

Sommet de Québec : La face cachée des Amériques
Pendant qu’on interdit à des militants américains de mettre le pied sur le territoire canadien, le Sommet de Québec (qui se présente comme le rendez-vous des 34 démocraties des Amériques) accueille des chefs d’État qui violent allègrement les droits de la personne. Belle cohérence…
Baptiste Ricard-Châtelain
"Une démocratie sans respect des droits humains, ça n’a de démocratie que le nom."
Porte-parole pour la section canadienne francophone d’Amnistie internationale, Anne Sainte-Marie trouve insensé que les États américains moussent les discussions sur la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) alors que peu d’entre eux obtiennent la note de passage quant à l’observance des droits de la personne. "Que les chefs d’État ne reconnaissent pas la primauté de ces droits sur quelque autre entente que ce soit, ça nous dépasse. Il nous semble primordial de les remettre au coeur et en prémisse de ce qui va se discuter à Québec."
Amnistie serait particulièrement agacé par ce qui revêt tous les atours d’une antinomie. "Les 27 pays [26 plus Cuba] où les violations ont été commises se sont pourtant tous engagés, en signant des traités internationaux, à respecter les droits fondamentaux. C’est comme si les gouvernements se contentaient de signer des ententes et ne se sentaient aucune obligation de passer aux actes et de traduire concrètement leurs engagements."
Pourtant, il ne leur viendrait jamais à l’esprit de bafouer leur compromission dans les ententes commerciales. "Ça vaudrait des pénalités de plusieurs millions de dollars aux pays délinquants, alors que violer des accords qui traitent des droits fondamentaux, c’est permis, voire toléré. Il y a une contradiction, un non-sens, une faille."
"C’est aberrant de violer des droits, que ce soit le droit de ne pas être torturé, le droit à l’intégrité physique, le droit de ne pas être exécuté, le droit à un procès équitable. Ce sont des choses qui sont fondamentales, et c’est balayé du revers de la main, poursuit-elle, passionnée. C’est comme si le droit d’une compagnie de faire des profits valait plus que le droit à la vie des individus."
"Quand vous êtes en violation de vos engagements en termes de droits humains, tout ce que vous risquez, c’est d’avoir un petit rapport aux Nations unies que très peu de personnes vont lire et qui n’a pas vraiment d’impact sur le comportement d’un pays", renchérit Diana Bronson du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique.
Madame Bronson vient tout juste de publier un rapport sur la Zone de libre-échange des Amériques et les droits primordiaux pour l’organisme mieux connu sous le nom Droits et démocratie. "Il y a 900 négociateurs qui travaillent sur l’élaboration de la ZLÉA et il n’y a que 41 personnes dans tout le système interaméricain de protection des droits", désapprouve-t-elle. La sous-alimentation des organes de contrôle, tant en billets verts qu’en personnel, serait chronique.
Cela illustre bien la vision des pays américains, selon elle. "Il n’y a aucun État actuellement qui prend la peine de vérifier si les dispositions dans l’accord de libre-échange entrent en conflit avec des obligations de droits humains qu’ils ont prises. Nous croyons que la ZLÉA va empirer et menacer certains droits humains dont les droits à la santé, à l’éducation, à l’alimentation et à la liberté d’expression."
"Présenter le Sommet comme le grand rendez-vous des grandes démocraties du monde, je n’y crois pas." Est-ce que, finalement, les pays cherchent à se donner bonne conscience? "Bonne conscience, je ne sais pas. Bonne image, peut-être. Ils ne vont pas négocier du tout, les chefs d’État. C’est un photo up", juge-t-elle.
"Et qu’on se barricade derrière des murs de fer barbelé pour parler de démocratie, il y a une grande ironie."
Vautours d’horizon
Impossible d’établir un palmarès des pires violations des droits de la personne dans les Amériques. On peut toutefois avancer, si on se fie aux dossiers d’Amnistie internationale, que certains chefs de gouvernement qui seront à Québec ont les mains plutôt sales…
"On ne discerne pas de rang. Mais la Colombie, c’est un gouffre au niveau des droits humains, s’exclame madame Sainte-Marie. Entre l’armée, les forces armées d’opposition, les groupes de lutte à la drogue et les mercenaires, il y a des milliers de morts."
Exécutions, enlèvements, villages déplacés, persécution des défenseurs des libertés sont au nombre des multiples problématiques observées. Amnistie disposerait même de preuves sur la commission d’un massacre dans une école par l’armée. Des enfants de 6 à 15 ans abattus afin de mieux asseoir sa domination. De plus, les personnes qui commettent des violations de droits suprêmes jouiraient d’une impunité certaine.
En Jamaïque, terre d’accueil de vacanciers, on dénote "un très haut degré de violence". Quelque 800 citoyens assassinés en 2000, dont 12 policiers. Des témoins de ces crimes sont menacés ou disparaissent. Il est également question d’arrestations illégales, de mauvaises conditions de détention et d’exécutions extrajudiciaires.
Tout près, à Haïti, "la situation des droits humains s’est détériorée", alors qu’on avait noté une amélioration enviable depuis 1994. Le système de justice est jugé dysfonctionnel, sujet à la corruption et complètement surchargé. Aussi, plusieurs policiers seraient mêlés à des dossiers de morts de civils dans des circonstances nébuleuses. Durant les élections, des forces de sécurité illégales auraient fait régner la terreur.
Nos voisins du sud ne sont pas en reste. En mai 2000, le comité contre la torture des Nations unies a déposé un rapport sur les États-Unis. En prison, on note des cas de torture à caractère raciste ou sexiste (viols). Également au programme: utilisation de ceintures à électrochocs, de chaises de restriction, enchaînement, travaux forcés, mineurs dans les institutions pour adultes, etc.
La brutalité policière serait également monnaie courante. Des opérations se termineraient souvent par la mort de suspects non armés, dont une majorité fait partie des minorités visibles. De plus, 85 personnes ont été exécutées en 2000, dont des déficients intellectuels. Notons également que l’Oncle Sam n’a pas encore signé la Convention internationale sur les droits de l’enfant.
Au Venezuela, les prisonniers sont particulièrement malmenés. En 1999, 400 auraient été tués, soit par des gardiens, soit par des codétenus. Les conditions d’incarcération "s’apparenteraient à un traitement cruel, inhumain et dégradant", note-t-on dans le rapport annuel d’Amnistie internationale. Il y aurait beaucoup de cas de torture et de mauvais traitements commis par des policiers ainsi que de nombreuses disparitions et exécutions extrajudiciaires.
Asile de plusieurs millionnaires, les Bahamas sont surtout pointés du doigt pour le maintien de la peine de mort, souvent par pendaison. "Vous pouvez être sûrs que ce ne sont pas les grandes fortunes qui se retrouvent dans les couloirs de la mort", s’insurge Anne Sainte-Marie.
Malgré les recommandations des corps internationaux, El Salvador n’aurait pas entrepris la mise en place d’un système de justice indépendant. La criminalité demeure ainsi vigoureuse. Il est, au surplus, fait mention de cas de torture et de brutalité policière. Mais le principal problème demeure l’impunité des coupables des violations des dernières années. Celles-ci auraient atteint des sommets très élevés.
À priori on serait porté à croire le contraire, mais le Canada fait aussi partie des cibles d’Amnistie internationale. Le Comité contre la torture des Nations unies a demandé à notre gouvernement de ne plus refouler aux frontières les demandeurs du statut de réfugié susceptibles d’être torturés dans leur pays d’origine. Autre recommandation: juger ou extrader les personnes soupçonnées d’avoir eu recours à la torture qui se cachent sur notre territoire. On a, en outre, jugé préoccupant le décès de deux Amérindiens, retrouvés gelés en Saskatchewan et qui auraient été abandonnés par des policiers. En passant, madame Sainte-Marie certifie que "ni le Canada, ni les États-Unis n’ont signé aucun des traités interaméricains concernant les droits fondamentaux."
Évidemment, la liste pourrait se poursuivre encore longtemps. "Sur les 34 pays à venir à Québec, aucun n’a un dossier parfait", signale madame Bronson, responsable du programme Mondialisation et droits humains chez Droits et démocratie.
Néanmoins, le spectacle ne serait pas si sombre. Des pas de géant auraient été franchis. "Il ne faut pas sous-estimer les progrès énormes qu’il y a eus en Amérique latine depuis 15 ans. On n’est plus à l’étape des dictatures militaires et c’est fondamental."
En guise de conclusion, madame Bronson philosophe sur la notion de démocratie. "On ne peut pas être démocratique. On peut l’être plus ou moins. C’est un processus perpétuel. Est-ce que quelqu’un sans ressources dans la rue à Montréal, qui n’a pas de quoi manger et personne pour l’aider, ou un réfugié qui se trouve en prison croit qu’il vit dans un État démocratique?"
Les droits humains à l’ordre du jour!
Déclaration officielle d’Amnistie internationale concernant le troisième sommet des Amériques (extraits).
Le troisième Sommet des Amériques se tiendra à Québec du 20 au 22 avril. Il s’agira de la dernière d’une série de rencontres des présidents et des premiers ministres du continent. Le but premier de ces rencontres est de permettre aux chefs de gouvernement de discuter de leurs préoccupations communes et de chercher des solutions aux problèmes que partagent les pays des Amériques.
La plupart des questions à l’ordre du jour de la prochaine rencontre concernent l’économie et le commerce, mais on y discutera également de la façon de renforcer la démocratie. De l’avis d’Amnistie internationale, il est essentiel de souligner que la démocratie est impossible sans un véritable respect des droits humains. Si ces droits sont absents, l’idée même de démocratie devient une formule creuse et peu plausible.
Puisque les droits humains doivent constituer le fondement de tout type de démocratie, le prochain Sommet des Amériques doit les faire passer avant les questions de nature simplement économique ou commerciale.
Malgré les nombreux engagements des gouvernements, Amnistie internationale continue de signaler de graves violations des droits humains partout sur le continent. Au nombre de ces violations, mentionnons les conditions de vie épouvantables dans les prisons, les abus de pouvoir des policiers, les menaces de mort, les assassinats politiques, les mauvais traitements infligés aux demandeurs d’asile, les menaces et le harcèlement à l’endroit des défenseurs des droits humains, ainsi que l’application continue de la peine de mort. Cette année, dans le cadre de sa Campagne mondiale pour un monde sans torture, Amnistie internationale attire l’attention sur la terrible réalité de la torture et des mauvais traitements: agressions sexuelles, brutalité des policiers, usage excessif de la force, traitements cruels, inhumains et dégradants infligés aux détenus. La culture de l’impunité subsiste sur le continent, les victimes se voyant couramment refuser l’accès à la justice et la plupart des auteurs d’actes de violence n’étant jamais poursuivis ou punis.
Malgré les mesures mises en place par les gouvernements civils pour protéger les droits civils et politiques, il existe toujours un écart considérable entre les déclarations officielles et les améliorations concrètes des droits humains dans les Amériques.
Les défenseurs des droits humains dans nombre de pays des Amériques font face à du harcèlement constant par suite de leurs initiatives pour appuyer les victimes des violations des droits humains et dénoncer les abus commis par les agents de l’État. Certains ont "disparu"; d’autres ont été assassinés pour avoir protesté contre la violence de l’État; d’autres encore ont été emprisonnés pour avoir exigé le respect des droits des prisonniers. De l’avis d’Amnistie internationale, maintenant que le rôle des défenseurs des droits humains est concrètement démontré et généralement reconnu, il est essentiel de leur fournir le soutien dont ils ont besoin en adoptant des mesures visant à les protéger et à leur permettre d’exécuter efficacement leur travail.
Amnistie internationale demande expressément aux États et aux gouvernements qui participeront au troisième Sommet des Amériques de faire passer les questions de droits humains avant les questions ou les considérations d’ordre commercial ou économique. Il incombe aux chefs d’État et aux gouvernements qui seront représentés à ce Sommet des Amériques d’observer les normes et les traités internationaux qu’ils ont signés ou ratifiés, et de respecter intégralement les droits de leurs peuples. Ils ont le devoir de respecter les droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Tant que les droits humains seront bafoués, Amnistie internationale continuera de tenir les gouvernements responsables et d’exiger la justice pour tous.