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Surveillance électronique : Dérapages contrôlés
L’arrivée d’Internet relance le débat sur la question du monitorage en milieu de travail. D’un côté, on invoque des raisons de sécurité et de gestion, de l’autre, on craint une surveillance abusive et des entraves à la vie privée. Où situer le point d’équilibre?
Denoncourt Frédéric
Lors du Super Bowl de janvier dernier à Tampa, un système de caméras très sophistiqué a été installé à l’entrée du stade afin de capter le visage de chacun des 100 000 spectateurs. Le but avoué? Retrouver des criminels recherchés… Cet exemple laisse perplexe et pose la délicate question des limites raisonnables à la surveillance des individus dans une société libre et démocratique. À cet égard, le milieu du travail, où la technologie est omniprésente, est très intéressant, car il expose bien les potentialités en la matière. Après des cas de micros et de caméras cachés, de téléphones sur écoute, voilà que des entreprises installent des logiciels de contrôle sur leur réseau informatique. Mais quelles seraient les implications d’une collecte d’informations illimitée sur les travailleurs? Comment départager le droit de l’employeur à veiller aux intérêts de son entreprise et le droit de l’employé au respect de sa vie privée?
Sécurité avant tout
Selon Christophe Boy, technicien informatique chez ALTEA (www.altea.qc.ca), entreprise spécialisée en sécurité informatique, les entreprises québécoises sont de plus en plus nombreuses à se munir de systèmes de surveillance informatique pour se protéger des dangers internes et externes. Et la technologie offerte par l’entreprise montréalaise a peu ou pas de limites, selon notre interlocuteur. "Nous offrons des logiciels boucliers, tels Cisco Pix et Axent, qui vérifient et/ou bloquent l’accès à des fichiers confidentiels, à des postes de travail et à des sites Internet. Le logiciel d’analyse de contenu Marshal permet pour sa part de vérifier les échanges par courriel en procédant par mots clés. Il suffit d’établir un système qui attribue un poids à des mots qui circulent lors des communications et que l’on considère comme étant préjudiciables à l’entreprise, par exemple. On établit ensuite un cumulatif des points liés à ces mots." Le grand avantage de ces systèmes, selon M. Boy, est de repérer les fichiers même si ceux-ci ont été renommés, compressés ou modifiés par les utilisateurs.
Des entreprises américaines bénéficient d’équipements encore plus sophistiqués. Le logiciel Investigator enregistre chacune des touches frappées au clavier par l’employé. Le module Courrier électronique furtif expédie ensuite discrètement le résultat par courriel vers un site de télésurveillance où on trouve la date et l’heure de frappe de chacun des mots (même s’il a été immédiatement effacé…). Delta Airlines, Exxon, Ernst & Young et le Département d’État américain, entre autres, en sont des utilisateurs très satisfaits.
Attention aux excès
On devinera que la question du monitorage se pose avec une acuité particulière chez nos voisins du sud. Une étude récente de l’American Management Association révélait que parmi les 2 100 sociétés interrogées, 74 % reconnaissaient espionner leurs employés contre 35 % en 1997. Cela inclut la navigation dans Internet et les courriers électroniques, mais aussi les fichiers et les applications utilisés jusqu’aux coups de téléphone. À ce jour, plusieurs employés auraient été congédiés pour avoir critiqué les politiques internes ou avoir mené des tractations visant à syndiquer leur entreprise. Et tout cela n’est pas près de changer. L’automne dernier, le Congrès américain, sous les pressions du Lobby patronal, suspendait le projet de loi Notice of Electronic Monitoring Act (NEMA), visant à baliser la surveillance électronique en s’inspirant du modèle français.Richard M. Smith est directeur technologique de la Privacy Foundation. Sise à Denver au Colorado, son objectif est de mesurer l’impact potentiel du développement technologique sur la vie privée. La surveillance électronique par le biais de l’informatique serait la forme de contrôle la plus répandue aujourd’hui. "Le problème est qu’il est normal de faire une part d’activités de nature privée au travail, mais ce que les gens ne réalisent pas toujours, c’est que ces informations peuvent par la suite être retenues contre eux pour dévaluer leur travail. Par exemple, dans le cas de conflit de personnalité avec un employé, un employeur pourrait se servir des informations cumulées afin de justifier son renvoi."
Pour M. Smith, le monitorage soulève des questions éthiques et ne devrait être utilisé que de façon exceptionnelle. "Ma position est sévère, mais je crois que l’on devrait interdire la surveillance électronique, sauf dans des cas de sécurité financière, par exemple. Une banque devrait pouvoir surveiller ses employés pour éviter des détournements de fonds. Les entreprises doivent comprendre que les informations cumulées peuvent tout aussi bien être utilisées contre elles en cour de justice. Si on y réfléchit bien et qu’on soupèse le pour et le contre, on admettra que le monitorage n’est une bonne chose pour personne."
L’Union Network International (UNI) abondait en ce sens en réclamant, lors d’une conférence internationale en novembre dernier à Bruxelles, la fin de la surveillance des courriers électroniques. Pour Monique Fréchette, directrice du média électronique Le Monde du travail, qui s’intéresse de près à l’enjeu du monitorage, ce genre de consensus n’existe pas encore au Québec parmi les travailleurs et les syndicats. "Il y a encore un gros manque d’information quant à l’étendue de la surveillance électronique ici et des risques qu’elle implique. C’est très difficile de savoir si cette pratique est très développée car les entreprises ne veulent pas toujours dévoiler leur stratégie. Par contre, la technologie est là, on peut donc présumer que c’est de plus en plus répandu."
Car face aux menaces d’espionnage industriel, de fraude et d’improductivité, les entreprises peuvent être tentées de prendre des mesures excessives. "On ne peut nier le droit de l’employeur d’exercer une certaine gestion du travail effectué, mais il existe un réel danger d’abus. Les logiciels d’analyse de contenu des courriers électroniques et de surveillance de navigation viennent parfois s’ajouter aux badges électroniques et aux cartes à puces qui permettent d’ouvrir des systèmes et qui favorisent un suivi pas à pas de chacun des employés. Cela fait beaucoup de moyens pour recueillir des renseignements."
Madame Fréchette est d’avis que l’on doit au minimum établir un code de conduite interne. "En soi une information isolée sur un individu n’est pas très grave; ce qui n’est pas acceptable, c’est l’accumulation et le croisement de données visant à créer le profil d’un employé, qui pourrait mener à des actes discriminatoires."
Une loi?
De l’aveu de Paul-André Comeau, professeur à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et ex-président de la Commission d’accès à l’information du Québec, l’Union européenne, mis à part la Grande-Bretagne, représente un modèle à suivre en matière de monitorage. "Les Européens considèrent que le respect de la vie privée est un droit fondamental. Les législations sont claires, car on est beaucoup plus réfractaire à une surveillance débridée. En milieu de travail, tout se fait avec l’assentiment des syndicats, et toute personne qui a fait l’objet d’une forme de surveillance quelconque a un droit d’accès aux informations cumulées sur elle."
Des sanctions ont récemment confirmé ces positions. Le 2 novembre dernier, le Tribunal correctionnel de Paris condamnait trois cadres de l’École supérieure de physique et de chimie pour avoir pris connaissance des courriels envoyés ou reçus par un étudiant soupçonné d’utiliser la messagerie à des fins personnelles. Le jugement stipulait qu’une communication par courriel entre deux personnes est une affaire privée et inaliénable. "L’essentiel est de proscrire l’espionnage et l’accumulation de renseignements nominatifs, tout en préservant la vie privée lorsque les considérations sont banales", conclut M. Comeau.
Dans l’esprit de Julius Grey, avocat et professeur à la faculté de droit de l’Université McGill, aucun doute, un monitorage abusif est une menace à la vie démocratique. "L’argument qui veut qu’une personne qui n’a rien à cacher ne souffre pas de la surveillance est fallacieux. Existe-t-il quelqu’un qui n’a vraiment rien à cacher? Il faut éviter d’imposer une normalisation sociale outrancière qui ferait de nous des robots. Le danger est qu’avec la technologie actuelle, l’employeur pourrait aller jusqu’à savoir si ses employés ont des relations intimes, quelle est leur orientation sexuelle, quels sont leurs choix politiques, s’ils cherchent du travail ailleurs, etc. À ce moment, il y aurait intrusion sur le plan de la vie privée, de la conscience et de la dignité de l’individu."
Les chartes québécoise et canadienne des droits de l’individu protègent en principe le droit à la vie privée, mais il n’existe pas de législation claire, d’où les risques de dérapages. "Une loi devrait obliger les employeurs à aviser les employés des mesures précises de surveillance et accorder à ceux-ci un droit de regard sur lesdites mesures. Un recours devant le Tribunal du travail en cas d’abus en ce sens devrait aussi être possible; les cas litigieux iraient au bénéfice des employés."