Alan Landers : L'homme à la cigarette
Société

Alan Landers : L’homme à la cigarette

Tous ses semblables sont morts. Dernier survivant de la "race", mais très amoché, il lutte aujourd’hui pour que nous ne subissions pas le même sort. Voici les points forts d’une entrevue réalisée avec la seule personnification internationale d’une marque de cigarettes qui ne soit pas six pieds sous terre, le "Winston Man", ALAN LANDERS.

Pendant des années, Alan Landers a vanté les cigarettes de R.J. Reynolds dans le monde entier. Il l’a payé très cher et n’explique sa survie que par l’oeuvre d’une force surnaturelle.

"Je ne suis pas un exemple de quelqu’un qui a réussi à arrêter de fumer. Je suis l’exemple d’une personne qui est un miracle sur deux jambes. […] J’ai eu le cancer deux fois. Deux lobes de mon poumon droit ont été retirés et un de mon poumon gauche. Je souffre d’emphysème très avancé. J’ai eu un double pontage coronarien. Mes cordes vocales ont été reconstruites. Tous des effets de mon passé de fumeur."

À 61 ans, le comédien américain a tout abandonné afin de lutter contre l’industrie de la clope. Il la hait viscéralement parce qu’elle l’aurait trompé, utilisé. "Je me sens très coupable. Mais je ne connaissais pas les dangers. Alors, ce que je fais maintenant, et pour le reste de ma vie, c’est tout mon possible pour dire la vérité au sujet de ce produit." Une façon de se racheter, en quelque sorte.

"J’espère qu’un des enfants qui sont assis en train de penser à fumer y renoncera parce qu’il m’a entendu." C’est là sa motivation première. Parler au plus grand nombre de jeunes, afin de contrer la publicité des géants de la cigarette. C’est d’ailleurs lors d’une tournée d’écoles ontariennes, commanditée par la Lung Association, que nous l’avons joint.

Pourquoi M. Landers veut à tout prix parler à nos rejetons? Parce qu’il connaît la musique. Il était un maillon de la chaîne, un élément des tactiques employées. "Ils font tout pour que les enfants fument en leur disant, en créant l’illusion que fumer est cool. Ils leur disent que s’ils fument leurs produits, ils auront l’air sexy, ils seront attrayants, populaires, ils auront du succès. Tout cela n’est rien d’autre que des faussetés, des mensonges."

"Ils mentent à propos de tout. Ils disent qu’ils ne visent pas les mineurs. Mais nous avons découvert qu’ils ont dans leur mire des enfants aussi jeunes que six ans. Ils savent à quel type de campagnes publicitaires ils réagissent favorablement", certifie-t-il.

"Je crois que la chose la plus importante dans le monde, c’est de sauver les enfants et de les protéger contre les gens de l’industrie du tabac. Ce sont des tueurs de sang-froid, leur marché, c’est la mort. Et tant qu’il y aura des enfants, tout ce qu’ils voudront, c’est de les rendre dépendants pour la vie… Une très courte vie, malheureusement."

Selon lui, 29 % des élèves des niveaux primaire et secondaire fument. "Si on se transporte dans 20 ou 30 ans, 50 % d’entre eux vont décéder prématurément de maladies reliées au tabagisme. Nous devons les protéger", clame-t-il.

Usine de produits chimiques
"J’adore parler avec des enfants. J’aime essayer de les harponner avant qu’ils ne deviennent accros à une drogue mortelle. La cigarette est le seul produit sur le marché qui, consommé »tel que prescrit », va vous tuer. Aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir avec le tabac. C’est un système de distribution de nicotine. C’est une usine de produits chimiques. Je ne veux pas qu’ils en deviennent captifs."

Pas plus qu’il n’accepte que les non-fumeurs fassent les frais de "l’esclavage" à la nicotine. "Dans les lieux publics, dans les restaurants, les gens devraient avoir le droit d’entrer, de s’asseoir et de manger tranquillement sans que 8 000 produits toxiques ne se frayent un chemin jusqu’à leurs poumons."

Mais votre repentir n’est-il pas tardif? Durant les années 60 et 70, n’avez-vous pas posé fièrement en tant que spécimen du fumeur parfait? "Je n’aurais jamais appuyé ce produit et je n’aurais jamais été un modèle pour ça si j’avais su, s’ils m’avaient dit la vérité, jure Alan Landers, s’empressant de poursuivre son attaque. Ils savent depuis 1940 que ça peut vous donner un cancer du poumon et ils savent depuis 1953 que [la nicotine] est la drogue qui crée le plus de dépendance dans le monde. Ils ont conspiré pour que le public ne l’apprenne pas."

Il fait alors un petit retour en arrière, histoire de bien nous situer. "En 1959, la cigarette était vantée dans les publicités par des athlètes, des médecins [et des acteurs comme lui]. Il n’y avait aucun avertissement au sujet des dangers. Quand on a su que la santé pouvait en pâtir, il était trop tard pour moi."

Trop tard? "J’ai commencé à fumer alors que j’avais neuf ans. À l’époque, il n’y avait pas d’étiquettes sur les paquets. […] S’il y en avait eu, je n’aurais jamais commencé à fumer et je n’aurais jamais été dépendant, juge-t-il, avec le recul. La première fois qu’une telle étiquette est apparue sur un paquet de cigarettes en Amérique, c’était en 1966. Et c’était vraiment insuffisant, laconique. Ça ne disait que: >Attention. Ceci pourrait peut-être avoir des répercussions sur votre santé<. J’étais déjà accro, je fumais depuis 16 ans."

En 1987, il apprendra que le cancer ronge un de ses poumons depuis belle lurette et que 95 % des malades qui reçoivent ce diagnostic meurent au cours des cinq années suivantes. Un épisode pathétique qui mérite que l’on s’y arrête.

"Avant que je sois opéré pour mon premier cancer du poumon, le chirurgien m’a dit de ne pas fumer durant les jours précédents l’intervention pour donner une chance à mes poumons de se vider. Que cela réduirait les risques de complications. Je lui ai assuré que je ne fumerais pas, raconte-t-il, des trémolos dans la voix. Mais j’étais tellement accro à la nicotine que, juste avant l’opération, je regardais la télévision et je me suis allumé une cigarette. Il est arrivé, m’a vu et s’est mis à m’engueuler, à me dire que j’étais fou. Je me suis mis à pleurer et lui ai dit que je ne pouvais plus me contrôler."

Voilà exactement le type de souvenirs qui motive Alan Landers et qui le pousse à poursuivre son ancien employeur, R.J. Reynolds. "Je vais traîner le cartel du tabac en cour. Cette année, avec Me Norwood Wilner, la cause sera déposée dans le comté de Palm Beach, en Floride. Me Wilner connaît très bien les fabricants de cigarettes. Il a gagné un procès qui a fait jurisprudence avec un contrôleur aérien de 65 ans ayant perdu un poumon parce qu’il fumait. C’est le seul verdict auquel se sont conformées les compagnies. Elles ont versé l’argent."

Vous pensez vraiment pouvoir faire le poids? "Je suis très optimiste. Mais quand je pense aux ruses qu’ils peuvent employer, je ne peux avoir de certitudes."

Essaient-ils de vous briser les reins, de vous empêcher de parler? "Ils ne l’ont pas fait directement, mais ils m’ont gardé en cour pendant une éternité afin de m’interroger, lors de l’enquête préliminaire. J’ai dû témoigner une dizaine de fois et ils ont essayé toutes les astuces qu’ils ont trouvées dans les livres de droit pour prolonger mon séjour en cour. […] C’est sûr qu’ils font la même chose qu’avec Jeffrey Wigand [The Insider, Voir vol. 9, no 4]. Ils essaient de me trouver des poux pour me discréditer."

Néanmoins, après six ans d’attente, son avocat serait sur le point d’obtenir une première date d’audience.

En attendant, il poursuit ses virées mondiales – notamment en Asie, nouveau marché-cible de l’industrie – en tant que porte-étendard de la World Health Organization. Et il prend le temps de rire des nouvelles stratégies de ses adversaires, comme celle de la Philip Morris qui apporterait, selon lui, des goûters à domicile aux malades. "Je crois que c’est une farce. Je vous donne un cancer du poumon et, ensuite, je vous livre un repas!" dénigre-t-il.

La contre-attaque
Chez son ancien employeur, on nie catégoriquement vouloir inciter les jeunes à fumer. "R.J. Reynolds Tobacco Company ne veut pas que les enfants fument. Pas seulement parce qu’il est illégal de vendre des cigarettes aux mineurs, mais aussi pour les risques pour la santé inhérents au tabagisme. Et parce que les enfants n’ont pas un jugement critique assez développé afin de soupeser ces risques", expose un des porte-parole, David Howard, depuis le siège social, en Caroline du Nord.

Vous admettez la dangerosité du produit? "C’est maintenant admis à la grandeur de la planète, depuis la diffusion de résultats de recherches effectuées par la santé publique et des médecins réputés, que la cigarette engendre de graves maladies dont le cancer du poumon et des crises cardiaques." Un changement de stratégie complet.

Ce n’est pas tout. "Nous croyons que les individus devraient se pencher sur ces données lorsqu’ils prennent la décision de fumer ou non. Et nous travaillons à réduire ces risques grâce à une approche consciencieuse et à un nouveau design. […] Nous n’encourageons pas les non-fumeurs à commencer à fumer tout comme nous ne voulons pas que les enfants fument."

En terminant, est-ce que la nicotine crée une dépendance? "Euh… Beaucoup de gens croient que fumer la cigarette crée une dépendance. Il est maintenant généralement admis que c’est vrai. Beaucoup de fumeurs trouvent difficile d’écraser pour de bon. Mais nous n’acceptons pas que ce soit comparé à l’héroïne ou à la cocaïne. Nous croyons que tout fumeur avec un profond désir d’arrêter peut et devrait le faire", conclut M. Howard.