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Répression ou protection policière au Sommet? : Alors, ça gaze?
Tandis que les nuages de gaz lacrymogène se dissipent à Québec en ces jours post-Sommet, l’heure est au bilan. Et celui des policiers est plutôt ambigu. D’un côté, les forces de l’ordre restent satisfaites de leurs actions. De l’autre, des critiques dénoncent leurs agissements. Qui dit vrai? Enquête sur le terrain.
Tommy Chouinard à Québec
Photo : Éric Labbé
La scène a ce je-ne-sais-quoi d’inoubliable. Un côté symbolique, peut-être. Vendredi après-midi, quelque 2500 manifestants envahissent le boulevard René-Lévesque, portant des costumes colorés, brandissant des pancartes revendicatrices et scandant des slogans ravageurs. Comme d’habitude? Pas tout à fait. Puisque, au pied de la clôture qui délimite le périmètre de sécurité, à proximité du Centre des congrès où sont réunis les chefs d’État des Amériques, ils s’agrippent aux grillages et se balancent frénétiquement. En moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir une simple porte, ils parviennent à abattre l’immense clôture avec une facilité déconcertante. "À bas le mur de la honte!" crache un des manifestants agglutinés au chevet de la barrière déchue. Une brèche emblématique, comme une faille dans le système mondialiste, venait d’être créée par ces critiques de la Zone de libre-exploitation (et non libre-échange) des Amériques, comme ils se plaisent à le répéter.
Un groupe de manifestants profite de cette ouverture inopinée pour faire avancer son joujou: une catapulte! Surpris par la nature inusitée de cette arme, les policiers restent aux aguets. Projetteront-ils des cocktails Molotov? Les manifestants arment l’engin et lancent vers les policiers leurs projectiles: …de simples oursons en peluche! Toutefois, tout près, des membres du Black Bloc, tout de noir vêtus et aux intentions belliqueuses, lancent leurs projectiles, dangereux ceux-là. Les forces de l’ordre repoussent indistinctement tous les manifestants et rappliquent à grand renfort de gaz lacrymogènes, qui font pleurer et tousser les militants.
Cet exemple résume clairement le brasse-camarade de toute une fin de semaine: des manifestants, plus pacifiques et amusants que menaçants, sont ennuyés, voire discrédités, par des radicaux, alors que des policiers nerveux, mais entraînés, protègent un périmètre comme une forteresse et sont équipés pour faire face à toute éventualité, aussi imprévue soit-elle.
Score final à la fin de cette rencontre au Sommet? Match nul, selon policiers et manifestants, chaque côté de la barricade ayant su sauver les meubles (et la face…). Statistiques finales? Quelque 460 manifestants ont été arrêtés (contre 600 à Seattle, en décembre 1999) et 162 autres blessés, sans compter la vingtaine de policiers victimes de blessures diverses. Chiffre surprenant, mais drôlement soulageant pour les commerçants et les résidants: moins de 50 000 $ de dommages ont été occasionnés (contre près de trois millions de dollars US à Seattle)! Plus salée, la facture de sécurité s’élève, elle, à plus de 100 millions de dollars… Reste à savoir comment cette somme a été dépensée par les forces policières. De façon plutôt mauvaise pour les uns; de façon vraiment justifiée pour les autres. Alors que Québec perd ses airs de ville assiégée, le retour sur le fil des événements du Sommet, vu de la rue, explique bien des choses.
Jour de feu
Malgré un soleil radieux, la journée de samedi s’est avérée la plus éprouvante et ce, des deux côtés de la barricade. Elle avait pourtant bien commencé. Le Vieux-Port de Québec a en effet été le théâtre de la grande Marche des Amériques, qui a réuni plus de 30 000 personnes déambulant dans une ambiance carnavalesque et, surtout, revendicatrice.
Toutefois, cette marche a vite été éclipsée par ce qui se déroulait plus près du périmètre de sécurité. Deux groupes de quelque 2000 personnes chacun étaient rassemblés, l’un sur le boulevard René-Lévesque, l’autre dans le secteur de la côte d’Abraham et de la rue de la Couronne. Toute la journée, manifestants plus radicaux et policiers se sont fait face: les premiers lançant roches et pavés, les derniers usant à profusion de gaz lacrymogène. "Le problème, c’est que seule une infime minorité veut de la casse, souligne Patrick Bourgouin, membre du Plat de résistance à la ZLÉA. La majorité des manifestants respirent du gaz et étouffent, même si nous marchons pacifiquement. Nous ne faisons que jouer de la musique, mais nous sommes traités comme des criminels. Pourtant, nous sommes contre la violence." Preuve de ses dires: lorsqu’un des manifestants plus radicaux a fracassé une vitre d’une succursale de la banque CIBC, sur le boulevard René-Lévesque, des centaines de manifestants se sont aussitôt mis à le huer furieusement en choeur…
Près du périmètre de sécurité, un nuage de gaz se dissipe, laissant apparaître comme par magie Yves Manseau, du Mouvement Action Justice, pourfendeur bien connu des bévues policières, toujours au coeur de l’action. "On dirait deux gangs d’ados qui s’affrontent: une gang protège la forteresse, une autre tente de s’en emparer, déclare-t-il, les yeux rouges et humides en raison des émanations de gaz. Les policiers réagissent trop nerveusement et trop fort, l’utilisation d’autant de gaz n’est pas nécessaire. Tout ce qu’ils veulent, c’est éviter le corps à corps et l’usage de la matraque avec les manifestants. Mais à force d’utiliser du gaz, ils briment le droit légitime de manifester."
Dès le coucher du soleil, le but d’un groupe formé de quelques activistes était évident: en découdre avec les forces de l’ordre. Repoussés constamment par des policiers visiblement impatients, ils ont lancé des cocktails Molotov, allumé de grands feux et vandalisé quelques commerces. "Il faut faire comprendre au monde notre message et c’est notre manière", lance Max, nom d’emprunt d’un membre du Black Bloc, casqué et cagoulé. Les hostilités ont duré ainsi jusqu’aux petites heures, la pluie calmant les ardeurs de certains radicaux.
Somme toute, les manifestants ont causé moins de casse que prévu. Ou si peu, dans les circonstances. Au terme du Sommet, selon le bilan de la police de Québec, à peine une vingtaine de vitres ont été fracassées, moins d’une dizaine de véhicules ont été endommagés, alors que quelques infractions et vols mineurs ont été commis dans des commerces. "Nous sommes quand même contents qu’il n’y ait pas eu trop de casse à déplorer, affirme Ian Renaud-Lauzé, membre d’Opération Québec Printemps 2001 et du Comité d’accueil du Sommet des Amériques (CASA). Mais il ne faut pas oublier que seulement 1 % des gens étaient violents, alors que la majorité pacifique a dû souvent subir les actes policiers."
Brutalité policière?
Selon que l’on ait été d’un côté ou de l’autre de la barricade, le point de vue sur les pratiques policières diffère. Le ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard, se dit "fier" de la réaction des corps policiers en présence. "Je crois sincèrement que le Québec a établi de nouveaux standards de conduite policière pour de pareilles manifestations au niveau mondial", a-t-il déclaré en conférence de presse. Louangeant le travail des policiers, il se dit particulièrement satisfait de ne pouvoir reprocher aucun acte de brutalité, malgré la présence d’activistes radicaux.
Et pourtant. Les observateurs du Comité de surveillance des libertés civiles de la Ligue des droits et libertés apportent des nuances et décrient la brutalité des forces policières, même si celles-ci estiment que toutes les méthodes employées étaient justifiées. Revêtus de vestes jaunes permettant de les distinguer lors des manifs, une quarantaine d"agents" (des criminologues et des avocats, entre autres) ont observé les moindres faits et gestes des policiers. Selon le directeur général de cet observatoire, André Paradis, les méthodes utilisées par la police, particulièrement durant la nuit de samedi à dimanche, se sont révélées non seulement répressives, mais également "brutales et inacceptables". "Dès que l’on approchait du périmètre, il y avait un usage abusif de gaz lacrymogène, de canons à eau et de balles de caoutchouc", estime-t-il. Selon le Comité, une bombe lacrymogène était lancée au moins à toutes les minutes lors des manifestations, incommodant radicaux mais aussi (et malheureusement) pacifistes.
Autre exemple: les policiers avaient déclaré, avant la tenue du Sommet, que les balles de caoutchouc allaient être utilisées comme une arme de dernier recours et seulement contre un individu qui voudrait s’en prendre à un policier. N’empêche, même le député néo-démocrate Svend Robinson et un journaliste de la télévision de Radio-Canada, Michel Jean, ont été atteints, projetés au sol et blessés par l’un de ces projectiles, alors qu’ils se croyaient hors de danger… "Les policiers ont utilisé des balles de plastique en tirant vers la foule, ce qui est extrêmement dangereux et ce qui a blessé des manifestants pacifiques, explique André Paradis. Ils contrôlaient bien la foule avec les gaz, donc l’usage de ces balles a été abusif." Selon le Comité de la Ligue, "des centaines et des centaines de balles ont été tirées". Fait à noter, ces balles n’ont été utilisées pour le contrôle des foules que lors d’émeutes ou de guerres civiles en Irlande du Nord, en Israël et en Palestine, causant même des décès! Pour le Comité, ces techniques inédites au Canada commencent à s’introduire dans les pratiques policières du pays et pourraient même se répéter grâce aux expériences du Sommet, ce qui devient un facteur jugé "inquiétant". Certes, les observateurs admettent que des individus dangereux étaient présents, mais que cela ne peut excuser toutes les pratiques policières employées. Ils en prennent également pour exemple l’arrestation "arbitraire" de quelques journalistes, qui ont été emprisonnés sans véritablement avoir commis des actes répréhensibles.
Malgré tout, d’après l’inspecteur Robert Poëti de la Sûreté du Québec, au cours de multiples conférences de presse durant lesquelles les policiers ont pratiqué une campagne de relations publiques presque sans faille, "les moyens nécessaires ont été utilisés à bon escient". Le Comité de surveillance des libertés civiles a pourtant jugé inutile et provocatrice l’intervention de l’escouade canine de la GRC. De plus, une première canadienne fut l’usage des canons à eau qui, selon les forces policières, servaient à éloigner les manifestants de la clôture du périmètre de sécurité. Selon le Comité, il s’agit pourtant d’un dangereux précédent, les canons à eau étant même interdits dans plusieurs États américains!
Les forces policières n’ont pas lésiné non plus sur l’emploi des gaz lacrymogènes. "L’utilisation de gaz sans aucune sommation était abusif, estime Marie-Ève Hébert, porte-parole du Comité de surveillance. Des bombes lacrymogènes ont aussi été lancées à l’horizontale, ce qui est extrêmement dangereux et peut causer la mort. Généralement, beaucoup de gaz ont été utilisés, parfois sans raison valable. On a même vu des tirs de gaz atteindre des manifestants assis et faisant simplement des signes de paix." Une telle quantité de gaz enveloppait le secteur du périmètre (et même au-delà) que résidences et commerces du coin devront subir une décontamination et que des hôtels ont dû fermer leurs cuisines sur les ordres de Santé Canada, car trop de résidus de gaz s’y étaient infiltrés. Et c’est sans compter que des délégués et des chefs d’État ont été incommodés, le gaz pénétrant le système d’aération du Centre des congrès…
Les critiques de la Ligue des droits et libertés, Serge Ménard ne s’en préoccupe pas outre mesure. Il juge que ces moyens étaient de "bonne foi" et qu’ils étaient " pris avec compétence comme étant les moyens les plus appropriés par rapport aux actions illégales auxquelles ils [les policiers] faisaient face". Malgré ses éloges, Ménard a tout de même dû reconnaître une "faiblesse": celle de la prison d’Orsainville, où des irrégularités dans les méthodes de détention et des carences dans le fonctionnement judiciaire ont été notées. La Ligue, elle, parle plutôt de "désastre".
Vidée de ses détenus à l’occasion du Sommet, au coût de cinq millions de dollars, la prison d’Orsainville a accueilli les manifestants interceptés. Les procédures de détention se sont avérées toutefois douteuses. En effet, pour le processus de décontamination, plusieurs détenus ayant été exposés aux gaz lacrymogènes ont dû se dévêtir dans une cour, à la vue des visiteurs. De plus, ils ont été regroupés à plusieurs et entassés dans une même cellule, alors que la prison comptait 600 places. Ils ont dû également subir une longue attente avant de se voir servir un repas quelconque. Des délais importants ont aussi été imposés aux manifestants avant qu’ils puissent contacter leur avocat. Selon le porte-parole du Comité des droits des détenus, Jean-Claude Bernheim, "le droit de demander un avocat a été violé". Pour réagir aux actes policiers commis durant le Sommet, des manifestants ont même réalisé un sit-in calme de deux heures, dimanche, dans les quartiers de la police, au Palais Montcalm, alors que d’autres sont allés manifester à la prison d’Orsainville.
Devant tant d’exemples de pratiques injustifiées, mais aussi de contradictions dans la version des faits, l’opposition à Ottawa et bon nombre de groupes de militants réclament une commission d’enquête publique indépendante sur les agissements des forces policières au Sommet. Verra-t-elle le jour pour éclaircir ce débat?