se ressemblent pas. Tous aspirent cependant à une autre mondialisation, celle des peuples et non des marchés. Portraits.
La rédaction
Un couple d’étudiants, JANICK du groupe rock Guérilla, une militante américaine prénommée MEREDITH, le célèbre chanteur et conférencier JELLO BIAFRA, le sculpteur ARMAND VAILLANCOURT, un militant du CLAC, JAGGI SINGH, MARCELLA ESCRIBANO du Sommet des peuples et CHRISTOPHE AGUITON du groupe ATTAC: le militantisme anti-mondialisation revêt plusieurs visages. De tous les âges, en provenance d’un peu partout sur le globe, les personnes venues à Québec afin d’exprimer leur indignation se suivent mais ne se ressemblent pas. Tous aspirent cependant à une autre mondialisation, celle des peuples et non des marchés. Portraits.
Québec
Hélène Vallières
22 ans
étudiante en sciences politiques
Ian Renaud-Lauzé, 28 ans
étudiant à la maîtrise en philosophie
POUR QUE ÇA CHANGE
Dans le petit monde des militants anti-mondialisation, il n’est pas rare de trouver des couples qui travaillent de concert pour leur cause. Hélène Vallières et Ian Renaud-Lauzé forment un de ceux-là. "C’est normal, c’est comme un milieu de travail, explique Ian. Pour Hélène et moi, disons que c’est très pratique, sinon on ne se verrait jamais!"
Il est vrai que pour le couple, impliqué tant dans le CASA (Comité d’accueil du Sommet des Amériques) que dans l’OQP (Opération Québec Printemps 2001), la militance est devenue ces derniers temps un travail à temps plein. Ian, qui est en pleine rédaction de mémoire de maîtrise, dit accorder pas moins de 50 heures par semaine à la cause. Il en est de même pour Hélène, qui a commencé à travailler pour la résistance au Sommet peu après Seattle, en 1999. "On est ensevelis sous l’organisation et les tâches logistiques, raconte-t-elle. Ça nous dépasse complètement à Québec, on est une petite ville et la communauté militante de Québec est petite, j’ai l’impression que ça s’en vient beaucoup trop vite."
"J’espère que ça va bien se passer, mais ça risque d’être assez chaotique, poursuit Ian. Il va y avoir énormément de logistique sur le terrain parce que tout le monde nous met des bâtons dans les roues. Louer un local à Québec présentement, c’est l’enfer, tout le monde est suspicieux. S’il y avait quelque chose et que ça dégénérait complètement, je crois qu’il faudrait regarder du côté des autorités. Elles ont tout fait pour ne pas que les militants s’organisent décemment et elles se sont organisées pour faire peur à la population."
En plus de travailler à trouver un lieu d’hébergement pour les milliers de militants de toute provenance, Hélène et Ian vont participer à une journée d’action qui se déroulera le 20 avril sous le thème du carnaval. Pour eux, c’est une façon d’opposer la joie de vivre à la gravité de la situation tout en faisant passer leur message. "On ne s’attend pas à ce que tout arrête parce que l’on sera dans les rues, mais je pense qu’il faut voir ça comme un travail à long terme, indique Hélène. Pour moi, la question, c’est plutôt de voir si on va pouvoir bâtir un mouvement qui est plus fort parce que l’on va s’être rassemblés durant quelques jours en avril, à un point précis, et qu’on va avoir fait plein de nouveaux contacts."
Malgré leur énorme implication en vue d’organiser une résistance pacifique au Sommet, il est du domaine du possible qu’Hélène et Ian ne puissent se retrouver sur le terrain. C’est que la GRC pourrait procéder à des arrestations préventives comme elle l’a déjà fait en de pareilles circonstances. La GRC avait d’ailleurs visité Hélène la journée où nous l’avons rencontrée. "C’est complètement démesuré, indique-t-elle. À l’automne, la GRC a visité systématiquement tous les groupes pour leur poser des questions. Ils font de l’intimidation et s’achètent de nouveaux jouets pour contrôler. Juste d’acheter des fusils à balles de caoutchouc, c’est dire aux gens de Québec: "Regardez, ces manifestants-là sont vraiment dangereux. Il y a un climat de tension qui est du jamais vu."
On oublie souvent de dire que ce stock-là ne disparaîtra pas après le Sommet, poursuit Ian. Ça va être utilisé après, ça fait partie d’une espèce de militarisation de la police qui a lieu depuis ce qui s’est passé à l’APEC. Depuis 1996, on parle au Québec de 2 500 personnes arrêtées sur des bases politiques. Il y a comme un retour aux bonnes vieilles méthodes…"
Malgré les maintes embûches auxquelles ils sont confrontés, Hélène et Ian sentent leur cause progresser. Ils constatent que les gens ont soif de savoir et que des liens de plus en plus solides se tissent entre leurs organisations et celles du Québec, du Canada anglais et même de l’Amérique. Les deux manifestants se disent donc optimistes, et se promettent de continuer à travailler, bien au-delà du Sommet. "Je pense que, fondamentalement, il faut être optimiste pour être militant, conclut Hélène en riant. J’espère juste que nos manifestations seront plaisantes et que ça va sensibiliser d’autres gens."
(Nicolas Houle)
Montréal
Jaggi Singh, 28 ans
militant "anarchiste"
écrivain et organisateur
CONTRE LE POUVOIR DU CAPITALISME
Pour Jaggi Singh, membre de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC), il ne fait aucun doute qu’un petit groupe d’individus fera preuve d’une férocité extrême, démesurée, lors du Sommet des Amériques…
"C’est sûr qu’il va y avoir des personnes très violentes à Québec. Ces personnes sont très organisées et sont aussi très motivées. Ces personnes très violentes sont les 34 chefs des pays des Amériques. […] Ces 34 chefs d’État, leurs délégués, leurs ministères, les entreprises qui les appuient et l’opération policière, ça, c’est la vraie violence. La violence dont sont capables les manifestants, ce n’est rien comparé à ça."
Selon le penseur anarchiste, il est donc acquis que les véritables trouble-fêtes se trouveront dans le cocon du périmètre de sécurité et non en périphérie. C’est d’ailleurs pour se faire ouïr de ces personnifications de "la violence structurelle, la violence de la pauvreté, la violence des prisons, la violence des compressions budgétaires qui créent de vrais problèmes sociaux, la violence des génocides contre les autochtones" qu’il sera des manifestations.
"Le Sommet et la ZLEA sont l’incarnation du pouvoir du capitalisme, le pouvoir des multinationales. Il faut confronter cela ouvertement, publiquement", lance-t-il, tel un cri de ralliement.
"Il ne faut pas oublier que c’est peut-être la dernière fois qu’on peut se faire entendre", ajoute-t-il, histoire de convaincre les "mous", ceux qui hésitent encore à marcher à ses côtés. Il fait ici référence à "l’option Qatar". Au fait que seul l’État désertique de l’Arabie, où les manifestations sont interdites, s’est porté volontaire pour accueillir la prochaine réunion de l’Organisation mondiale du commerce. Un signe, selon lui, que les décideurs se cacheront désormais afin de sceller nos destinées.
"Aussi, ça donne l’occasion de converger, de partager des expériences, de montrer qu’on n’est pas seuls. […] Ça n’a pas commencé à Seattle et ça ne s’arrêtera pas à Québec. C’est une partie d’une plus grande mobilisation."
Mais, attention. Jaggi Singh n’a pas le dessein de tout démolir sur son passage, même si ses détracteurs tentent de faire croire le contraire. "L’anarchisme, ce n’est pas la casse. Il faut constater c’est quoi la vraie violence et le vrai chaos dans la société. C’est l’État, le capitalisme, les grandes corporations, le Sommet, la ZLEA, tout ce mélange pourri. […] Pour moi, le mot anarchiste, ce n’est pas important. C’est plus l’esprit anti-autoritaire, l’esprit de révolte, l’esprit de promouvoir la solidarité, l’entraide."
"Oui, on peut être radical et, en même temps, efficace. On peut être militant et avoir des idées radicales et, en même temps, être créatif."
"[Ne rien faire], c’est pire que d’être du côté du système. […] Il faut commencer les changements que l’on veut pour le futur maintenant. Ce n’est pas correct de simplement répliquer à la hiérarchie, à la bureaucratie, aux exploitations au sein de nos groupes, poursuit Jaggi Singh. Pour moi, le militantisme, c’est d’avoir une implication réelle pour des personnes qui vivent dans la société et, en même temps, de pousser des choses, pousser une analyse radicale pour avoir des changements profonds et radicaux qui vont créer une société basée sur des valeurs d’entraide, de solidarité, de démocratie participative au lieu des valeurs qu’on a actuellement, qui sont des valeurs d’exploitation et d’avarice.
En passant, comment Jaggi Singh a-t-il développé son système de valeurs, son désir pour la contestation? "Ce n’est pas à un moment X que j’ai décidé de faire des choses. C’est juste que j’ai toujours été dérangé par les injustices dans le monde." Imaginez: déjà au secondaire, ce fils d’immigrants indiens avait invité un membre de l’ANC afin de discuter apartheid avec ses camarades de classe. Puis, durant ses études en histoire, philosophie et linguistique aux universités de Toronto et de Colombie-Britannique, il découvre les grands penseurs "sociaux" et trace sa voie dans l’univers de l’activisme. Un métier qui n’assure pas un train de vie royal, mais qui lui permet d’entrevoir chaque journée avec une lueur d’espoir.
(Baptiste Ricard-Châtelain)
Montréal
Armand Vaillancourt, 71 ans
sculpteur
CONTRE LA FOLIE HUMAINE
Rester chez soi ou sortir dans la rue, chaque geste que l’on pose prend ces jours-ci une dimension politique. Le sculpteur Armand Vaillancourt choisit encore et toujours l’action.
Il fait partie de ces rares artistes des arts visuels qui n’ont pas peur d’embrasser publiquement une cause, de défendre des idées, de dénoncer l’injustice, la guerre, de sortir dans la rue et du cercle restreint du monde de l’art. Le parcours d’Armand Vaillancourt est rempli d’oeuvres controversées: des années 1950 avec l’Arbre de la rue Durocher – aujourd’hui au Musée du Québec – jusqu’à ses sculptures détruites (Je me souviens, 1967, et Hommage aux Amérindiens, 1991-1992). Il passe rarement inaperçu par les positions qu’il ose affirmer, mais surtout par l’importance de sa sculpture dans l’histoire de l’art du Québec. Maintes pièces de bois sculpté, plusieurs sculptures publiques monumentales de fonte composent un oeuvre que le prix Borduas venait couronner en 1993.
Il l’avoue: "J’ai pas une vie compliquée. Mais ça complique la vie des autres." On retient son légendaire passage à Québec, lorsqu’il est venu défendre la murale du sculpteur Jordi Bonet au Grand Théâtre en mars 1971, où on peut lire la phrase du poète Claude Péloquin: "Vous êtes pas écoeurés de mourir bande de caves." La controverse avait débuté par l’intervention de Roger Lemelin demandant qu’on retire la murale. "Lemelin s’opposait à ce que des artistes de Montréal laissent leur "crachat" dans sa ville", raconte John K. Grande dans Jouer avec le feu, Armand Vaillancourt: sculpteur engagé, paru récemment chez Lanctôt éditeur. Couvert d’une armure du XVe siècle, le chevalier Vaillancourt défendait, monté sur son cheval, la murale de son contemporain. Les manifestants ont gagné, puisque la murale est toujours là…
La présence d’Armand Vaillancourt contestant les tractations des dirigeants du Sommet des Amériques va presque de soi: "C’est dans mon cheminement. Depuis que je suis petit comme ça que je revendique. Alors voir un événement comme ça et passer à côté? Dire: >Moi, je feel pas ou je suis malade< […] Faudrait que je sois mort pour ne pas m’impliquer!" poursuit-il. Entouré d’une équipe d’artistes et d’activistes, dont François [Vaillant!] Gourd, Armand Vaillancourt érige ces jours-ci un gigantesque S.O.S. adossé sur un immeuble de Lévis au bord du fleuve. Les trois lettres usinées recouvertes de toiles seront visibles de Québec. À cette intervention s’ajoutent des affiches reprenant le même message de résistance contre la dictature économique.
Armand Vaillancourt a mille raisons de venir protester: "Le Sommet des Amériques, dit-il, véhément, ça se passe au Québec; dans le fond, c’est le sommet des États-Unis; se baisser les culottes devant ce pays-là?" L’homme public et le sculpteur se confondent dans cet être d’une rare vitalité, dont l’action est à la fois vindicative et pleine d’allégresse: "La force, explique-t-il, on l’acquiert. On l’acquiert à force d’événements et de résistances. J’ai passé ma vie dans la joie et dans le combat en même temps." Son entêtement, il l’explique ainsi: "Je n’ai jamais changé d’approche. Je suis un outil. Je suis comme la terre. Ma force, c’est ma non-résignation face à la folie humaine. Je me dis qu’il faut pas attendre. C… faut-y que toute saute avant qu’on se rallie!"
Ferme, libre et franc, tel qu’il se définit, il se raconte à travers des récits détaillés sur la façon d’écorner les boeufs, sur le labour ou sur la coupe à blanc de l’ancienne ferme familiale. Armand Vaillancourt, en conteur, se révèle avec une verve peu commune. Ces histoires sont autant de façons d’incarner son action dans le temps que de donner une profondeur au présent: "J’ai vu quelques clôtures [le périmètre de sécurité]. Elles ne m’impressionnent pas! C’est tellement beau qu’ils se soient tapé une grosse performance comme ça: trois, quatre kilomètres. Gagne d’écoeurants! Vous auriez pas pu me donner c’t’argent-là ou à d’autres pour réaliser des choses! Ça prouve jusqu’à quel point ils ont une peur immense. C’est ça le peuple. La force du peuple, c’est de faire peur au monstre et c’est comme ça qu’on va y arracher les cornes…"
(Nathalie Côté)
San Francisco
Jello Biafra, "85 ans,
pas une seconde de moins" (?!)
producteur et orateur
UNE QUESTION DE SURVIE
Véritable icône vivante de la contre-culture, Jello Biafra est surtout connu en tant que chanteur du défunt groupe Dead Kennedys. L’implication politique de Biafra ne date pas d’hier puisque, dès 1979, il se portait candidat à la mairie de San Francisco. "Jello for mayor", pouvait-on lire sur les affiches de ses supporteurs. Aujourd’hui et depuis quelques années, il se produit dans le cadre de performances spoken word au cours desquelles il expose ses opinions en ce qui a trait au fonctionnement politique et social du pays le plus puissant du monde. Il présentera un spectacle consacré à la mondialisation à Québec à l’occasion du Sommet des Amériques.
Dans l’esprit de Biafra, le problème avec la mondialisation en est un d’équité sociale: "Nous entretenons le mythe que tout cela n’est qu’une bataille entre la gauche et la droite. En fait, c’est plutôt le haut contre le bas. Les riches entretiennent une guerre contre toutes les autres classes sociales alors qu’ils ont déjà tellement d’argent qu’ils ne savent pas quoi en faire. C’est comme s’ils étaient accrochés à "faire de l’argent" parce que c’est le seul jeu qui leur reste. Un accro à la richesse est beaucoup plus dangereux qu’un accro au crack. Ce que nous aurons à Québec est un rassemblement d’accros au fric et de leurs cartels qui fournissent la drogue."
Il ne fait pas de doute que la contestation est une question de survie pour Biafra. Pour lui comme pour plusieurs activistes, la mondialisation est aussi synonyme de pollution sans frontières qui ne profite qu’à une minorité: "Il faut se battre pour avoir le droit de survivre après notre cinquantième anniversaire en cet âge de pollution et de réchauffement de la planète. Certains sont très contents de cela, ils pensent à tout l’argent qu’ils pourront faire lorsque toute la glace au nord de la Russie fondra et qu’ils pourront utiliser ce nouveau circuit naval sans toutefois avoir besoin d’une flotte de brise-glaces. Ils parlent déjà de ce que ça leur rapportera.
Avec la véhémence qu’on lui connaît, Biafra ne se gêne pas pour érafler quelques grosses pointures et inciter la population à contester avec vigueur les accords de libre-échange qui se préparent dans le plus grand secret. Réalité ou délire, à vous d’en juger: "Ils sont en train de transformer votre ville en une véritable prison où les accros du fric se sentent plus à l’aise à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce n’est plus du capitalisme, c’est le système féodal où les barons et les seigneurs sont d’un côté du mur et, chaque fois que nous achetons des produits et services de Shell, Blockbuster Video, Microsoft, Sony ou Time Warner, nous devenons leurs serfs. Maintenant, vous pouvez être témoins de cette féodalité, car les barons et les seigneurs érigent des remparts autour de leurs châteaux parce qu’ils ont peur du reste d’entre nous. Qu’ils aient peur est un bon signe, ça veut dire qu’ils savent qu’ils sont observés maintenant. C’est un des meilleurs impacts de Seattle, ça a aidé à lever le voile sur leurs machinations et, depuis, ils essaient de recoller les morceaux. C’est pour cela que c’est indispensable qu’il y ait le plus grand nombre possible de personnes qui participent aux protestations. Les gens devraient aussi se souvenir que, aussi horrible que cela puisse paraître, ces bonzes détiennent le contrôle. Ils ont l’argent, le pouvoir, les armes et les médias, mais c’est la même situation que les gens ont dû confronter lorsque des voix se sont élevées afin de protester contre la guerre au Viêtnam. Le peuple a finalement mis fin à cette guerre. La guerre contre la dictature corporative sera encore plus importante et difficile à arrêter que la guerre du Viêtnam. Nous n’avons une chance de gagner que si nous nous battons sans cesse. D’ailleurs, c’est beaucoup plus amusant de faire partie de l’histoire que de s’asseoir à la maison et de la regarder à la télévision."
(David Desjardins)
Montréal
Janick Lavoie, 27 ans
guitariste du groupe Guérilla
technicien en électronique et
étudiant en histoire
LA POPULATION TENUE À L’ÉCART
Originaire d’Asbestos, dans les Cantons de l’Est, Janick Lavoie est l’un des membres fondateurs du groupe de rap-métal francophone Guérilla, une formation engagée qui milite activement à travers ses chansons, ses albums et ses spectacles pour l’égalité sociale, la syndicalisation, l’équité salariale et l’indépendance du Québec. "On s’avoue socialistes avant d’être indépendantistes, précise le costaud guitariste aux airs de Viking. L’indépendance du PQ et du Bloc, ça ne nous intéresse pas vraiment."
Janick ne se le cache pas, il n’est ni un habitué des marches de protestation, ni membre d’un comité de citoyens opposés à la mondialisation. Sa protestation, il la fait d’ordinaire par le biais de la musique de Guérilla, or pour le Sommet, il compte bien faire une exception, car il est convaincu que le peuple se doit de s’unir pour clamer haut et fort son désaccord quant à la tenue de l’événement et à son manque de transparence. "Plus il va y avoir de gens, mieux ça va être, croit-il. Ça prend un mouvement. Même si les politiciens semblent voir que ça ne plaît pas aux gens, ils ne comprennent pas, et en ayant le plus de monde possible à Québec ce week-end-là, ça va au moins démontrer qu’au Québec, on se tient."
En plus de manifester, Janick jouera les observateurs. En compagnie de cinq de ses collègues qui, comme lui, oeuvrent pour le site Internet www.manifeste.com, il passera sa journée de samedi à filmer et à interroger des manifestants et des représentants des médias. "On va faire un film sur le traitement médiatique du Sommet en collaboration avec des correspondants en Amérique du Sud, explique-t-il. On va se faire enregistrer des nouvelles dans des pays comme l’Argentine, le Pérou et le Chili, puis on va les mettre en parallèle avec ce qui a été fait ici. On va aussi interroger les manifestants et les médias pour voir leur vision du Sommet, pour voir ce que le peuple pense du Sommet et ce que les médias pensent du peuple."
Janick espère bien pouvoir opérer à sa guise durant la journée de samedi. Il espère aussi que les deux caméras de son équipe survivront aux événements, mais tant à titre de manifestant qu’à titre d’observateur, il est fort conscient que la violence puisse être de la partie et contrecarrer une partie de ses projets. "Je ne sais pas trop comment ça va se dérouler, tout va dépendre de la provocation qui va être faite par la police, croit-il. Mais je pense que ça ne s’annonce pas bien. De mon côté, je ne vais pas là pour la casse, je ne vais là que pour faire partie de la masse et être une personne de plus qui manifeste. On n’a pas besoin de casse pour se faire entendre; juste le fait qu’il y ait beaucoup de gens, ça dit tout. Mais quand la répression est faite, ça ne prend qu’un petit événement pour que tout soit chambardé. En plus, il y a souvent des agitateurs, et on apprend souvent après coup qu’ils font partie des répresseurs…"
Tout en étant convaincu qu’il est primordial qu’un maximum de gens s’unissent en vue de protester contre le Sommet, le guitariste de Guérilla ne peut cacher qu’il est sceptique quant à l’influence que peut avoir le peuple sur ses élus. Il espère que les manifestations, si elles ne peuvent faire tourner le vent, sensibiliseront un maximum de citoyens et amèneront peut-être la population à faire front commun pour réclamer un nouveau gouvernement qui prendrait ses distances par rapport au libre-échange. "Si ça a foiré à Seattle, je ne pense vraiment pas que ce soit à cause des manifestations. Il va y avoir des accords de signés, si ce n’est pas à Québec, ce sera peut-être ailleurs, indique-t-il. Il y a trop d’enjeux économiques pour que ça les fasse reculer, même si on était 20 millions sur Québec. Ils ont vraiment leur idée en tête et, en plus, ils ont les mains liées par les grandes entreprises. Je ne pense pas que ça va changer quelque chose, mais au moins on va avoir la solidarité du peuple, et avec le temps, ça va peut-être aider à faire changer le gouvernement de place."
(Nicolas Houle)
New York
Meredith, 30 ans
activiste, membre de l’International Socialist Organization oire
TROP DE POUVOIR AUX MULTINATIONALES
Membre de l’International Socialist Organization, Meredith a bien l’intention de se faire entendre et voir des participants du Sommet des Amériques. Peu importe les moyens. Car presque toutes les stratégies sont bonnes pour cette partisane de "l’action directe".
Vous ne connaîtrez jamais son nom de famille. Pas plus que vous n’aurez le loisir d’examiner sa photographie. Meredith sait qu’elle pourrait avoir maille à partir avec nos douaniers, avec les policiers. Elle cultive donc son anonymat avec un soin certain.
"Je vais prendre part aux actions directes. Oui, je crois que c’est bon." Qu’allez-vous faire exactement? "Ce n’est pas encore défini." Si votre plan était d’ores et déjà élaboré, le dévoileriez-vous? "Non." Voilà. Impossible de connaître ses intentions ou celles de ses pairs. Meredith semble avoir de l’expérience et est économe de détails croustillants.
Tout ce que l’on peut apprendre, c’est qu’elle est d’avis que ce type "d’entreprise" permet d’attirer l’attention. "Je crois que ça peut être vraiment efficace. Il s’agit d’une tactique parmi de nombreuses autres, mais ça peut avoir un très bon impact."
Vous allez faire peur aux citoyens. Ils vont vous percevoir en tant que socialiste quasi-extrémiste, voire anarchiste. Que leur répondez-vous? "Je suis une socialiste!"
"Mais les fondements du socialisme sont que les gens devraient pouvoir prendre leurs propres décisions au sujet de leur vie. Et vous n’avez pas à être socialistes pour être en désaccord avec le fait que les grands fabricants de médicaments font tout pour dégager des profits énormes même s’ils savent que des sidéens meurent parce qu’ils ne peuvent se payer leurs médicaments. Vous n’avez pas à être socialistes pour penser qu’il est mal que certains soient extrêmement riches tandis que d’autres sont extrêmement pauvres alors qu’ils travaillent le même nombre d’heures."
Elle espère donc que tous marcheront sur Québec, suivront son exemple. Pas nécessairement en bloquant des routes, mais seulement en déambulant avec la masse. "Je tiens à ce que les gouvernements nous écoutent pour qu’ils fassent savoir aux multinationales qu’elles ne tiennent pas les rênes du pouvoir. Nous croyons que les besoins de la population doivent redevenir la priorité absolue. […] Que les services sociaux de base doivent être garantis pour les citoyens et ne pas être sacrifiés pour le profit des compagnies."
"Le plus grand problème de la ZLÉA, c’est que ça va octroyer des pouvoirs extraordinaires aux compagnies. […] Les citoyens devraient avoir le droit d’exprimer leur volonté par rapport à ce qu’il adviendra de leur existence."
Contrepoids, contre-pouvoir
Meredith ne débarquera pas seule dans la capitale. Elle sera accompagnée de centaines d’autres New-Yorkais. Pour gonfler la foule et lui donner un poids indéniable. "Parce que je crois que la manifestation est, malheureusement, la seule façon de forcer les gouvernements et les multinationales à nous écouter."
Justement. Vont-ils prêter l’oreille à vos doléances? "Ça va dépendre si le mouvement se poursuit après Québec. Ça va déterminer s’ils vont modifier leurs politiques. [Les gens doivent continuer le combat] pour qu’ils ne nous servent pas que de belles paroles mais qu’ils changent vraiment leur façon d’agir."
Comment nous convaincre du bien-fondé de la protestation? "Ça a une efficacité considérable. Seattle a complètement chambardé le cours du débat. Cinq ans auparavant, la Banque Mondiale se présentait sur toutes les tribunes en disant qu’elle tentait de combattre la pauvreté. Mais, maintenant, il a été mis au jour qu’elle est du groupe de ceux qui causent la pauvreté", nous sert-elle en exemple.
"Aussi, beaucoup de gens constatent que les grandes compagnies ne pensent qu’à faire des profits. Mais ils n’ont pas nécessairement assez confiance en eux pour se battre parce qu’ils se croient seuls. Cela leur montre qu’ils peuvent trouver du soutien et que d’autres se battent pour les mêmes idéaux.
Un message, en terminant, pour les participants du Sommet: "Nous serons à Québec et nous serons partout où ils iront. Qu’ils ne pensent pas que le Sommet n’est qu’un événement isolé et qu’ils n’ont qu’à se cacher derrière un mur pour la fin de semaine parce que, de retour dans nos villes respectives, nous allons poursuivre la lutte."
(Baptiste Ricard-Châtelain)
Montréal
Marcela Escribano, 40 ans
coordonnatrice du Sommet des peuples des Amériques
DES CONSÉQUENCES SOCIALES, POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES
La coordonnatrice du deuxième Sommet des peuples des Amériques, Marcela Escribano, en a vu des vertes et des pas mûres au cours de sa vie de militante. Jusqu’aux prisons chiliennes, où elle a séjourné. Mais ce n’est rien pour la démotiver, bien au contraire.
"Je pense que quand tu as un engagement social et que tu vois des choses qui ne sont pas justes, qui ne sont pas correctes, tu essaies de les changer, tu as une responsabilité en tant qu’individu. N’importe qui qui a un minimum de conscience sociale devrait s’engager pour essayer de changer les choses. […] C’est notre responsabilité en tant que personnes, en tant que membres d’une société."
Marcela Escribano souhaite donc ardemment que tous descendent dans la rue à l’occasion du Sommet, que tous soient de la partie, le 21 avril, pour la grande procession des peuples des Amériques. "On aimerait ça qu’il y ait des milliers de personnes pour démontrer qu’on est beaucoup qui ne sont pas d’accord. […] Il est très important que tout le monde soit là parce que la mondialisation, c’est quelque chose qui nous affecte tous."
"C’est une mondialisation qui est, d’une certaine façon, inévitable, qui répond à une étape de développement, admet-elle, résignée. Mais [la mondialisation] est accompagnée, en même temps, par une idéologie dont on ne veut pas. La mondialisation va affecter tout le monde. Ça va nous affecter au niveau du travail, de la santé, de l’éducation, de tous les droits que l’on a en tant que citoyens. Donc, c’est quelque chose qui touche tout le monde."
On aura compris que, selon la responsable du programme Amérique latine chez Alternatives et coordonnatrice du Réseau québécois sur l’intégration continentale, l’atténuation des frontières économiques n’est vraiment pas de bon augure. "Le modèle d’intégration que les gouvernements essaient d’imposer dans le continent, ce n’est pas un modèle qui va aider au développement, c’est-à-dire qui va améliorer les conditions de vie des gens. Au contraire, il va y avoir des conséquences sociales, politiques et économiques importantes."
Néanmoins, Mme Escribano réussit à y déceler une parcelle de positivisme. Tous les peuples peuvent se liguer contre une seule cible, puisqu’ils sont tous en présence d’ennemis semblables. "C’est la conscience, aujourd’hui, qu’on n’est pas tout seuls pour faire face aux problèmes. Les problèmes sont presque les mêmes pour tout le monde."
"Avant, on parlait des travailleurs au Québec ou des travailleurs au Chili dans un contexte différent. Aujourd’hui, les problèmes que vivent les travailleurs au Québec, au Chili, au Pérou, au Mexique sont presque les mêmes. On fait face aux mêmes patrons. Ce sont les mêmes compagnies, les mêmes entreprises", souligne-t-elle, passionnée.
D’où l’importance de se braquer. "On recule au niveau des droits. Il y a des acquis que les travailleurs, les organisations sociales ont depuis des années et qu’ils sont en train de perdre. Il y a un appauvrissement des gens du Nord et les gens du Sud, c’est sûr, sont plus pauvres encore."
Mme Escribano ne voit cependant pas cette tendance comme une fatalité. Elle était à Santiago, au Chili, en 1998, pour le premier Sommet des peuples. Seuls quelques délégués et groupements y étaient. "Maintenant, on a le même réseau d’organisations opposées au libre-échange. Mais, à cela, on ajoute tout un nouveau mouvement d’opposition à la mondialisation des marchés qui n’était pas présent à la fin des années 90."
De quoi faire trembler le pouvoir. "Cela crée un climat différent et je pense que le gouvernement et la police sont en train de réagir un peu à la défensive par rapport à ça." Mme Escribano fait ici référence aux multiples embûches mises sur sa route par les autorités afin de l’empêcher de faire du Sommet des peuples un événement d’envergure.
Ce ne sont toutefois pas ces petites difficultés qui vont la freiner. Elle a connu pire. "J’ai vécu des situations répressives [au Chili]. Quand j’étais étudiante, on s’est fait arrêter. J’ai passé quelques années – cinq ans – en prison pendant la dictature. […] J’étais pas mal impliquée au Chili. J’étais dans le mouvement des femmes, dans le mouvement des droits humains. J’ai été très active durant la dictature."
Puis, elle a trouvé mari et nouvelle patrie. A fondé une famille, deux jeunes enfants. "En arrivant ici, c’est sûr que j’ai décidé de continuer mon engagement social." Une vocation pour cette quadragénaire.
(Baptiste Ricard-Châtelain)
Paris
Christophe Aguiton, 47 ans
syndicaliste et responsable des relations internationales pour ATTAC-France
POUR COMPRENDRE ET APPRENDRE
Christophe Aguiton est un des porte-parole les plus éloquents du groupe ATTAC-France. Né au début de 1998, ATTAC est aujourd’hui un mouvement généraliste qui a pour objectif la lutte contre la mondialisation libérale ou ce que les Américains appellent la corporate globalization. L’organisation englobe différents syndicats et groupes de pression dont la célèbre Confédération paysanne de José Bové. Au sein d’une petite délégation, Christophe Aguiton est à Québec à l’occasion du Sommet des Amériques en tant qu’observateur et participant au Sommet des peuples.
Pour Aguiton, ce n’est pas nécessairement parce que nous avons le nez dedans que cet événement nous paraît aussi important. En fait, le Sommet de Québec serait le plus significatif depuis Prague. D’abord, pour le contrat qui s’y prépare: "Pour les Amériques, c’est vraiment important puisqu’il s’agit de l’ouverture des marchés, et donc d’une déréglementation de tous les secteurs sans que vous ayez, en parallèle, comme dans le cas de l’Union européenne, des mesures sociales et politiques. Je n’ai rien entendu de tel en ce qui concerne le continent américain où l’ouverture du marché en 2005 ne sera qu’économique. C’est-à-dire qu’il n’y aura que les mauvais aspects de déréglementation des marchés, même s’il y a quelques trucs assez positifs en termes de croissance, sans contrepoids sociaux ou politiques."
Ensuite, selon Christophe Aguiton, la contestation et l’activisme aux États-Unis et au Canada revêtent une forme d’espoir. Les Européens seraient très intéressés par la montée d’une conscience sociale qui se traduit par un refus des valeurs véhiculées par le capitalisme aveugle: "L’autre importance de Québec est que les mouvements en Amérique du Nord, en particulier aux États-Unis, ont été très importants et ont manifesté le réveil d’un mouvement social avec une combinaison, tout à fait nouvelle aux États-Unis, d’un mouvement de jeunes et d’un renouveau du mouvement syndical. C’est le premier pays du monde et, dans le fait qu’un mouvement de contestation qui n’existait plus depuis des décennies se développe aujourd’hui dans cette métropole mondiale, il y a quelque chose de tout à fait nouveau."
Mais alors, qu’est-ce qui explique, selon Aguiton, cette soudaine conscientisation de la jeunesse et, du même souffle, incite à descendre dans la rue afin de protester contre les aboutissants du Sommet des Amériques? "Il y a trois raisons principales, répond-il. La première est que la mondialisation libérale accroît de façon incroyable les inégalités sociales et la précarité. L’inégalité entre pays du Nord et du Sud et aussi dans chacun de nos pays. Chaque jour, l’écart s’élargit entre les 10 % les plus pauvres et les 10% les plus riches. Il y a, en général, une précarisation de la vie, une insécurisation sociale qui est probablement la source la plus importante du rejet de la mondialisation libérale en Europe et au Canada. Deuxième problème: la mondialisation accélère la possibilité pour les firmes de prendre possession de la forêt tropicale ou de prendre peu de précautions. Nous, en Europe et surtout en France, on a été frappés de grandes catastrophes écologiques parce que les grands groupes [entreprises] disent que la compétition internationale les amène à gérer au plus près les coûts et ils font appel à des sous-traitants [plus négligents et moins réglementés dans certains pays]. La troisième facette de la mobilisation des militants, c’est celle de la démocratie. Derrière le secret se cache l’idée que nous ne pouvons pas peser sur l’avenir du monde et sur les grandes décisions qui nous concernent. Une déréglementation des services, par exemple. Ces trois questions sociale, environnementale et démocratique sont à la base de tous ces mouvements qui se radicalisent partout sur la planète."
Christophe Aguiton conclut sur la pertinence de la présence française à un sommet panaméricain: "Nous sommes là pour comprendre et apprendre. Nous voulons rapporter en Europe ce que nous avons observé ici. Ensuite, nous voulons partager nos connaissances avec les mouvements locaux. On vient à la fois pour voir ce qui s’y passe et pour prendre contact avec les mouvements canadiens."
(David Desjardins)