Questions : Entrevue avec
Société

Questions : Entrevue avec

La juge ANDRÉE RUFFO siège à la Chambre de la jeunesse de Longueuil. Que le problème soit local ou international, elle multiplie les actions et les déclarations-chocs afin d’améliorer le sort des enfants, de se porter à leur défense. Dans le contexte de la récente vague de violence commise envers des jeunes, nous l’avons questionnée.

Comment se fait-il que vous réagissiez aussi ouvertement alors que certains de vos collègues choisissent le mutisme?

"Chacun agit à l’intérieur de ses fonctions à partir de ce qu’il est, à partir de ses valeurs, à partir de sa personnalité et de l’interprétation qu’il donne à ses droits et devoirs. Il y a beaucoup d’interprétations, entre autres, sur le devoir de réserve et, pour moi, le devoir de réserve n’a certainement jamais à être considéré comme l’équivalent du devoir ou du droit au silence. Avoir un devoir de réserve est quelque chose qui garantit une meilleure justice aux contribuables. […] On a à respecter le devoir de réserve mais, malgré cela, et à cause de cela, on a quand même, à mon avis, une obligation de parler et d’énoncer le manque de ressources."

À longueur de semaine, les médias font état d’une crise généralisée dans les familles. Pourtant, pas un mot de la part de nos politiciens…
"Il va falloir repenser la notion de démocratie. […] On voudrait que les politiciens portent les valeurs que nous, la société, le peuple, privilégions. Actuellement, il faut bien constater que les politiciens ne choisissent pas [de prendre le parti des] enfants, ne choisissent jamais les enfants. […] Or, s’il est vrai, quand on consulte la population, que la famille est ce qu’il y a de plus important, […] on comprend mal qu’on ne choisisse pas les enfants dans nos législations, dans les ressources qui doivent être attribuées, dans les choix que l’on fait comme société. Moi, je ne comprends pas encore comment on peut tant se laisser distraire de l’essentiel."

Quelles sont les solutions envisageables?
"Il faut reprendre contact avec nous-mêmes, qu’on repense nos propres valeurs comme adultes et qu’on choisisse de faire une place aux enfants, une véritable place. Ça commence dans nos milieux familiaux, mais ce n’est pas suffisant. Il faut que ça se fasse à l’école, dans la communauté, près de nous. Il faut que ça soit supporté par des législations qui ne contribuent pas à la pauvreté, qui ne contribuent pas à la délinquance. […] Il va falloir qu’on choisisse d’écouter, d’être présents, d’accompagner les parents et les enfants. […] Est-ce qu’on a idée de ce que ça veut dire, quand on est enfant, de vivre, jour après jour, l’échec? L’échec à l’école, tous les soirs on se fait disputer à la maison… Comment on peut vivre ça jour après jour, année après année? On est surpris, après, que les enfants soient en colère, malheureux et qu’ils décrochent. Ben voyons donc! […]"

Les problèmes des enfants au Québec peuvent sembler dérisoires par rapport à ce qui se passe ailleurs, en Thaïlande par exemple. Pourtant, ils sont tout aussi inextricables. Cela fait maintenant 25 ans que vous dites qu’il y a un problème, qu’est-ce qui forcera enfin les dirigeants à agir?
"Les problèmes sont aussi graves ici qu’ailleurs. Ça ne fait pas moins mal quand on a sept ans et qu’on couche avec son père à Montréal que quand on couche avec son père en Thaïlande. […] La souffrance des enfants, elle est partout semblable. Le nombre d’enfants, la couleur que prend cette souffrance… c’est sûr qu’on n’a pas la guerre ici, mais la prostitution et l’abus sexuel des enfants, ça se passe ici aussi, et beaucoup.

J’ai longtemps cherché pourquoi il n’y a personne qui se levait pour défendre les droits des enfants. […] On m’a donné toutes sortes de réponses, plus inacceptables les unes que les autres: "Les enfants, c’est encore le privé, ça appartient à la famille, ce n’est pas du domaine de l’État…" […] Je pense que c’est parce que cette voix qui doit parler pour les enfants n’est pas organisée. […] Il faut une voix concertée et efficace qu’on n’a encore orchestrée."

La situation est-elle stable ou se détériore-t-elle?
"[…] La situation n’a jamais été si désespérante, si catastrophique. Et cela, au niveau du Québec et au niveau international. […] J’appelle ça le terrorisme contre la race-enfant. Ils vivent sous la terreur, dans les camps, dans les milieux de pauvreté, dans les situations de conflit. Qui sont les premiers qui souffrent de la pauvreté? Ce sont toujours les enfants. […] La situation est inacceptable et se détériore de jour en jour. Pourquoi? Et pourtant on ne peut prétendre ne pas savoir."