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Sommet des Amériques : (8) La part de l’ion
Les 34 participants au Sommet des Amériques se sont quittés en réaffirmant à l’unisson leur foi indéfectible en un accord de libre-échange. À l’unisson? Pas si sûr que cela. Les petits États, mis de côté par les colosses, n’ont pu se faire entendre. Rencontre exclusive avec un premier ministre et un ambassadeur prêts à se mesurer à tous les Goliath qui se mettront en travers de leur route.
Baptiste Ricard-Châtelain
Photo : Baptiste Ricard-Châtelain
"Nous vivons dans le vrai monde. Nos citoyens sont de vraies personnes. Ils ont besoin de manger, de vivre comme tous les autres humains. Et si notre marginalisation les place dans une position désavantageuse devant ceux qui profitent le plus de l’accord de libre-échange, il y aura une forte réaction."
C’est un véritable cri du coeur qu’a lancé le premier ministre de Saint-Kitts-et-Nevis, Denzil Douglas, lors d’un entretien qu’il nous a accordé dans sa suite du Château Frontenac. Celui qui n’avait pas de voix lors des immenses conférences de presse dénonce l’image qu’y ont projetée les puissances économiques. "Les grands pays vont toujours montrer les bénéfices qu’ils peuvent retirer de l’accord. Nous, des petits pays en développement, avons compris qu’il y a un sérieux danger d’être placés en marge."
Lorsque M. Douglas fait référence au spectre de la mondialisation perçu par les nations de moindre importance, en fonction de leur population, de leur superficie ou de leur pouvoir économique, il est en terrain connu. Avec ses quelque 45 600 habitants répartis sur 269 km2, Saint-Kitts-et-Nevis est microscopique par rapport aux 800 millions de résidants des Amériques. Impossible de trouver plus petit dans l’hémisphère.
Et il ne voit pas comment ses homologues et lui pourront mener leur contrée à la prospérité d’ici 2005 pour ainsi entrer dans l’union américaine du bon pied. "C’est très court. Très très court. En fait, nous avons reçu des indications de quelques pays disant que décembre 2005 est une échéance bien trop rapprochée pour la mise en oeuvre de l’accord."
Voilà qui détonne avec l’enthousiasme débordant perçu au Sommet? "Certains autres pays disent: "Faisons-le maintenant." Je crois que les grands pays en profiteraient beaucoup. Donc, pour eux, il serait bon de le signer dès aujourd’hui. Mais pour les plus petites économies, qui ont besoin d’ajuster leurs structures, une échéance nettement plus éloignée serait salutaire."
"Les grandes puissances doivent reconnaître que la plupart de nos économies reposent sur la production agricole, sur le secteur primaire, motive le premier ministre. Cela ne nous permettra pas de tenir la route. Parce que notre riz, nos bananes, notre sucre ne peuvent être compétitifs, non seulement dans l’hémisphère, mais dans les marchés internationaux, dans l’économie mondiale."
"C’est pourquoi nous insistons sur le fait que nous avons besoin d’entamer une réorientation, une réorganisation de notre économie. De l’agriculture vers une diversification de l’offre, vers un renforcement du secteur tertiaire, les services, le tourisme et, bien entendu, les technologies de l’information", ajoute M. Douglas, poursuivant son plaidoyer en faveur des démunis.
Une évolution primordiale. Sans quoi des pays comme Saint-Kitts-et-Nevis sombreront, selon lui. Dans ces îles, plus de 50 % des revenus de l’État proviennent des droits perçus sur les importations. Avec un accord de libre-échange, les tarifs douaniers tombent. "Il devra nécessairement y avoir des ajustements structurels pour plusieurs économies des petits pays."
La liste d’épicerie
Mais évidemment, sans argent, point de salut. Alors, si les plus robustes du continent veulent permettre à leurs entreprises d’accéder à de nouveaux territoires, ils devront payer les factures. "S’il advenait que nous recevions suffisamment d’aide pécuniaire pour améliorer notre potentiel humain, l’éducation, l’accessibilité aux technologies, les systèmes de soins de santé, nous ne percevrons plus d’obstacles à la signature de l’accord."
Plus d’obstacles? Disons que le droit à un certain protectionnisme aiderait également à faire pencher la balance. Le gouvernement de M. Douglas a réussi, grâce à une législation musclée, à couler les fondations d’un système bancaire et de services financiers à l’abri des fluctuations des marchés monétaires internationaux. Il n’en fallait pas plus pour que les membres de l’OCDE taxent ces pratiques de déloyales et ordonnent leur abandon. Rien pour réjouir le chef d’État.
"Maintenant que nous sommes en mesure de vous concurrencer, vous utilisez la mentalité des grands, des puissants pour nous contraindre de nous retirer d’un secteur où nous savons que nous sommes capables de rivaliser avec vous et, ainsi, acquérir une source de revenus supplémentaire pour soutenir nos productions agricoles", incrimine vertement Denzil Douglas, bien réchauffé. Il espère que la communauté internationale l’entendra et prendra note de ces pratiques.
Ce n’est pas tout. "Si nous accédons [à la ZLEA] et que nous nous retrouvons dans une situation extrêmement désavantageuse, sommes-nous en position, légalement et moralement, de nous retirer? Voici une problématique fondamentale qui devra être éclaircie."
Pas d’écoute, pas de consensus
Mais comment des pays minuscules pourront se faire entendre? "Je ne crois pas qu’ils puissent se permettre de ne pas écouter. Que ce soit un grand ou un petit pays qui parle, en bout de ligne, il devra y avoir un consensus. Il devra y avoir des marques de respect pour les pays, grands et petits", menace presque l’ambassadeur de Grenade aux États-Unis et à l’Organisation des États américains, Denis Antoine.
"Nous espérons donc que les grandes puissances ne sont pas assises à la table en faisant semblant qu’ils nous respectent. […] Il nous apparaît que certains pays sont plus égaux que d’autres. Dès lors, il nous semble impératif que les petits pays en développement soient estimés et que nos besoins soient pris en compte. L’attention doit se tourner vers ceux qui sont vraiment nécessiteux. C’est ce qui garantira le succès de l’aventure."
Par ailleurs, le représentant d’environ 107 000 citoyens doute lui aussi qu’il sera possible de mettre en place un accord de libre-échange d’ici 2005. "Tout le processus de transition va nous prendre beaucoup plus de temps que cela. […] Il nous faut des infrastructures, des mécanismes de soutien, de la coopération technique. Nous ne pouvons le faire en claquant des doigts. Nous avons un grand fossé à franchir."
Néanmoins, cette inquiétude pourrait tomber si on leur présentait une enveloppe bien garnie. "Si nous obtenons des engagements clairs [des patries aisées], nous croyons que 2005 pourra être une date charnière pour l’enclenchement du processus de libéralisation des marchés."
En fait, il leur tarde d’accéder au marché continental, un eldorado présumé. "Nous voulons abattre les barrières qui nous gardent à l’extérieur du monde prospère. […] Si nous avons un marché ouvert, nous pouvons produire plus, nous pouvons avoir plus de valeur ajoutée sur nos produits et nous pouvons exporter dans ce très grand marché. Oui, nous croyons qu’il y aura des bénéfices pour notre population", prophétise M. Antoine.
Fausse délivrance
Nos deux interlocuteurs ont-ils raison de percevoir l’avènement de la zone de libre-échange comme une délivrance? Rien n’est moins sûr, au dire d’un chercheur de la chaire des études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, Mathieu Arès.
"La réalité, c’est que la ZLEA va avoir un effet positif tant ici dans les pays développés, tels le Canada et les États-Unis, que dans les pays les plus pauvres. Le problème, c’est: est-ce que ce sera suffisant pour sortir ces pays-là de la misère? Probablement pas."
"Les secteurs liés à l’exportation, oui ils vont prospérer. Les secteurs plus traditionnels, donc l’économie de survivance, eux vont péricliter. Et c’est beaucoup de monde en Amérique latine. […] C’est là l’enjeu pour ces pays. Est-ce qu’ils vont gagner quelque chose? Ce n’est pas certain."
Qui plus est, l’Oncle Sam pourrait devenir tout-puissant, selon M. Arès. Sa tactique est simple. En plaidant pour le libre-échange, il permet à ses compagnies de s’implanter partout. Ces filiales commercent principalement avec les sièges sociaux en sol américain. "Donc, non seulement ça favorise le commerce entre les peuples, l’emploi de ces pays, la démocratie, mais en plus, ça intègre physiquement, par les filiales américaines, l’ensemble des économies avec le centre, les États-Unis."
En outre, deux pays ayant des échanges commerciaux ne se font pas la guerre. "C’est une façon d’assurer la paix dans le monde. Point." Il ferait donc d’une pierre deux coups.
Mais, en définitive, puisque nos voisins du sud n’ont pas besoin des autres pour survivre – leur marché intérieur suffit -, ils signeraient ce type d’entente pour asseoir leur domination idéologique. "On est vraiment dans le domaine de l’intégration. Ce n’est pas juste du libre-échange. C’est une intégration économique et éventuellement, c’est là qu’est peut-être le danger, une intégration relativement politique."