Sommet de Québec : « Pourquoi je vais manifester. »
Société

Sommet de Québec : « Pourquoi je vais manifester. »

Parmi les milliers de militants qui vont aller manifester à Québec au cours des prochains jours, nous en avons choisi cinq, représentatifs d’autant de tendances. Portrait de groupe avec  drame.

Jello Biafra, artiste de San Francisco

Véritable icône vivante de la contre-culture, Jello Biafra est surtout connu en tant que chanteur du défunt groupe Dead Kennedys. L’implication politique de Biafra ne date pas d’hier puisque, dès 1979, il se portait candidat à la mairie de San Francisco. Aujourd’hui, il se produit dans le cadre de performances spoken word au cours desquelles il expose ses opinions en ce qui a trait au fonctionnement politique et social du pays le plus puissant du monde. Il présentera un spectacle consacré à la mondialisation à Québec à l’occasion du Sommet des Amériques.

"Nous entretenons le mythe que tout cela n’est qu’une bataille entre la gauche et la droite, dit-il. En fait, c’est plutôt le haut contre le bas. Les riches entretiennent une guerre contre toutes les autres classes sociales alors qu’ils ont déjà tellement d’argent qu’ils ne savent pas quoi en faire. C’est comme s’ils étaient accrochés à "faire de l’argent" parce que c’est le seul jeu qui leur reste. Un accro à la richesse est beaucoup plus dangereux qu’un accro au crack. Ce que nous aurons à Québec est un rassemblement d’accros au fric et de leurs cartels qui fournissent la drogue."

Biafra dénonce ce que les organisateurs du Sommet sont en train de faire avec la ville de Québec. "Les puissants sont en train de transformer votre ville en une véritable prison où les accros du fric se sentent plus à l’aise à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce n’est plus du capitalisme, c’est le système féodal. Les barons et les seigneurs sont d’un côté du mur et, chaque fois que nous achetons des produits de Shell, Blockbuster Video, Microsoft, Sony ou Time Warner, nous devenons leurs serfs. Maintenant, vous pouvez être témoins de cette féodalité, car les barons et les seigneurs érigent des remparts autour de leurs châteaux parce qu’ils ont peur du reste d’entre nous. Qu’ils aient peur est un bon signe, ça veut dire qu’ils savent qu’ils sont observés. C’est un des meilleurs impacts de Seattle, ça a aidé à lever le voile sur leurs machinations. C’est pour cela que c’est indispensable qu’il y ait le plus grand nombre possible de personnes qui participent aux protestations. Ces bonzes détiennent le contrôle. Ils ont l’argent, le pouvoir, les armes et les médias. En fait, c’est la même situation que les gens ont dû confronter lorsqu’ils ont commencé à protester contre la guerre au Viêtnam. Le peuple a finalement mis fin à cette guerre. La guerre contre la dictature corporative sera encore plus importante et difficile à arrêter que la guerre du Viêtnam. Nous n’avons une chance de gagner que si nous nous battons sans cesse. D’ailleurs, c’est beaucoup plus amusant de faire partie de l’histoire que de s’asseoir à la maison et de la regarder à la télévision." (David Desjardins)

Jaggi Singh, militant "anarchiste"
Pour Jaggi Singh, membre de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC), il ne fait aucun doute qu’un petit groupe d’individus fera preuve d’une férocité extrême lors du Sommet des Amériques…

"C’est sûr qu’il va y avoir des personnes très violentes à Québec. Ces personnes sont très organisées et sont aussi très motivées. Ces personnes très violentes sont les 34 chefs des pays des Amériques. Ces 34 chefs d’État, leurs délégués, leurs ministères, les entreprises qui les appuient et l’opération policière, ça, c’est la vraie violence. La violence dont sont capables les manifestants, ce n’est rien comparé à ça."

Selon le penseur anarchiste, il est donc acquis que les véritables trouble-fêtes se trouveront dans le cocon du périmètre de sécurité, et non en périphérie. "Le Sommet et la ZLÉA sont l’incarnation du pouvoir du capitalisme, le pouvoir des multinationales. Il faut confronter cela ouvertement, publiquement!"

"Il ne faut pas oublier que c’est peut-être la dernière fois qu’on peut se faire entendre", ajoute-t-il. En effet, seul Qatar, un État désertique de l’Arabie où les manifestations sont interdites, s’est porté volontaire pour accueillir la prochaine réunion de l’Organisation mondiale du commerce. Un signe, selon Singh, que les décideurs se cacheront désormais afin de sceller nos destinées.

Contrairement à ce que certaines personnes pensent, Jaggi Singh n’a pas le dessein de tout démolir sur son passage. "L’anarchisme, ce n’est pas la casse. Il faut constater c’est quoi la vraie violence et le vrai chaos dans la société. C’est l’État, le capitalisme, les grandes corporations, le Sommet, la ZLÉA, tout ce mélange pourri. Pour moi, le mot anarchiste, ce n’est pas important. C’est plus l’esprit anti-autoritaire, l’esprit de révolte, l’esprit de promouvoir la solidarité, l’entraide."

"Ne rien faire, c’est pire que d’être du côté du système", conclut-il. (Baptiste Ricard-Châtelain)

Janick Lavoie, guitariste du groupe Guérilla
Originaire d’Asbestos, Janick Lavoie est l’un des membres fondateurs du groupe de rap-métal francophone Guérilla, une formation engagée qui milite activement à travers ses chansons pour l’égalité sociale, la syndicalisation, l’équité salariale et l’indépendance du Québec. "On s’avoue socialistes avant d’être indépendantistes, précise le costaud guitariste. L’indépendance du PQ et du Bloc, ça ne nous intéresse pas vraiment."

Janick ne se le cache pas, il n’est ni un habitué des marches de protestation, ni membre d’un comité de citoyens opposés à la mondialisation. Sa protestation, il la fait d’ordinaire par le biais de la musique de Guérilla. Or, pour le Sommet, il compte bien faire une exception, car il est convaincu que le peuple se doit de s’unir pour clamer haut et fort son désaccord quant à la tenue de l’événement et à son manque de transparence. "Plus il va y avoir de gens à Québec, mieux ça va être, croit-il. Ça prend un mouvement de masse."

En plus de manifester, Janick jouera les observateurs. En compagnie de cinq de ses collègues qui, comme lui, oeuvrent pour le site Internet www.manifeste.com, il passera sa journée de samedi à filmer et à interroger des manifestants et des représentants des médias. "On va faire un film sur le traitement médiatique du Sommet en collaboration avec des correspondants en Amérique du Sud, explique-t-il. On va se faire enregistrer des nouvelles dans des pays comme l’Argentine, le Pérou et le Chili, puis on va les mettre en parallèle avec ce qui a été fait ici. On va aussi interroger les manifestants et les médias pour voir leur vision du Sommet, pour voir ce que le peuple pense du Sommet et ce que les médias pensent du peuple."

Tout en étant convaincu qu’il est primordial qu’un maximum de gens s’unissent en vue de protester contre le Sommet, le guitariste de Guérilla ne peut cacher qu’il est sceptique quant à l’influence que peut avoir le peuple sur ses élus. "Si ça a foiré à Seattle, je ne pense pas que ce soit à cause des manifestations, dit-il. Les politiciens vont signer des accords. Il y a trop d’enjeux économiques pour que ça les fasse reculer, même si on était 20 millions à manifester à Québec. Ils ont vraiment leur idée en tête et, en plus, ils ont les mains liées par les grandes entreprises. Je ne pense pas que ça va changer quelque chose, mais au moins, on va avoir la solidarité du peuple, et avec le temps, ça va peut-être aider à faire changer le gouvernement de place." (Nicolas Houle)

Hélène Vallières, étudiante en sciences politiques, et Ian Renaud-Lauzé, étudiant à la maîtrise en philosophie
Dans le petit monde des militants anti-mondialisation, il n’est pas rare de trouver des couples qui travaillent de concert pour leur cause. Hélène Vallières et Ian Renaud-Lauzé forment un de ceux-là. "C’est normal, c’est comme un milieu de travail, explique Ian. Pour Hélène et moi, disons que c’est très pratique, sinon on ne se verrait jamais!"

Il est vrai que pour le couple, impliqué tant dans le CASA (Comité d’accueil du Sommet des Amériques) que dans OQP (Opération Québec Printemps 2001), la militance est devenue ces derniers temps un travail à temps plein. Ian, qui est en pleine rédaction de mémoire de maîtrise, dit accorder pas moins de 50 heures par semaine à la cause. Il en est de même pour Hélène, qui a commencé à travailler pour la résistance au Sommet peu après Seattle, en 1999. "On est ensevelis sous l’organisation et les tâches logistiques, raconte-t-elle. Ça nous dépasse complètement à Québec, on est une petite ville et la communauté militante de Québec est petite."

"J’espère que ça va bien se passer, mais ça risque d’être assez chaotique, poursuit Ian. Il va y avoir énormément de logistique sur le terrain parce que tout le monde nous met des bâtons dans les roues. Louer un local à Québec présentement, c’est l’enfer, tout le monde est suspicieux. S’il y avait quelque chose et que ça dégénérait complètement, je crois qu’il faudrait regarder du côté des autorités. Elles ont tout fait pour ne pas que les militants s’organisent décemment et elles se sont organisées pour faire peur à la population."

En plus de travailler à trouver un lieu d’hébergement pour les milliers de militants de toute provenance, Hélène et Ian vont participer à une journée d’action qui se déroulera le 20 avril sous le thème du Carnaval. Pour eux, c’est une façon d’opposer la joie de vivre à la gravité de la situation tout en faisant passer leur message. "On ne s’attend pas à ce que tout arrête parce que l’on sera dans les rues, mais je pense qu’il faut voir ça comme un travail à long terme, indique Hélène. Pour moi, la question, c’est plutôt de voir si on va pouvoir bâtir un mouvement qui est plus fort parce que l’on va s’être rassemblés durant quelques jours en avril, et qu’on va avoir fait plein de nouveaux contacts."

Malgré leur énorme implication en vue d’organiser une résistance pacifique au Sommet, il est du domaine du possible qu’Hélène et Ian ne puissent se retrouver sur le terrain. C’est que la GRC pourrait procéder à des arrestations préventives comme elle l’a déjà fait en de pareilles circonstances. La GRC avait d’ailleurs visité Hélène la journée où nous l’avons rencontrée. "C’est complètement démesuré, indique-t-elle. À l’automne, la GRC a visité systématiquement tous les groupes pour leur poser des questions. Ils font de l’intimidation et s’achètent de nouveaux jouets pour contrôler. Juste d’acheter des fusils à balles de caoutchouc, c’est dire aux gens de Québec: >Regardez, ces manifestants-là sont vraiment dangereux.< Il y a un climat de tension qui est du jamais vu."

"On oublie souvent de dire que ce stock-là ne disparaîtra pas après le Sommet, poursuit Ian. Ça va être utilisé après, ça fait partie d’une espèce de militarisation de la police qui a lieu depuis ce qui s’est passé à l’APEC. Depuis 1996, 2 500 personnes ont été arrêtées sur des bases politiques au Québec. Il y a comme un retour aux bonnes vieilles méthodes…"

Malgré les maintes embûches auxquelles ils sont confrontés, Hélène et Ian sentent leur cause progresser. Ils constatent que les gens ont soif de savoir et que des liens de plus en plus solides se tissent entre leurs organisations et celles du Québec, du Canada anglais et même de l’Amérique. "Je pense que fondamentalement, il faut être optimiste pour être militant, conclut Hélène en riant. J’espère juste que nos manifestations vont sensibiliser d’autres gens." (Nicolas Houle)