

Guerre contre les raves : Fini, le party?
Ravers de tout acabit, la police vous a à l’oeil! Preuves de trafic de drogues et de lacunes en matière de sécurité en main, le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (SPCUM) entend en effet encadrer la tenue des raves et amener les autorités municipales et provinciales à intervenir par le biais de réglementations. N’en déplaise aux amateurs…
Tommy Chouinard
Avis à tous les danseurs insomniaques amateurs de musique électronique. L’annulation récente du méga-party Swirl ne représente pas un événement anodin: elle sonne plutôt la charge des autorités contre la tenue de raves. Le début de la ligne dure?
Du moins, à la suite de pressions du SPCUM, la Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec (RACJ) avait en effet refusé d’accorder une suspension du permis d’alcool nécessaire aux Productions 514 pour poursuivre la fête Swirl après 3 h du matin au Stade olympique. Résultat: le rave a été sabordé deux jours avant sa tenue, prévue pour le 20 mai. Les autorités policières ont alors accompli le premier acte d’une opération visant à freiner la prolifération incontrôlée des raves et à inciter les gouvernements à légiférer en la matière.
En fait, le SPCUM diagnostique de plus en plus de menaces à la sécurité publique lors des raves. Tant et si bien qu’il désire maintenant les encadrer, à défaut de pouvoir mettre un terme définitif à leurs activités. Une intervention récente aura convaincu le corps policier d’agir ainsi. En collaboration avec les organisateurs du Bal en Blanc, 60 agents du SPCUM ont réalisé des fouilles à l’entrée de ce rave tenu le 15 avril dernier. Bilan: 63 ravers ont été arrêtés pour possession simple de stupéfiants, neuf autres pour trafic, ce qui a entraîné, entre autres, la saisie de 576 pilules d’ecstasy et 490 doses de speed. Qui plus est, sept transports en ambulance ont été effectués durant la soirée et une trentaine de cas de déshydratation et d’intoxication après consommation de drogues ont été répertoriés. Il n’en faut pas plus au SPCUM pour justifier désormais son zèle accru et sa surveillance pointue des fêtes nocturnes… Fini, le party?
"Compte tenu des risques de santé et de sécurité publiques associés à la consommation de drogues illégales dont l’ecstasy lors de la tenue de récents "partys raves" sur notre territoire, la direction du SPCUM s’objectera à la tenue d’un party rave auprès de la RACJ tant qu’on n’aura pas trouvé un encadrement suffisant qui permette d’assurer la santé et la sécurité des participants." Voilà, en termes on ne peut plus clairs, la position officielle du SPCUM à l’égard des raves, déclaration adoptée le 29 mai dernier. "Nous ne pouvons cautionner la vente de drogues dans des raves, particulièrement d’ecstasy, dont la hausse du trafic devient problématique, explique le commandant Luc Rondeau, responsable de la moralité, de l’alcool et des stupéfiants au SPCUM. Nous ne voulons pas non plus que des morts surviennent après une overdose, comme cela est déjà arrivé ailleurs au Canada. C’est une question de sécurité. Bref, on s’objectera à ces événements tant qu’il n’existera pas de moyens efficaces pour restreindre le trafic. Par contre, je ne pense pas qu’on puisse éliminer les raves, et on ne veut pas le faire. Mais je crois qu’il faut les réglementer."
Le SPCUM tente ainsi d’inciter le gouvernement provincial à légiférer ou, du moins, à établir certains codes de conduite. "Nous avons formulé des demandes à la Ville et au gouvernement provincial pour obtenir un cadre législatif, et nous avons eu de bonnes réponses, car les raves sont dans un vide juridique qui nous empêche de travailler", affirme-t-il.
"Actuellement, il y a une discrimination à l’égard des raves, estime Ricardo Cordeiro, des Productions 514. Il faut que le gouvernement intervienne, parce que c’est la seule façon de pouvoir obtenir une certaine légitimité, Que ce soit par l’intermédiaire du ministère de la Culture ou de la Sécurité publique, il faut que le gouvernement agisse." Un mouvement appelé Rave On!, initié par des promoteurs de raves dont les Productions 514, invite justement la population à signer une pétition pour la survie des raves qui sera remise directement à la ministre de la Culture et des Communications, Diane Lemieux. Toutefois, le ministère concerné n’a pas encore été contacté par le mouvement et n’étudie donc pas le cas des raves, alors que le ministère de la Sécurité publique ne s’est pas encore penché directement sur la question.
De son côté, le SPCUM a déjà entrepris des démarches sérieuses pour parvenir à encadrer les raves. Un comité interne, qui s’est réuni pour la première fois vendredi dernier, tente présentement d’élaborer un protocole d’entente dont les promoteurs devront respecter les conditions sine qua non pour tenir leurs événements. Des représentants municipaux, du service des incendies et du milieu ambulancier, devraient se joindre bientôt à ce comité. "Avec notre comité, on souhaite établir des règles plus claires", précise Luc Rondeau. Un rapport rédigé au lendemain de l’annulation du rave Swirl, dont Voir a obtenu copie, énumère certaines recommandations qui pourraient bien se retrouver dans le protocole d’entente, d’après Rondeau. Ainsi, une collaboration encore plus étroite avec les policiers, des normes de sécurité plus strictes et des mesures d’urgence plus importantes pourraient être exigées dans l’avenir. "En cas de non-respect du futur protocole, des pénalités seront imposées, indique-t-il. C’est devenu nécessaire, car le mouvement a pris de l’ampleur et un rave a lieu presque chaque semaine. Il faut contrôler tout ça." Le SPCUM songerait même à remettre en question la durée des raves au-delà de 3 h du matin. "Il faudra un débat public pour trancher", juge-t-il.
Ce branle-bas de combat des autorités se traduit par une véritable onde de choc sur la scène rave de Montréal. Car cette nouvelle offensive reçoit un accueil plutôt mitigé. Sans être en désaccord avec l’élaboration de nouvelles mesures de la part des autorités, les promoteurs de raves craignent une certaine dérive qui pourrait bien sonner le glas de leurs activités nocturnes. "J’ai peur que notre liberté soit réduite, que l’on soit sous surveillance et que les raves finissent par disparaître", s’inquiète Jeff MK Ultra, D.J. et promoteur de raves pour Psychotrop. "Il ne faut quand même pas imposer des mesures exagérées en pensant que les ravers sont tous des consommateurs et des trafiquants de drogues, affirme Luc L’Heureux, alias DJ Indica, promoteur de raves chez Sweet Leaf Productions. Je suis en faveur d’un meilleur encadrement, mais il ne faut pas aller dans le sens de la répression. Car les raves pourraient retourner dans la clandestinité et entraîner davantage de problèmes." Les forces policières sont conscientes que des mesures trop rigides entraîneraient un casse-tête plus important encore. "Mais nous n’avons d’autre choix que d’agir, estime Luc Rondeau. Nous savons bien que l’opposition va exister. Mais nous devons nous imposer pour que cesse le trafic de stupéfiants."
Inspiration canadienne
Si le SPCUM entreprend une telle offensive, ce n’est certes pas le fruit du hasard. En fait, le corps policier agit à l’instar de ses homologues du Canada, qui se sont aussi penchés récemment sur le dossier des raves. Ce fut le cas particulièrement en Ontario, où, au cours des dernières années, la mort d’une dizaine de jeunes, victimes d’une overdose mortelle d’ecstasy pendant des raves, a indigné la population. Selon la GRC, les raves auraient également coûté la vie à 14 personnes au Canada dans diverses circonstances (meurtre, overdose, accident). Aucun incident du genre n’est cependant survenu au Québec.
À Toronto, la mort par overdose d’Allen Ho, étudiant de 20 ans, survenue en octobre dernier, aura fait accélérer l’application de mesures. Après qu’on eut établi certaines règles de sécurité, un règlement municipal a été adopté le 10 mai 2000 afin d’interdire les raves sur le territoire de la Ville reine, à la suite de la multiplication de cas de trafic et d’intoxication. La mesure a soulevé un tollé, à tel point qu’elle a été abolie le 3 août pour être remplacée par un code de conduite appelé Protocol for the Operation of Safe Dance Events. Depuis, les promoteurs de raves doivent obtenir un permis qui requiert le respect de nouvelles normes de sécurité. Par exemple, les sites doivent être inspectés avant l’événement, les antécédents des promoteurs vérifiés, la présence policière assurée. Des fouilles complètes ont lieu à l’entrée et ce déploiement des forces policières s’effectue… aux frais des promoteurs.
Le cas le plus récent de législation en matière de raves, et probablement la voie qui sera adoptée ici selon le commandant Luc Rondeau, s’est déroulé dans la capitale nationale. Dans un geste unanime, les conseillers municipaux d’Ottawa ont adopté, le 11 avril dernier, une nouvelle réglementation déclarant la guerre aux promoteurs de raves. Ces derniers doivent dorénavant se procurer un permis auprès de la municipalité. Selon la réglementation, les lieux de raves doivent être sécuritaires et salubres, pourvus de ventilation et de sorties de secours suffisantes, entre autres. De plus, l’admission est désormais réservée aux personnes de 16 ans et plus, tandis que la sécurité sera assurée par la police d’Ottawa… toujours aux frais du promoteur. Les membres du Ottawa Promoters Association, qui regroupe les organisateurs de raves, supportent timidement la législation, mais estiment que les coûts deviennent énormes et menacent la survie des événements.
"On regarde ce qui se fait ailleurs pour s’inspirer dans la préparation de nos futures mesures", précise Luc Rondeau. Car pour l’instant, à Montréal et même au Québec, peu de règles encadrent la tenue d’un rave. Pour qu’une fête nocturne ait lieu, le promoteur doit demander auprès de la RACJ une suspension volontaire du permis d’alcool (même si aucune boisson n’est servie), qui permet aux raves de ne pas fermer boutique à 3 h, comme l’exige aux bars la loi provinciale. Généralement ouverte aux raves, la RACJ impose, depuis le mois d’août dernier, trois critères à l’octroi de cette suspension: les profits engendrés après 3 h doivent être remis à un organisme de charité, l’extension des heures d’ouverture ne doit pas devenir régulière et l’aval des policiers doit être obtenu. "Ce n’est pas qu’on ne veuille pas que les raves aient lieu, mais ce sont nos règles à respecter, affirme François Moisan, porte-parole de la RACJ. D’habitude, elles sont assez bien suivies. En fait, on tolère les raves, même si aucun cadre législatif ne les concerne spécifiquement et que l’extension des heures d’ouverture soit devenue assez régulière."
Enfin, comme l’indique François Lemay, du service de développement économique et urbain, la Ville de Montréal accorde son feu vert à l’événement, à condition que le lieu soit conforme "aux exigences du service des incendies". "Des petits promoteurs clandestins organisent des raves de 1000 personnes alors que les lieux ne peuvent en accueillir que 500, ce qui contrevient aux règlements municipaux, s’indigne Luc Rondeau. Des organisateurs coupent même l’eau courante pour vendre plus de bouteilles d’eau à cinq ou six dollars. Certains jeunes participants souffrent ainsi de déshydratation et doivent être amenés à l’hôpital. En raison de ces pratiques douteuses, il faut resserrer les règles."
Positif et négatif
Si peu de normes régissent actuellement les raves, les promoteurs voient d’un bon oeil l’élaboration d’une réglementation. "Je n’ai aucune objection à de nouvelles mesures, car je veux que rien de malheureux n’arrive lors de mes raves", assure Ray Junior, qui tient des raves de grande envergure. "Il y a tellement de raves maintenant que je comprends la police de vouloir agir davantage, et il suffit pour nous de continuer à collaborer", affirme quant à elle Sophie Drouin, directrice générale de Gestion Bal en Blanc. "Je suis déjà bien prêt à collaborer pour que d’autres mesures soient entreprises, estime Robert Vézina, président-fondateur du Bad Boy Club Montréal, groupe qui organise Black & Blue et Wild & Wet. Mais il ne faut pas agir juste contre les raves, car ce ne sont pas des temples de la drogue quand même. Je crois que les afterhours devraient aussi être visés." D’ailleurs, selon Luc Rondeau, le SPCUM entend également s’occuper du cas des afterhours, qui mettent aussi fin à leur fiesta au-delà de 3 h du matin.
N’empêche, malgré cet accord général, certaines règles envisagées en font sourciller plus d’un. "Les fouilles complètes des policiers à l’entrée, comme cela se fait à Toronto, sont franchement exagérées, affirme Luc L’Heureux. Je pense que cette mesure fait passer les ravers pour des criminels et pourrait tuer le mouvement rave qui a pour principe la liberté." Toutefois, le SPCUM tient mordicus aux fouilles policières, histoires de drogues obligent, même si les promoteurs assurent l’ordre en engageant des agents de sécurité. Par ailleurs, des promoteurs ressentent déjà les effets de l’opération policière. "À cause des avertissements de la police, les propriétaires de salles pouvant accueillir 600 à 1000 personnes refusent de nous les louer, car ils ont peur des risques de délits, affirme Jeff MK Ultra. Bientôt, il n’y aura plus de salles et on va disparaître. Je suis en faveur de règlements, mais contre un acharnement répressif." Par exemple, au lieu de favoriser l’emploi massif de forces policières lors des raves, Jeff MK Ultra préconise plutôt la présence du Groupe d’intervention psychosocial (GRIP), qui a distribué des dépliants et tenu des kiosques sur les effets des drogues dans une cinquantaine de raves depuis quatre ans. "Je ne pense pas que l’action policière contre les raves soit justifiée, croit Jean-Sébastien Fallu, président du GRIP. La drogue n’est pas un fléau dans les raves, bien d’autres lieux sont plus propices au trafic. On devrait plutôt favoriser la prévention, et non la répression."
Si les raves revêtaient autrefois un côté underground, ces fêtes devront dorénavant se dérouler au vu et au su des autorités. Et selon leurs règles. N’en déplaise aux amateurs. "Les ravers ont raison d’avoir peur de perdre leurs raves, conclut Luc Rondeau. Car, à notre avis, on ne s’y soucie pas suffisamment de la sécurité et du trafic. Et c’est ce qu’on veut combattre, en compagnie des promoteurs."
"Around the world…"
La guerre ouverte contre les raves fait rage sur tous les fronts. Voici comment les autorités ont décidé d’agir contre les fêtes nocturnes ailleurs dans le monde.
États-Unis: la tension monte
À la Nouvelle-Orléans, trois promoteurs de raves ont été arrêtés le 12 janvier dernier par le procureur du district de l’Est de l’État et la Drug Enforcement Administration (DEA) au cours de l’opération Rave Review. Ils sont accusés d’avoir enfreint la loi fédérale du "crack house", loi de 1986 autrefois utilisée contre les distributeurs de cocaïne, mais qui s’applique aujourd’hui à ceux qui permettent et tolèrent la vente d’ecstasy dans un établissement. Les trois accusés sont passibles de 20 ans d’emprisonnement et de 500 000 dollars d’amende. Plusieurs autres procureurs américains auraient envie d’utiliser cette stratégie afin de contrer les organisateurs de raves.
Le conseil de ville de Chicago a adopté en mai 2000 une nouvelle réglementation: les promoteurs de raves doivent obtenir un permis d’exploitation et collaborer avec les forces policières, sinon une amende de 10 000 $ peut leur être octroyée et leurs événements pourraient être suspendus. À Charlotte, une des réglementations les plus sévères impose un âge minimum de 18 ans et la fermeture des raves… à 3 h!
Dans plusieurs grandes villes américaines, comme Washington, Baltimore et San Francisco, des unités spéciales de la police affectées aux raves ont été créées et procèdent régulièrement à des interventions-éclair.
Europe: coup d’éclat
En France, les raves défraient actuellement la manchette. Un amendement "antirave" au projet de loi sur la sécurité quotidienne du gouvernement a été adopté par le Sénat le 30 mai dernier. Ce règlement vise à encadrer les raves. Dorénavant, les promoteurs doivent faire une déclaration préalable aux policiers avant la tenue de leurs fêtes et collaborer avec les forces de l’ordre, sous peine de se faire confisquer le matériel sonore et devoir mettre un terme à leurs activités. La mesure est jugée anti-jeunes et entraîne actuellement levée de boucliers et manifestations dans toute la France.
En Grande-Bretagne, une unité policière, le Pay Party Unit, a longtemps traqué les ravers, qui participent maintenant à des raves fortement organisés selon des mesures imposées par les autorités en collaboration avec les forces de l’ordre.
Dans l’ensemble de l’Europe, généralement, policiers et promoteurs se sont entendus pour collaborer et assurer plus de sécurité aux ravers.
Canada: mesures préventives
La législation de la Ville d’Edmonton a été resserrée. Le 4 avril dernier, la Ville a décidé d’imposer un âge minimum de 16 ans, et elle réclame des assurances sur la sécurité des lieux. À Calgary, des mesures similaires sont en vigueur et des permis doivent être obtenus au préalable par les promoteurs.
À Vancouver, des ententes de partenariat exemplaires ont été conclues entre la Ville, les corps policiers, le service des incendies, le milieu de la santé et les promoteurs, et ce, il y a déjà quelques années.
Les villes d’Hamilton et d’Halifax songent, tout comme Montréal, à adopter des mesures devant l’absence d’une législation adéquate. Partisanes de l’abolition des raves, les forces policières sont réticentes aux nouvelles mesures, de peur de cautionner la tenue de tels événements réputés pour être le théâtre d’un trafic de stupéfiants. Dans les deux cas, le conseil municipal devrait se prononcer cet été.
Les raves
Une nouvelle religion?
Par Étienne Côté-Paluck
Il y a deux semaines, les participants du congrès annuel de l’ACFAS se sont penchés sur le phénomène des raves. Selon eux, cette sous-culture permet aux jeunes de vivre une expérience religieuse intense. "Il prit l’ecstasy, la donna à ses disciples, et dit: Ceci est mon corps…"
Les colloques organisés dans le cadre des congrès annuels de l’ACFAS (Association canadienne-française pour l’avancement des sciences) n’ont pas l’habitude de susciter beaucoup d’intérêt de la part des médias. Or, celui portant sur les Technoritualités, c’est-à-dire les raves et leur culture, a fait courir les foules il y a deux semaines. Est-ce parce qu’il s’agit d’un phénomène nouveau et encore mal compris des baby-boomers? Nul ne saurait le dire. En fait, plusieurs participants de l’ACFAS n’auraient pas aimé la présence d’un sujet si excentrique et accrocheur sur leur territoire. Quoi qu’il en soit, tous les grands quotidiens l’ont abordé, de même que MusiquePlus et la Première Chaîne de Radio-Canada, cette dernière ayant même diffusé près d’une dizaine d’entrevues relativement à cet événement.
Mis sur pied par François Gauthier et Guy Ménard, son directeur de thèse de maîtrise en sciences des religions à l’UQAM, ce colloque est le fruit d’un regard nouveau en sciences des religions, un regard "religiologique" sur la vie quotidienne. Dans ce cas-ci, certains aspects sacrés, rituels et même mythiques associés aux raves ont été abordés. Le simple fait de rechercher l’expérience "absolue" ferait des raves un phénomène près du religieux. À l’extrême, il existerait même aux États-Unis une Église du PLUR (Peace, Love, Unity, Respect), devise encore couramment utilisée par certains ravers. Plusieurs conférenciers – anthropologues, sociologues, communicologues, philosophes, spécialistes des sciences de l’éducation et spécialistes des études littéraires – ont donc tour à tour présenté leur vision des raves tout au long de ce colloque.
L’ère du non-sens
Selon François Gauthier, l’histoire des raves a connu quatre étapes: 1) découverte d’un monde nouveau; 2) abus du concept avec démesure; 3) rejet du concept; 4) réévaluation du concept associée à une institutionnalisation.
Les raves sont, semble-t-il, très imbriqués dans cette ère, dite de la postmodernité, où aucune idéologie ne prévaut sur une autre. Aucun message ne peut être transmis par la musique électronique diffusée dans les raves puisqu’elle est généralement non discursive. La musique fonctionne donc comme une image qui permet à chacun d’en tirer la signification qui lui convient. En fait, cette structure non discursive doit se vivre plus que se penser rationnellement, elle n’a donc en quelque sorte aucune signification. L’absence de récit est elle-même en grande partie rassembleuse. Le refus d’adhérer collectivement à une idéologie devient par ce fait même l’idéologie dominante de la culture rave. Dans une optique de mondialisation, cette culture est également décentralisée puisqu’elle s’adapte à chaque communauté à travers le monde, et que chaque individu peut la récupérer et y donner le sens qu’il désire. On pourrait en fait affirmer que le rave est une structure qui touche plusieurs sens et plusieurs mouvements.
La culture rave se définit par l’inclusion de la différence. Comme l’explique Anne Pétiau, étudiante au doctorat en sociologie à la Sorbonne, ceci s’applique aussi aux créateurs de musique qui, lorsqu’ils échantillonnent, deviennent des récepteurs de la culture. Les musiciens électroniques empruntent directement de la culture actuelle et les D.J. jouent la musique des autres, ceci les distingue donc d’une réception passive de la musique. Elle cite Peter Szendy à cet effet: "Le D.J. est celui qui fait écouter son écoute." Le monde de diversité dans lequel on habite devient ainsi la matière première du travail des D.J. plutôt qu’une vague source d’inspiration.
L’expérience du rave déstabilise puisqu’il impose une sorte de violence temporaire physique et psychologique par le biais de cette très forte musique associée à des éléments visuels sur-représentés. Cette déstabilisation permet au public de s’abandonner à des perceptions et à des sensations étrangères, processus qui tient lieu d’inhibiteur d’une expérience différente.
Éric Boulé réfère à une "physicalité intense", là où le rythme agit sur une foule comme le coeur sur l’organisme, et forme même une "communauté de sensations" ouvrant la porte à une nouvelle sensibilité. Le danseur devient ainsi un "participant actif d’une réalité qui le dépasse" pour former une "commune-union", comme le souligne Ghislain Fournier. Mais on remarque la présence d’une dichotomie dans les raves entre l’état d’extase très personnelle et cette expérience de groupe. Car, quoique commune, l’expérience de groupe est le reflet d’un cheminement personnel intense, tout comme d’autres rites culturels, amérindiens, entre autres. L’ecstasy ne serait que l’élément déclencheur de ce cheminement. Il semble d’ailleurs que cette drogue ne soit plus nécessaire si l’expérience a déjà été vécue au moins une fois.
De l’attraction à la répulsion
À ses débuts, un adepte des raves aura tendance à idéaliser son expérience puisqu’il s’agit d’un lieu de déconnexion avec la réalité, avance Gaëlle Bombereau. La communauté rave s’apparenterait ainsi à une tribu aux aspects excessifs et transgressifs (drogue, confusion du jour et de la nuit, etc.). Il s’agit cependant d’une pratique passagère puisque, après quelques années, selon madame Bombereau, naît chez l’amateur une sorte de rejet occasionné par la banalisation des raves dans le contexte quotidien. Le pôle qui était "attractif" deviendrait ainsi "répulsif". Trois stades sont en effet présents chez un adepte des raves: la reproduction dans le quotidien des valeurs et habitudes du rave, l’isolement progressif et la confusion avec la réalité.
S’apparentant à l’ivresse, cette confusion est rendue possible grâce à l’absence de points de repère et constitue le reflet d’une gratification immédiate des pulsions narcissiques. Le fait de se sentir extrêmement à l’aise avec soi-même permettrait le niveau d’ouverture observé dans les raves. Une fois que les besoins narcissiques personnels sont comblés, il serait en effet beaucoup plus facile pour l’individu de s’ouvrir aux besoins des autres. Jean-Ernest Joos émet même la thèse selon laquelle l’expérience dite techno représenterait ainsi une inversion des pulsions narcissiques. Il s’agirait selon lui d’un processus fort différent du narcissisme souvent diffusé par les talk-shows américains ("J’ai beaucoup travaillé l’image que j’avais de mon corps et maintenant je suis bien dans ma peau"). En effet, dans les raves, la gratification est immédiate et n’est pas le fruit d’un travail intérieur profond, et le rave n’a pas comme but la formation de l’identité.
Sans glorifier ou décrier aveuglément la culture rave (dont plusieurs conférenciers étaient d’ailleurs issus), cette conférence aura permis d’en établir un portrait d’ensemble. Ce colloque fera d’ailleurs l’objet d’un numéro entier de la revue Religiologique l’automne prochain.
Voir le site de l’ACFAS: www.is.mcgill.ca/