La chasse aux criminels : Kissinger derrière les barreaux
Société

La chasse aux criminels : Kissinger derrière les barreaux

L’étau se resserre sur les criminels de guerre de tout acabit. C’est que l’implantation d’une justice internationale va bon train. Bientôt, personne (ou presque) ne pourra échapper aux tribunaux et au jugement de ses actes. À condition que cette justice s’établisse une bonne fois pour toutes… Et que l’on ne s’appelle pas Henry Kissinger?

L’heure est-elle aux règlements de comptes concernant les crimes de guerre? Dans son plus récent livre The Trial of Henry Kissinger, l’auteur américain à scandales politiques Christopher Hitchens (dont Richard Martineau traitait la semaine dernière) estime en effet que l’ex-secrétaire d’État américain, devenu une sommité en politique étrangère, s’avère responsable de nombreux crimes de guerre. L’auteur en dresse une liste exhaustive: commandement de bombardements clandestins en Indochine en 1969; planification de l’assassinat d’un officier chilien en octobre 1970; protection politique du schah d’Iran; soutien de massacres au Timor oriental en décembre 1975 au nom de l’alliance avec l’Indonésie; etc. D’où la question-conclusion de Hitchens: "Devrait-on juger Kissinger pour crimes contre l’humanité?"

Devant cette question, les opinions divergent, car les actes restent à prouver et les preuves, à cumuler. Le principal intéressé, lui, demeure toujours muet. L’affaire Kissinger traduit à tout le moins une volonté plus grande de vouloir traîner en justice des présumés criminels de guerre, afin qu’ils répondent enfin de leurs actes. Car pendant longtemps, les pires violateurs des droits de l’homme ont commis maintes exactions alors que la communauté internationale regardait ailleurs, parfois hypocritement. "On vit encore une période d’impunité, mais c’est bien mieux qu’avant, affirme Marco Sassoli, spécialiste et professeur de droit international à l’UQAM. Aujourd’hui, ce n’est plus de la science-fiction que de poursuivre des chefs militaires ou d’État pour leurs crimes."

Finie l’impunité; bonjour l’imputabilité? Difficile d’y croire totalement. Car malgré les améliorations, un paradoxe absurde demeure: si une personne tue un individu, elle a encore et toujours plus de risques d’être jugée et punie que si elle en a tué 100 000… Cependant, des pistes de solution pour renverser cette tendance se dessinent. Et Kissinger pourrait bien se retrouver un jour sur la sellette…

Chasse ouverte
La chasse aux détracteurs de tout acabit est ouverte. L’affaire Leon Mugesera, survenue récemment, montre en effet le zèle renouvelé des autorités pour retracer les criminels de guerre. Ce Rwandais d’origine, résidant maintenant à Québec, était accusé par les autorités canadiennes d’incitation au génocide et de crimes contre l’humanité. Les responsables de l’Immigration ont tenté de l’expulser du pays, mais la cour l’a finalement blanchi en avril dernier. "Le cas Mugesera montre bien que l’on peut poursuivre ceux qui sont soupçonnés, à tout le moins, d’être des criminels de guerre, estime Jocelyn Coulon, directeur du Centre canadien international Lester B. Pearson pour le maintien de la paix, situé à Montréal. D’ailleurs, les États tentent de plus en plus d’intégrer des principes de justice internationale dans leur arsenal judiciaire pour s’assurer que les violateurs répondent de leurs actes."

L’affaire Mugesera démontre les efforts du Canada pour poursuivre les présumés criminels de guerre qui résident ou tentent d’entrer au pays. Au Canada, souvent considéré comme une terre d’accueil pour ces criminels, la Loi sur l’extradition a été améliorée, tandis que la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre a été adoptée l’automne dernier, dans le but de rendre le système judiciaire plus efficace. "La retraite paisible commence à devenir plus dangereuse pour les criminels qui vivent au pays", affirme Marco Sassoli. Comme le soulignait la semaine dernière l’Américain Richard Krieger, la tâche demeure énorme: pas moins de 800 criminels de guerre couleraient des jours tranquilles sous nos cieux…

Comme le Canada, d’autres pays ont adopté ou adoptent des lois qui reconnaissent la compétence des tribunaux nationaux pour juger les crimes de droit international, peu importent le lieux du crime, la nationalité des prévenus et leur lieu de résidence. Ainsi, la Belgique juge actuellement quatre Rwandais soupçonnés d’être impliqués dans le génocide de 1994, tout comme la Suisse qui en a déjà condamné par le passé, tandis que la France juge présentement des détracteurs algériens. En théorie, comme dans le cas de l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet, un pays pourrait même réclamer l’extradition de Kissinger et le juger pour ses crimes présumés, à défaut de pouvoir le faire aux États-Unis. Cela reste cependant des suppositions fort aventureuses: même si Kissinger a appuyé Pinochet, il y a fort à parier qu’il ne se retrouvera pas dans le même pétrin… Double standard oblige, comme le souligne Hitchens dans son livre.

Ce développement des juridictions nationales vient cependant appuyer l’essor d’un système judiciaire "international". Longtemps après les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, datant de la fin de la Seconde Guerre mondiale, des tribunaux ad hoc ont été créés par les Nations unies pour juger les responsables de crimes de guerre dans un territoire déterminé: le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY, 1993), et un autre relativement au Rwanda (1994). Les résultats s’avèrent relativement probants: le TPIY a inculpé pour crimes de guerre, le 27 mai 1999, l’ex-président yougoslave, Slobodan Milosevic, dont les Occidentaux réclament l’extradition. "Personne n’aurait osé seulement imaginer que l’organisme en serait venu à inculper un chef d’État, affirme Marco Sassoli. On pensait, comme bien des dirigeants, qu’il allait s’en tirer, mais non. Cependant, le problème avec ces tribunaux, c’est qu’il n’en existe pas pour plein d’autres régions du monde où des guerres ont eu lieu et qui mériteraient plus d’attention." Jusqu’à maintenant, plus de 60 personnes impliquées dans des crimes de guerre ont été inculpées ou sont jugées par chacun des deux seuls tribunaux pénaux internationaux existants. Alors, un tribunal pénal examinant les États-Unis pour juger Kissinger comme on le fait avec Milosevic? Dream on… Car le double standard persiste, selon Christopher Hitchens.

Une cour internationale?
Malgré l’existence de tribunaux ad hoc et de lois nationales plus strictes, aucune institution ne voit vraiment au respect mondial (et non local) des droits de l’homme et au jugement de leurs violateurs. C’est pour remédier à la situation que l’idée d’une cour criminelle internationale permanente est apparue. En juillet 1998, le traité de Rome fut rédigé par les Nations unies, et signé jusqu’à maintenant par 139 pays, afin de mettre en place la Cour pénale internationale (CPI). Instance supranationale indépendante de toute pression politique, la CPI a juridiction sur toute personne suspectée des crimes les plus graves au regard du droit international: génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Dans le cas seulement où le gouvernement signataire de l’entente serait incapable ou refuserait de juger des violations, les procureurs du CPI pourraient juger des chefs politiques ou militaires de pays étrangers.

Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a rappelé lors de la création du traité que l’objectif était de créer un tribunal "qui soit capable de mettre fin au climat général d’impunité; une cour où il ne suffit pas d’invoquer les ordres reçus pour se disculper; une cour où tous les responsables, sans exception, devront répondre de leurs actes, à tous les échelons de l’appareil de l’État ou de la hiérarchie militaire, depuis les chefs jusqu’aux simples soldats". À condition d’accumuler suffisamment de preuves, Henry Kissinger pourrait comparaître devant cette cour, toujours inexistante par contre. C’est que, à ce jour, seulement 32 pays ont ratifié l’entente, sur les 60 nécessaires à la mise en application de la nouvelle instance.

La résistance principale provient surtout… des États-Unis. L’argument est simple: le pays craint que ses propres soldats soient accusés de crimes de guerre. Les États-Unis veulent alors exclure les citoyens américains du traité: créer un double standard, encore une fois, selon plusieurs observateurs. "C’est complètement ridicule et cela diluerait le traité, souligne Marco Sassoli. Les États-Unis ne doivent pas créer d’exception, car les autres pays ne prendraient pas la Cour au sérieux." La CPI ne serait toutefois pas parfaite: par exemple, elle n’aurait pas pu juger Pol Pot, puisque le Cambodge n’aurait pas signé le traité et que la juridiction de la Cour n’aurait donc pas pu s’appliquer. Même chose pour Saddam Hussein en Irak. "Avec la CPI, une justice internationale tente tout de même d’être appliquée, mais cela se fait lentement, indique Jocelyn Coulon. Je reste optimiste, par contre."

Pour favoriser la création de la CPI, un groupe américain, la Coalition pour une cour pénale internationale, qui regroupe quelque 1200 organisations de partout à travers le monde, fait pression sur les gouvernements du monde entier. "Trop longtemps, le droit international s’est contenté de déclarer ou de promouvoir, s’indigne William Pace, directeur de la Coalition. Le temps est venu d’agir et de mettre fin à l’impunité."

Une chose est sûre: si Kissinger n’est pas (encore?) traîné devant les tribunaux pour crimes de guerre, l’étau se resserre sur tous les détracteurs avoués et connus. "Le message lancé est clair: chaque personne est responsable de ses actes et doit en répondre, affirme Jocelyn Coulon. L’impunité autrefois omniprésente s’estompe de plus en plus. C’est sûr que certains criminels vont continuer à commettre des crimes en espérant ou en pensant que jamais on ne les capturera. Mais ce ne sera bientôt plus possible. Car la justice internationale fait des progrès et la défense des droits de la personne est devenue une priorité."