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Article 11 de l’ALENA : Corporations souveraines
Quand l’ALENA a été adopté en 1993, l’article 11 de l’accord d’échange et d’investissement était trop obscur pour provoquer la controverse. Huit ans plus tard, cet article est au centre d’un débat qui s’intensifie à propos des effets négatifs de la mondialisation sur les souverainetés nationales.
William Greider est collaborateur au journal The Nation pour la section Affaires nationales.
L’article 11 de l’ALENA a établi un nouveau système d’arbitrage privé pour les investisseurs étrangers, afin qu’ils puissent entamer des poursuites en réclamation contre les gouvernements. Alors que, dans les milieux d’affaires, s’accumulent d’une part les plaintes et d’autre part les indemnités, les mises en garde émises par de fins critiques se confirment: l’ALENA a donné aux multinationales le moyen d’usurper les pouvoirs souverains des gouvernements, sans parler des droits des citoyens et des communautés.
Le sujet est tout à fait brûlant d’actualité alors que 34 chefs d’État se rencontraient dernièrement à Québec pour promouvoir une zone de libre-échange des Amériques. Les bases des négociations de la ZLEA proposent un modèle qui étendra les clauses de l’ALENA à tout l’hémisphère ouest. Tony Clarke, de l’Institut Polaris, sis à Ottawa, dit qu’on s’attendait à ce que cette rencontre donne "un face-lift au programme de commerce international, en dépeignant le libre-échange comme étant la démocratie". Dans les rues, le message des manifestants, défiant 6 000 policiers et officiers de la Gendarmerie royale du Canada, prône le contraire: la démocratie est menacée par la vision corporatiste de la mondialisation.
L’article 11 de l’ALENA devrait être sujet à définition pour les négociations de la ZLEA. Plusieurs, dont Clarke, vice-président du Conseil des Canadiens, croient que la domination des corporations était et demeure la visée de la ZLEA. "Il y a un esprit de conquête au coeur de tout cela", dit-il, ajoutant que l’attitude des corporations laisse entendre: "Nous avons à pénétrer tous les recoins du monde et le faire nôtre."
D’après le modèle de l’article 11, on voit comment cela pourrait être accompli: le principe opérant fait que le capital étranger investissant au Canada, au Mexique et aux États-Unis peut demander compensation si le potentiel de profit de ses entreprises a été infléchi par des décisions gouvernementales – "équivalant à l’expropriation". Ainsi, les compagnies étrangères jouissent de plus de droits que les compagnies oeuvrant dans leur propre pays. À titre d’exemples:
– L’État de la Californie a interdit un additif à base de méthanol à l’essence (MTBE: méthylterbutyléther), après que l’Environmental Protection Agency (EPA) a divulgué les risques de cancer qui y sont associés, et mis au jour au moins 10 000 nappes phréatiques polluées par cette substance. Methanex, de Vancouver, Colombie-Britannique, grand producteur de méthanol, a entamé contre le gouvernement des États-Unis des procédures de réclamation se chiffrant à 970 millions de dollars US. Si les dispositions de l’ALENA valent pour toutes les compagnies, plusieurs cas de ce genre sont attendus, car au moins 10 autres États ont suivi l’exemple de la Californie. La sénatrice californienne, Sheila Kuehl, comme d’autres, a demandé au US Trade Representative d’expliquer comment tout ceci pouvait cadrer avec le droit souverain d’un État à protéger la santé et l’environnement.
– Au Mexique, une compagnie américaine d’enfouissement de déchets, Metalclad, a reçu 16,7 millions de dollars US en dommages et intérêts après que l’État de San Luis Potosi a bloqué l’accès au site d’enfouissement du village de Guadalcazar. Les résidants ont argué que le gouvernement mexicain ne faisait pas respecter les standards environnementaux et que le projet menaçait leurs ressources d’eau. La victoire de Metalclad a établi que les mécanismes de règlement de litige de l’ALENA relèvent d’instances infranationales, incluant les municipalités.
– Au Canada, le gouvernement a interdit un autre additif chimique à l’essence, le MMT (méthylcyclopentadiényl manganèse tricarbonyle), suspecté de nuire à la santé et d’endommager les convertisseurs catalytiques des moteurs, selon les fabricants d’auto. L’Ethyl Corporation of Virginia, productrice de MMT, a déposé une plainte en réclamation de 250 millions de dollars US à ce propos, mais a accepté des indemnités de 13 millions de dollars après que le Canada a concédé le retrait de son interdiction, et a offert ses excuses.
– Le Loewen Group Inc., un gestionnaire canadien de maisons funéraires en régions éloignées, a porté plainte pour 750 millions de dollars US contre les États-Unis, prétextant qu’un jury de Biloxi, Mississippi, aurait octroyé des indemnités de 500 millions de dollars US en jugeant Loewen responsable de tractations frauduleuses contre un petit compétiteur local.
– Sunbelt Water Inc., de la Californie, a déposé la plainte la plus importante et audacieuse, réclamant au Canada l’équivalent de 10,5 milliards de dollars US, exigeant ainsi la révocation de la licence d’exportation d’eau d’un supertanker de la Colombie-Britannique qui envoie des réserves dans les régions états-uniennes pauvres en eau.
– Mondev International, compagnie canadienne, réclame 50 millions de dollars US aux États-Unis, car la ville de Boston a annulé un contrat de vente pour un édifice à bureaux comprenant un centre commercial. Boston a invoqué l’immunité souveraine contre de tels procès (au civil) et a obtenu le soutien d’un juge local, ainsi que celui de la Cour suprême du Massachusetts. La Cour suprême américaine a refusé la plainte en appel, et donc la compagnie s’est tournée vers la clause de l’ALENA pour son procès en réparation.
"Si le seul fait d’invoquer l’article 11 suffit à arracher un arrangement financier à un gouvernement, les investisseurs ont une excellente prise sur les États", affirme Lydia Lazar, une avocate de Chicago qui a travaillé dans le domaine du commerce international et qui collabore au magazine Global Financial Markets. Selon elle, le Mexique, le Canada et les États-Unis ont effectivement renoncé à la doctrine de l’immunité souveraine en entérinant l’ALENA.
Au moins 15 cas du genre ont été portés en Cour jusqu’à maintenant, mais nul ne peut affirmer que ce nombre est exact, puisque aucune clause n’exige que le public soit informé de ces procédures. Les parties en litige choisissent les juges qui vont arbitrer, choisissent aussi les questions et les procédures légales qui seront invoquées et appliquées, tout comme elles décident si le public aura accès aux procédures. Ce genre de situation relève d’un modèle d’arbitrage privé pour les questions d’intérêts corporatistes. L’arrogance qui préside à la formation de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et à d’autres forums de commerce international suppose que ces discussions et ces confrontations ne relèvent pas de l’intérêt public – même si les lois publiques sont enfreintes, les contribuables en paient les frais. Le noyau de cette question légale se décrit comme "dommage à la propriété d’un investisseur" – propriété sous la forme de profits anticipés. La logique de l’ALENA établit donc la doctrine des "prélèvements régulateurs" que le droit a tenté de promouvoir sans succès depuis deux décennies – une vision rétrograde des droits de la propriété, vouant les pouvoirs administratifs régulateurs à l’invalidation, voire au démantèlement. "L’ALENA est vraiment en bataille finale avec la Constitution", dit Lazar.
La différence fondamentale amenée par l’article 11 et qui le distingue des autres accords de libre-échange réside dans la possibilité qu’ont les grandes corporations de contester et de plaider d’elles-mêmes, sans avoir à demander aux gouvernements nationaux de statuer et d’agir en leur nom dans les forums de décision internationaux. Parmi les plaintes logées de la part du monde des affaires, certaines sont beaucoup plus "exotiques" que tout ce qui pourrait être attendu. Toutefois, ces cas feront jurisprudence, décisions auxquelles d’autres grandes compagnies pourront recourir ultérieurement. Selon Lazar, si personne n’arrête le processus, l’identité nationale des multinationales s’affaiblira, perdant de sa pertinence, puisqu’elles jouissent maintenant de statuts pour traiter les gouvernements comme "une classe ouverte d’entités légales qui leur sont égales".
Au Canada, une plainte privée a récemment été logée, remettant en cause la constitutionnalité de l’article 11, puisque la Constitution stipule que le gouvernement ne peut déléguer l’exercice de la justice à d’autres entités. Le gouvernement canadien, qui cumule les cas du genre, exprime des doutes à propos de l’inclusion de l’article 11 dans l’accord de libre-échange panaméricain, bien que ses doutes semblent fléchir devant une opposition radicale. Dans certaines municipalités américaines, ce genre de cas soulève de plus en plus de questions, quoique les législateurs et juristes commencent seulement à en saisir les implications.
Est-ce que George W. Bush comprend les propositions qu’il offre aux Amériques? Est-ce que Bill Clinton et George Bush père ont compris le déplacement crucial des statuts légaux enclos dans les fins caractères du texte de l’ALENA? Une chose est sûre, ils savaient qu’ils allaient plaire aux milieux d’affaires. Maintenant que l’opinion publique est mieux informée sur ce sujet, le brûlot que représentait l’article 11 est en voie de devenir un point focal dans les débats sur le commerce cette année, confrontant les politiciens avec des questions embarrassantes concernant les autorités internationales. Qui a voté en faveur de l’élimination de la souveraineté nationale? Qui a couronné les investisseurs corporatifs en tant que nouveaux monarques des valeurs publiques?